First Cow

2020

réalisé par: Kelly Reichardt

avec: John MagaroOrion LeeEwen Bremner

Le cinéma n’offre pas un reflet exact. Lorsqu’on se penche sur l’Histoire avec un grand H, on ne peut se fier totalement au septième art qui embellit souvent la réalité: le tyran est renversé, le peuple opprimé résiste vaillamment et finit par l’emporter, le preux chevalier séduit le cœur de la douce princesse… Dans cette réécriture des temps passés vus par le prisme de la fiction, la fondation des USA, le temps des colons, est souvent une période romancée alors que les faits s’opposent au fantasme. Cette vision déformée, “First Cow” de Kelly Reichardt entend la rendre plus exacte sur grand écran à travers son visuel davantage conforme aux normes de l’époque mais aussi par le biais d’un scénario parfois rempli d’une forme de pessimisme.

Son histoire est assez simple: alors que l’Amérique est en pleine colonisation, Cookie (John Magaro), un cuisinier qui sillonne les routes, va faire la rencontre d’un mystérieux homme asiatique, King-Lu (Orion Lee). Ensemble, ils vont se lancer dans la vente de gâteaux avec un certain succès mais pour les confectionner, ils sont obligés chaque soir de traire en cachette la vache du gouverneur local sans que celui-ci ne s’en aperçoive.

Fondations

Amérindiens, anglais, russes, asiatiques… “First Cow” affirme d’entrée la pluralité des origines de laquelle naîtra les États-Unis. Il existe dans l’œuvre de Kelly Reichardt la volonté de montrer une Amérique aux mille visages, peuplée de gens différents, parfois totalement opposés. Ce qui deviendra par la suite les USA prend des allures de tour de Babel. Là où le long-métrage qui nous intéresse aujourd’hui va se démarquer sur ce point, c’est dans le manque d’union de ses ethnies différentes. Pas de faux semblants dans “First Cow”, les hommes et les femmes ne font pas de grandes rondes fraternelles autour d’un feu de camp mais se regardent plutôt avec une certaine défiance.

Pourtant, sous leurs pieds s’étale une terre d’opportunité où tout reste à faire. Loin des déserts arides que nous servent souvent les westerns, ce sont ici des paysages plus champêtres qui sont proposés, des forêts luxuriantes traversées par des rivières où le poisson est abondant. Passé l’introduction, la nature ne s’oppose pas aux hommes dans “First Cow”, au contraire, elle leur offre un cadre presque idéal et ce sont les travers de l’être humain qui vont perturber l’équilibre.

Car à l’évidence, le film va démonter avec un certain brio l’un des mythes fondateurs des États-Unis: l’esprit d’entreprise. Alors que nos voisins outre-Atlantique se gargarisent régulièrement de ce dogme et érigent l’enrichissement personnel comme un droit férocement établi depuis des siècles, “First Cow” va faire vaciller ce précepte. Tout s’oppose au projet de Cookie et King-Lu: le manque de moyens et de matières premières les pousse au vol alors que le talent est dans leurs mains. Il faut assimiler cette thèse parfois discrète pour savourer le long-métrage, comprendre cette idée que faire fortune à partir de rien est rigoureusement impossible, contrairement à ce que le cinéma laisse parfois entendre.

« L’ami des bêtes. »

Fable

C’est une fois cette première idée digérée que tout s’éclaire et qu’on peut savourer “First Cow” pour ce qu’il est réellement: un conte moral qui fait le choix du fatalisme plutôt que du rêve. La bonté et le talent ne sont pas récompensés dans le long-métrage, ils sont à l’inverse contrariés par des disparités impossibles à ignorer. L’Amérique n’apparaît pas ici comme un territoire vierge où les hommes sont égaux mais plutôt comme un nouveau pays bâti avec les mêmes torts que les autres: certains ont tout et en profitent à peine alors que d’autres n’ont rien.

L’ennui, et c’est sans aucun conteste le principal défaut du film, c’est le côté incroyablement laborieux avec lequel va s’initier cette réflexion. Toute la mise en place scénaristique initiale est d’une lourdeur incroyablement pesante. “First Cow” ne réussit pas à nous plonger dans son univers avec naturel, il est contraint de nous traîner pendant toute sa phase d’installation et l’œuvre demande un véritable effort au spectateur pour ne pas décrocher rapidement.

Heureusement, la volonté des plus téméraires sera récompensée et “First Cow” réussit toujours au final à délivrer sa salve philosophique malgré son côté tâtonnant. Des dizaines d’axes de réflexion qui interpellent se mélangent dans le long-métrage. On peut ainsi y voir une relecture du conte de “La poule aux œufs d’or”, s’interroger sur la notion d’appât du gain et le concept de crime sans victime, ou encore opposer le savoir-faire artisanal et la vision financière du commerce. L’introduction du film est un énorme défaut impossible à ignorer mais il est également inconcevable de passer outre son intelligence qui s’épanouit par la suite.

Mise en image

La réalisation de Kelly Reichardt va être à l’image de son scénario: parfois brillante, parfois hésitante. En premier lieu, il convient de saluer le travail de reconstitution très réaliste de la cinéaste. Pas de costumes chatoyants ou de décors exubérants dans “First Cow”, c’est ici la vraisemblance qu’on propose. Les tristes héros du long-métrage sont vêtus de guenilles et leurs bottes traînent dans une boue poisseuse et collante. On quitte le fantasme hollywoodien et on rentre davantage dans un univers qui paraît plus cohérent avec l’Histoire.

Dommage que la réalisatrice se repose un peu trop sur ce travail en début de film: on trouve bien dans la deuxième moitié de l’œuvre des notions intéressantes, comme un jeu de sur-cadrage avec les portes et les fenêtres des bâtisses ou des compositions de plan astucieuses, mais il est dommage d’attendre la seconde portion du long-métrage pour s’épanouir pleinement dans la proposition visuelle alors que “First Cow” souffre par moment de ce manque d’ampleur.

De la même manière, le montage est initialement conventionnel, pachidermiquement traditionnel et lourdaud alors qu’il va complètement décoller par la suite et offrir une belle tension à certaines scènes. On comprend la nécessité de ne pas s’étaler d’entrée, de faire monter la pression progressivement, mais il nous semble que le point de départ artistique du film est trop bas pour complètement satisfaire. Ce ne sont pas les quelques scènes de nuit où l’éclairage est parfois totalement mauvais qui viendront rehausser cette opinion: Kelly Reichardt était capable de mieux, tout simplement.

Il faut passer outre une première moitié franchement lourde pour apprécier “First Cow”. Bien dommage pour un film qui ne manque pourtant pas d’intelligence.

Nicolas Marquis

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