Locataires

(Bin-jip)

2004

réalisé par: Kim Ki-Duk

avec: Lee Seung-YunHee JaeKwon Hyuk-Ho

Le 11 décembre dernier nous quittait le cinéaste coréen Kim Ki-Duk à 59 ans, frappé par le Covid-19. Putain d’année, putain de maladie, et putain, juste putain. Il restera à jamais non seulement un des réalisateurs de la péninsule asiatique qui a contribué à l’essor de son pays sur la scène internationale du 7ème art, mais également un véritable poète de la caméra qui nous aura touché au plus profond de nos cœurs plus d’une fois. En s’attardant aujourd’hui sur l’un de ses plus beaux films, “Locataires”, ne voyez pas dans nos quelques humbles lignes de l’opportunisme mais plutôt un hommage, une ultime révérence envers un artiste complet au style affirmé et délicat.

Dans “Locataires”, peut-être son long-métrage le plus célèbre (même si on aurait pu vous parler avec passion de “Printemps, été, automne, hiver…et printemps”), Kim Ki-Duk suit la trajectoire de Tae-Suk (Hee Jae), un jeune marginal qui sillonne les rues sur sa moto et qui squatte les appartements laissés vides. Mais Tae-Suk n’est pas un délinquant pour autant: alors qu’il s’installe dans l’habitat d’autres personnes pour quelques nuits, il prend bizarrement soin des lieux, allant jusqu’à laver le linge des propriétaires à la main ou réparer les appareils défectueux avant de repartir. Son destin va croiser celui de Sun-Hwa (Lee Seung-Yun), une femme battue qui vit recluse dans sa maison, et qui va le suivre dans cette vie de vagabondage étrange.

Symboles

La première chose qu’il convient d’assimiler avec l’art de Kim Ki-Duk, c’est la complexité des sentiments qu’il développe dans ses films, avec pourtant énormément de simplicité. Il est compliqué, voire impossible, de poser un qualificatif sur “Locataires”, le cinéaste utilise sa pellicule pour étaler un état d’esprit qu’on a tous un jour éprouvé et qui n’a pas de nom pour autant. Un mélange de spleen, de profondeur et d’émotions viscéralement ancrées en nous qui éclabousse son long-métrage. Pour arriver à ce mariage complexe, le cinéaste va disposer ça-et-là des éléments scénaristiques et de mise en scène que le spectateur est libre d’assimiler ou non pour vivre cette histoire à sa hauteur.

On peut penser par exemple au silence quasi total qui règne dans “Locataires”. Tae-Suk et Sun-Hwa restent muets pendant presque tout le film, le lien qui se tisse entre eux va au-delà des mots, il est d’une pureté totale comme si les protagonistes principaux de cette histoire étaient deux âmes sœurs. Les rares fois où Kim Ki-Duk envahit la sphère sonore entre ces deux personnages, c’est en général pour imposer une musique, une douce complainte récurrente, qui vient exacerber les sentiments et faire sens dans l’histoire de ces deux êtres. Ce dogme impose une ambiance calme et planante qui fait l’identité de l’œuvre.

Autre symbole intriguant: la photographie. Dans les lieux que Tae-Suk occupe, le jeune homme aime se prendre en selfie, il laisse une trace de son passage dans son parcours personnel: “j’ai été ici, j’ai vécu entre ces murs l’espace d’un instant” semble attester la carte mémoire de l’appareil photo du héros. Certes, ce témoignage, Tae-Suk le garde pour lui-même mais il existe dans la logique du récit. Mais Kim Ki-Duk ne s’arrête pas là dans son jeu autour de la photographie alors que les clichés des propriétaires absents sont souvent omniprésents à l’écran. Une façon intéressante pour le réalisateur d’imposer “une image dans l’image” et d’appuyer la personnalité des propriétaires absents. Lorsque Sun-Hwa va découper un cliché d’elle pour en faire un puzzle éclaté, la photo devient immédiatement un miroir de l’âme.

