Chungking Express

(Chung Him sam lam)

1994

réalisé par: Wong Kar-Wai

avec: Brigitte LinTakeshi KaneshiroTony Leung Chiu-Wai

Tous les arts ont été marqués par des hommes et des femmes qui ont fait de leurs obsessions pour un sujet, un genre ou une technique particulière le moteur de leurs élans créatifs. Des génies qui ont bien souvent bouleversé leurs disciplines respectives grâce à leurs circonvolutions autour de leur idée fixe. Claude Monet a par exemple révolutionné la peinture en adoptant le style impressionniste dont il fut l’un des pionniers, tandis que des années plus tard, Andy Warhol s’est lui appliqué à répéter les mêmes motifs encore et encore. En littérature, on pense à Victor Hugo qui a consacré sa vie à défendre les gens humbles du bas de l’échelle sociale, ou encore à Isaac Asimov, l’un des pères de la science-fiction. Le cinéma ne fait pas exception: Kurosawa et ses nombreux films de samouraïs, Louis de Funès et son talent pour la comédie, Alfred Hitchcock et sa science du suspens… Les exemples pullulent. Parmi eux, il est un cinéaste particulièrement cher à vos Réfracteurs: Wong Kar Wai. Un homme à la technique parfaite qui a passé sa vie à théoriser l’amour, la rencontre affective, l’accomplissement (ou non) des sentiments face aux normes d’une époque ou d’un lieu particulier. Attardons-nous aujourd’hui sur l’un de ses films les plus probants de cette démarche artistique: “Chungking Express” ou quand réalisateur et spectateurs dialoguent de cœur à cœur.

Chungking, c’est le nom d’un vaste bâtiment de Hong Kong, parsemé de misérables échoppes et d’appartements minuscules à bas loyer. Une ville dans la ville où la prochaine rencontre n’est qu’à un millimètre près, à portée de main. Un lieu de promiscuité où se côtoient flics et bandits, McDonald et petits commerces miteux, histoires d’un soir et romances d’une vie. Le jour et la nuit ne s’y distinguent qu’à peine: les hauteurs de l’immeuble cachent le soleil et les néons blafards aveuglent de leurs lumières criardes. C’est dans ces couloirs étroits où une foule infinie déambule sans cesse que deux agents de police, matricule 223 (Takeshi Kaneshiro) et 663 (Tony Chiu-Wai Leung) vont vivre des déboires amoureux. Chacun redevenu récemment célibataire, le premier va se promettre de faire une croix sur son ancienne compagne et de tomber amoureux de la prochaine inconnue qui croisera sa route, alors que le second se morfond dans le chagrin sans voir l’évidence d’une nouvelle prétendante devant ses yeux.

Il faut comprendre qu’il n’y a ni alpha ni omega dans “Chungking Express”, une histoire se termine à peine qu’une autre commence, l’ancien locataire n’a pas encore vidé les lieux qu’un nouveau partenaire les investit. Le cinéma de Wong Kar Wai ne se regarde pas uniquement, il se ressent avant tout. Le réalisateur délimite un cadre, y pose des personnages et laisse vivre ses protagonistes, se contentant de mettre en lumière quelques émotions. C’est une grammaire filmique faite de symboles forts qui trouvent en chacun de nous une interprétation toujours très personnelle. L’histoire de ces deux policiers n’est pas figée, il n’y a pas de dogmes clairs. Wong Kar Wai laisse l’interprétation libre grâce à une justesse de chaque instant dans l’émotion.

Liberté perpétuelle ne veut pourtant pas dire que le cinéaste n’accomplit pas son travail de metteur en scène. À travers des plans aux rendus proches d’un stroboscope, Wong Kar Wai signe son film mais impose aussi au visuel sa logique de narration: à vous de vous représenter les images manquantes comme vous devez vous imaginer les transitions scénaristiques que le réalisateur soustrait au récit, malgré les indices qu’il dissémine un peu partout. “Chungking Express” se définit autant par les scènes présentes à l’écran que par l’invisible que chacun peut imaginer à sa guise.

