An Elephant Sitting Still

(Da xiang xi di er zuo)

2018

de: Bo Hu

avec: Yu ZhangYuchang PengUvin Wang

En avant-propos, une prise de position: Les Réfracteurs se fichent éperdument de la durée d’un film. L’année précédente a vu ressurgir tout un lot de polémiques sur la longueur de certaines œuvres, avec pour cible principale Netflix et “The Irishman”, comme si une forme d’uniformisation était souhaitable. Des films approchant ou dépassant les 3 heures, et pourtant auxquels nous n’oserions enlever la moindre seconde, il y en a plus d’un cher à nos cœurs. Si la volonté de l’artiste est d’imposer un film relativement long, elle se respecte. On ne reproche pas à un tableau la taille ou la nature de son support, on ne reproche pas à un livre son nombre de pages, on ne reproche même plus tellement à un jeu-vidéo le nombre d’heures nécessaires pour le finir. Alors pourquoi continuer d’alimenter ce genre de débats stériles? Ce parti pris d’une portion du public permet de délimiter une limite très claire entre spectateurs et simples consommateurs. Entendons-nous bien: on peut reprocher un sentiment de longueur inutile à un film, mais on ne devrait pas utiliser un critère de durée comme un a priori avant le visionnage. Ceci étant dit, penchons-nous aujourd’hui sur le film chinois “An Elephant Sitting Still” et sa durée pachydermique: 3h50.

Dans les quartiers pauvres d’une ville chinoise, les destins de quatre personnages vont s’entremêler et prendre des tournures tragiques suite à un événement anodin: le vol d’un téléphone portable. Wei Bu, un jeune lycéen réservé et discret; Huan Ling, l’une de ses camarades qui entretient des rapports suspect avec le directeur adjoint de l’établissement; Wang Jin, un homme âgé dont la famille semble pressée de se débarrasser; et enfin Yu Cheng, un petit caïd local qui vient d’être directement confronté au suicide de l’un de ses amis. Faisons le choix de ne rien dévoiler de plus concret sur le scénario, l’un des plaisirs du film étant la découverte lente de comment ces quatre protagonistes vont se rencontrer et se confronter.

« An Elephant Sitting Still” est une pure oeuvre d’art et d’essai. Son propos est noyé dans le rythme lent du long-métrage. Cette volonté de mise en scène est par nature clivante: on est loin du cinéma “pop-corn”, “AESS” (permettez-nous l’acronyme) est à réserver à un public de cinéphiles aguerris, prêts à plonger dans cette histoire qui se dévoile à travers de longs moments muets. Volontairement lancinant, nous sommes face à un film qui demande un effort de volonté pour s’y attacher.

« Gros chagrin. »

Une volonté que l’on peut souligner également par les procédés de réalisation purs: les scènes n’utilisent qu’une seule caméra, perpétuellement centrée sur l’un des quatre protagonistes et qui les accompagne dans leurs errances, tournant autour d’eux pour révéler ce que l’auteur veut bien montrer. Un jeu de mise en scène intéressant que Bo Hu, le réalisateur, réussit parfaitement. Tout ce qui rentre ou sort du champ de vision proposé au spectateur est pensé et soigneusement intégré. Un processus rappelant étrangement “Elephant” de Gus Van Sant qui par pur hasard du destin partage l’imposant animal dans leurs titres respectifs.

Au coeur du film, la vacuité de l’existence de ses protagonistes: quatre personnages sans but et sans aucun avenir. Elle est probablement là la chose qui va le plus déranger le public qui n’est pas rompu à cet exercice de longueur, dans les scènes très allongées qui ne sont parfois que de simples accompagnements dans les longues marches des personnages. Reconnaissons d’ailleurs que le film, passé sa première demi-heure, prend énormément de temps à donner de l’ampleur à son propos. Si Les Réfracteurs n’ont cure de la durée d’une oeuvre, “AESS” appuie peut-être un peu trop fort sur cette forme pourtant voulue de cinéma. Si nous-mêmes nous le ressentons, on peut déjà dire au grand public d’aller voir ailleurs.

Pour les autres, cinéphiles devant l’éternel tels que nous, un vrai message se dessine au fil des heures. Déjà dans les décors, restituant la précarité absolue des quartiers chinois les plus pauvres: immeubles en ruine, lycées aux peintures écaillées, rues grises et ternes. Le film est une véritable immersion dans la misère totale qui rejaillit sur les personnages: sans but réel nous l’avons déjà dit, mais aussi vidés de leurs sentiments et des valeurs humaines les plus fondamentales par une société plus que violente à leur encontre. Une sobriété visuelle, scénaristique, mais aussi sonore: quelques virgules musicales ponctuent le film, mais très peu souvent.

Nos quatre personnages principaux vont être unis chacun par la perte d’un destin déjà fragile à la base. Ils n’ont plus rien à perdre et vont chacun rêver de la même destination symbolique rendue inatteignable par tout un système qui les englue dans leurs appartements de fortune. Un symbole intéressant pour appuyer cette critique de la société qui sacrifie des hommes de tous âges. Une crise existentielle intelligente mais tout de même trop contemplative, voire inaboutie, même pour vos serviteurs qui ont pourtant tenu presque 4h relativement facilement devant le film, sans interruptions.

La longueur, d’un extrême à l’autre, ne doit pas être un critère pour celui qui veut porter un regard critique sur une œuvre, dans une volonté de respect de l’artiste. Toutefois, on peut réfléchir sur comment est occupée la longueur d’un film. À ce jeu, “An Elephant Sitting Still” nous a semblé un peu trop lancinant, même si on partage son message et que l’on apprécie tout son procédé de réalisation.

Nicolas Marquis

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