Il existe dans “Locataires” une philosophie simple et marquante: s’épanouir dans l’altruisme jusqu’à en devenir inexistant. Laver le linge sans que personne ne s’en rende compte n’est pas anodin. Les héros de notre histoire cherchent à embellir la réalité des autres sans rien attendre d’autre que la satisfaction personnelle d’avoir été bénéfiques malgré l’anonymat. Les rares fois où la trace que laissent Tae-Suk et Sun-Hwa se fait plus marquante, c’est en général une catastrophe qui prend place. Les protagonistes ne veulent pas peser dans la balance de l’existence, juste être sans paraître.

« On mange quoi ce soir? »

Libre interprétation

Au moment d’aborder la partie de notre critique où on tente de disséquer le message de l’œuvre, on se doit de rendre hommage à Kim Ki-Duk. Le cinéaste coréen est un vibrant exemple d’une règle cinématographique qu’on aime chez Les Réfracteurs: vous ne pouvez pas vous tromper dans votre ressenti face à un film, si vous avez vécu sincèrement l’histoire le temps du long-métrage, vos émotions sont forcément pertinentes. On se met donc un peu à nu et on tente de percer le mystère de “Locataires”. Dans l’errance de ces deux âmes brisées, il nous semble avoir vu des personnages passifs qui se refusent à une vie qui les fait souffrir. Dans la volonté d’être invisibles, Tae-Suk et Sun-Hwa trouvent un refuge sentimental, une bulle dans laquelle ils peuvent s’épanouir sans contraintes.

La rencontre de ses deux personnages est une collision qui change tout dans la vie de ces protagonistes. Les deux héros de notre histoire se réparent mutuellement, pansent les blessures d’une vie complexe. Il s’affirme de plus en plus intensément entre eux un amour d’une pureté cristalline, né de ce besoin de considération. Il est presque paradoxal de constater qu’à mesure qu’ils se mettent au diapason l’un de l’autre pour se construire, Tae-Suk et Sun-Hwa se font de plus en plus invisibles.

Une disparition volontaire, un besoin de se noyer dans le flot de la société pour ne plus lutter à contre-courant. Des personnages qui sont des “oubliés volontaires”: Kim ki-Duk prône un certain droit au lâcher-prise, au choix de la passivité. Pourtant, alors que les deux héros se nichent dans les espaces que la société laisse provisoirement vides, il existe une petite charge politique, axe mineur du récit mais tout de même présente. Les protagonistes principaux squattent en général des demeures luxueuses et c’est l’occasion pour le réalisateur de questionner la répartition des richesses dans notre société alors que certains ont tout sans en profiter et que d’autres n’ont rien pour vivre.

Déchirants adieux

Avec la disparition tragique de Kim Ki-Duk, c’est un réalisateur au style unique qui nous quitte. Un cinéma parfois minimaliste, fait de cadres fixes et d’une économie de mouvement de caméra totale. Kim Ki-Duk pensait son image avant de laisser tourner sa caméra et son sens des lignes du décor s’en ressent énormément. Il y a autant de pureté dans l’aspect graphique de “Locataires” que dans son scénario parfois évanescent, une forme d’accord parfait entre le fond et la forme.

Cette volonté de caméra fixe va s’opposer à une science de la direction d’acteurs franchement démentielle. Il y a dans chaque mouvement des comédiens, même les plus imperceptibles, une poésie qui ne peut qu’émouvoir. “Locataires” est un ballet humain, une œuvre où une ondulation, un frôlement devient un élément scénaristique, le prolongement d’une pensée.

En ressort une atmosphère unique, aussi déchirante qu’attractive. Il plane sur le film un mélange de tristesse et d’affection qui forme un cocktail sur lequel il est bien difficile de poser un nom défini. Kim Ki-Duk réussit un tour de force avec “Locataires”, celui de nous pousser jusqu’aux larmes sans que l’on se rende totalement compte de pourquoi on est ému. C’est sans doute le propre des grands cinéastes: dire avec un film ce qu’on ne sait verbaliser.

Pour lui rendre un dernier hommage, il nous tenait à cœur de poser des mots sur le cinéma de Kim Ki-Duk. Quelques lignes du plus profond de nos êtres et qui traduisent notre ressenti. Voyez-y une invitation à découvrir le cinéma d’un homme hors du commun qui résonnera peut-être différemment chez vous mais qui ne pourra que vous émouvoir.

Nicolas Marquis

Retrouvez moi sur Twitter: @RefracteursSpik

Laisser un commentaire