Wong Kar Wai affirme également un sens de la musique poussé: il ressasse une chanson, l’abandonne, y revient, la nuance… Là encore, son procédé de réalisation fait écho à son récit. Sans début véritable, ni fin à la résolution affirmée, le cinéaste laisse le spectateur picorer ce qu’il souhaite et réagencer son scénario comme bon lui semble.

« Pas le meilleur endroit pour bouffer quand même. »

Seuls semblent gravés dans le marbre les héros de l’intrigue. Des femmes fortes et affirmées opposées à des hommes attachants et presque pathétiques, des losers magnifiques à l’instar de Tony Chiu-Wai Leung qui parle aux meubles de sa maison. Les personnages de “Chungking Express” sont comme “Les oiseaux de nuit » d’Edward Hopper, des silhouettes solitaires et désabusées dans une pénombre sans fin. Seuls subsistent des instantanés de leurs existences: Takeshi Kaneshiro qui court comme un forcené pour “vider l’eau de son corps afin de ne plus pleurer”, Brigitte Lin en imperméable au cas où il pleut et dans le même temps arborant des lunettes de soleil si le temps devient ensoleillé, et cet éternel souvenir persistant de Faye Wong ondulant sur « California dreamin’’.

Avec une telle liberté d’interprétation, que reste-t-il du sens que veut donner le réalisateur aux sentiments affectifs? C’est justement grâce à ce flou que chaque geste va venir amplifier une émotion avec retenue et justesse. Dans des romances marquantes mais sans aucun baiser, un simple frôlement apparaît d’un coup intime et presque sensuel. Des actes manqués dans l’existence de ces protagonistes? C’est une évidence, mais Wong Kar Wai impose une règle simple qui va venir donner du souffle au récit: un amour qui naît, c’est une vie qui change. À partir de là, le champ des possibles devient infini. 1h40 de temps pour extirper le sens complexe et personnel à chacun de l’attirance presque magnétique qu’il peut exister chez deux êtres.

Le vrai coup de génie de Wong Kar Wai tient sans doute dans la capacité d’attachement très intime qu’on peut éprouver pour ses personnages. Prenez par exemple Takeshi Kaneshiro comme prisonnier d’une logique absurde qu’on a tous un jour expérimentée, où chaque hasard du destin devient un signe absurde et pourtant ressenti comme réel: “si le nombre des heures et des minutes est identique, elle pense a moi”; “s’il fait gris aujourd’hui, elle ne m’a pas oublié”; “si elle répond à ce message, elle m’aime encore”. Elle est là la base même de ces histoires aux embranchements multiples, dans la capacité qu’on a, pour peu qu’on ait un cœur, à s’ouvrir à ces êtres parfois désenchantés mais toujours terriblement proches de nous dans ce qu’on partage avec eux.

Mais “Chungking Express” c’est aussi peut-être, pour ceux qui ne le connaissent pas encore, l’occasion de faire connaissance pour la première fois avec le plus grand tandem acteur et réalisateur qu’il vous reste à découvrir, votre prochaine lacune à combler. L’adéquation parfaite entre Tony Chiu-Wai Leung et Wong Kar Wai, un duo qui officiera durant des décennies en parfaite harmonie. Une symbiose ultime de part et d’autre de la caméra qui se nuancera au fil des films avec une complicité toujours renouvelée. Chacun transcende l’autre en donnant le meilleur de soi et cette énergie si pure devient communicative d’honnêteté.

Le cinéma de Wong Kar Wai est une expérience sans comparaison semblable. Un art si particulier qu’il ne peut se retranscrire totalement par des mots alors qu’on ne caresse qu’à peine le sens véritable de ces histoires. C’est une rencontre, un coup de foudre, le sentiment de découvrir une âme semblable à la nôtre à travers l’écran malgré la distance qui nous sépare.

Nicolas Marquis

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