Pluie noire

(Kuroi ame)

1989

de: Shôhei Imamura

avec: Yoshiko TanakaKazuo KitamuraEtsuko Ichihara

On doit vous confier une angoisse: on vit dans la peur perpétuelle qu’un jour, on ne trouve plus de bons films. Peu importe la raison, c’est terrifiant et ça nous hante. Du coup, dans notre chemin de cinéphile, on laisse volontairement derrière nous quelques classiques dont on sait pertinemment la qualité du contenu. Comme ça, plus tard, on pourra toujours y revenir et savourer le long-métrage. On classait clairement “Pluie noire” dans cette catégorie et finalement, en consultant l’actu et en découvrant qu’il doit (normalement) sortir dans une nouvelle version restaurée cet été, on s’est dit qu’il était temps de l’aborder, pour que vous puissiez profiter de cette nouvelle expérience. On rattrape nos lacunes volontaires et on évoque le chef-d’œuvre (posons le qualificatif d’emblée) de Shôhei Imamura.

Une histoire inscrite dans l’Histoire: 1945, une bombe atomique s’abat sur Hiroshima, décimant tout sur son passage, y compris évidemment des civils. Bâtiments en ruine, corps brûlés jusqu’à ne plus pouvoir distinguer leur apparence et cris résonnant de toutes parts, l’horreur est partout. À quelques kilomètres de là, le terrible engin explosif entraîne une réaction plus imprévisible, une pluie noire qui s’abat sur Yasuko (Yoshiko Tanaka) en route pour rejoindre son oncle Shigematsu (Kazuo Kitamura). Cinq ans plus tard, Yasuko vit toujours auprès de son oncle, qui tente désespérément de lui trouver un époux, cette fois dans un village rural de réfugiés. Mais les préjugés envers ceux qui étaient présents à HIroshima sont insupportables de ténacité et toute cette population vit en marge de la société, dans une lente agonie horrifiante.

Dans ce résumé, on affirme déjà l’une des volontés de Imamura: offrir un récit sur deux plans. Le premier est assez court, mais insoutenable d’horreur. Traversant un Hiroshima réduit à néant, la famille fait face à un spectacle atroce. Corps calcinés dont pour certains on devine le très jeune âge par la taille et personnes défigurées par l’explosion, Imamura restitue l’horreur ambiante de manière crue mais réaliste. De quoi conférer le statut de film “important” à son oeuvre, d’ores et déjà.

Cela n’empêche pas le cinéaste de proposer des scènes hautement symboliques: devant le champignon atomique qui se forme sur la ville, la pluie noire qui s’abat sur Yasuko, s’imprégnant sur ses vêtements et sur son visage, presque comme du sang (noir et blanc aidant), donne un sentiment atroce. Même force symbolique pour les horloges de la ville, arrêtées à l’heure funeste et qui donne l’impression que le temps s’est stoppé dans une agonie perpétuelle.

« Bon, pour une fois j’évite les blagues en légende. »

Puis le récit bascule: on part en 1950. Particulièrement intelligemment, les deux parties se répondent dans leur contenu. Fini l’horreur à chaque coin de rue certes, mais elle est remplacée par un spectacle tout aussi macabre. La ville qui abrite les rescapés vit au rythme de l’agonie de ses habitants et les décès et le deuil sont presque devenus banals tant ils sont réguliers. D’une peine de l’immédiat, on passe à un spectacle plus allongé dans le temps mais tout aussi horrible, comme si la faucheuse attendait son moment pour sévir.

Dans ces familles éclatées et recomposées comme possible, Imamura va venir appuyer une critique plus politique. Les rescapés sont des parias mis au ban de la société, ostracisés par leur simple situation géographique au moment du drame. En plus d’une médecine presque totalement inefficace, ces villageois doivent subir les injures morales de ceux qui ont eu la chance de ne pas avoir subi le drame. On marginalise les malades (réels ou supposés) pour ne pas faire face au problème.

Au milieu de ce contexte insoutenable, la relation entre la nièce et son oncle prend du poids: Yasuko est victime des circonstances. À quelques heures près, on imagine qu’elle aurait pu avoir une existence normale. Son oncle en a conscience et ses tentatives d’union avec de bons partis témoignent de son remord profond. Et toujours autour d’eux, la mort, l’agonie et la souffrance, totalement insurmontables.

Dans cette majeure partie du film, Imamura va continuer sa symbolique intelligente. Le fou du village par exemple, ancien soldat marqué par la guerre: à chaque voiture qui passe par là, il se jette sur la route, croyant attaquer un char ennemi dans un accès de démence. Il convient de l’interpréter: sans son intervention, les véhicules ignoreraient cette minuscule agglomération. Il force la société à faire face à la peine des condamnés d’Hiroshima. Et cette horloge, que Yasuko remonte chaque soir et qui fait écho à celles du jour de l’explosion. Là encore Imamura fait intervenir un symbole fort: le temps n’est plus arrêté mais ralenti, l’agonie n’est plus dans l’instant mais dans la longueur, et n’épargne personne.

« Pluie Noire » est désormais édité par La Rabbia, et donc présent sur le Jokes Shop.

Avec une thématique aussi importante, on ne peut tolérer le moindre écart et Imamura en a conscience: appliqué, il délivre un film fort qui marque les esprits. “Pluie noire” est une excellente occasion de retrouver vos salles de cinéma cet été pour découvrir une version restaurée, dès que les conditions le permettront. Mais surtout, c’est l’opportunité d’assimiler une idée simple: plus jamais ça!

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire