(Krigen)
2015
réalisé par: Tobias Lindholm
avec: Pilou Asbæk, Tuva Novotny, Søren Malling
On a beau être cinéphiles jusqu’au bout de nos petits doigts potelés qui tapent ces quelques lignes, on est obligé de reconnaître que le 7ème art renvoie parfois un reflet déformé de notre société. Certaines professions sont glorifiées à l’extrême dans une avalanche de films pop-corn souvent faciles. La vocation de soldat tombe dans cette catégorie, accumulant les héros stéréotypés pour le plus grand plaisir des agents de Chuck Norris et Steven Seagal. Pourtant, l’armée n’a jamais cessé d’interpeller et d’inspirer les plus grands cinéastes: Kubrick avec entre autres “Les sentiers de la gloire”, Oliver Stone avec “Platoon” ou encore Francis Ford Coppola et “Apocalypse Now” comptent parmi les vibrants exemples d’oeuvres qui ne s’arrêtent pas aux simples échanges musclés mais qui tissent également une réflexion beaucoup plus spirituelle dans un cadre où le danger est permanent. Ce questionnement moral de la condition de soldat va habiter complètement “A War” de Tobias Lindholm, un film qui, sans forcément avoir l’ampleur des glorieux aînés mentionnés plus haut, peut se targuer d’une belle profondeur dans sa démonstration. Son histoire, c’est celle du soldat Pedersen (Pilou Asbæk), un commandant danois posté en Afghanistan, loin de ses enfants et de sa femme (Tuva Novotny) qui lutte au quotidien pour que cette famille tienne debout. Au cours d’un affrontement armé avec des talibans, notre héros va ordonner une frappe aérienne sur une position qu’il présume occupée par les barbares. Il ignore alors que les coordonnées qu’il transmet par radio sont aussi celles d’une population civile qui va perdre la vie dans le bombardement. De retour au Danemark en attendant son jugement pour faute militaire, Pedersen va tenter de reprendre le fil de sa vie familiale mais aussi de faire face à la culpabilité qui le tiraille.
La vérité du terrain
D’un bout à l’autre de son œuvre, Tobias Lindholm va s’inscrire dans une démarche de cinéma du réel, sans fioriture ou maquillage inutile. Caméra le plus souvent à l’épaule, le cinéaste nous propulse dans la réalité tourmentée de ce soldat en perdition mais aussi dans celui de son épouse en plein naufrage. On est proche des acteurs, on distingue chaque ride de leurs visages, on les tutoie à travers l’écran alors que Lindholm laisse parfois le temps se suspendre pour accentuer une émotion.
Loin d’un cinéma Hollywoodien factice, le réalisateur va également faire preuve de sobriété et de pureté: très peu de musique dans “A War” par exemple, quelques instants contemplatifs sur les plaines afghanes pour restituer le quotidien répétitif des soldats, des scènes qui suscitent une émotion en nous laissant libres de nous en imprégner ou non… “A War” choisit la vérité avant le fantasme.
Lindholm va tout de même jouer intelligemment sur la tension qui habite son film à travers quelques images crues qu’on encaisse avec parfois difficulté. Le cinéaste nous prend aux tripes à travers quelques visuels dont le nombre restreint accentue l’efficacité, jonglant entre l’horreur étalée et le hors-champ qui suggère le pire. C’est évidemment prépondérant dans la scène pivot du long-métrage, celle où on passe du drame au thriller judiciaire.
« Debout les feignasses! »
Un héros simple
Mais avant cette bascule scénaristique, Lindholm dessine déjà les contours d’un métier hors-normes, pesant et usant même pour les êtres les plus solides. Les soldats craquent dans “A War”, fondent en larmes, se torturent moralement de ne pas pouvoir faire davantage pour les civils afghans, se morfondent de l’éloignement de leurs familles. C’est collectivement que le réalisateur avance ces éléments mais il réussit dans le même temps à les rassembler chez son protagoniste principal.
Pedersen, parfaitement campé par Pilou Asbæk, semble de trop dans tous les environnements où il évolue, comme un personnage incongru. En Afghanistan, il est absent de sa vie de famille et regardé par les autochtones avec une certaine défiance. De retour au pays, il ne semble pourtant pas vraiment plus à l’aise, faisant peser un nouveau poids sur ceux qu’il aime.
Mais le plus déstabilisant chez ce personnage, c’est le mélange de sentiments sincères qu’il suscite. Il est strictement impossible, même pour des baba-cool pacifistes comme nous, de condamner totalement Pedersen, tout comme il est impensable de l’excuser de tout. “A War” est l’un de ces films qui bousculent nos idéaux pour nous laisser seuls face à nous-mêmes, le miroir d’une réalité qu’on se refuse à voir en face et qui d’un coup nous explose à la figure avec perte et fracas.
Le cimetière de la morale
L’autre énorme axe de réflexion du film est celui qui va s’articuler autour de l’épouse du soldat Pedersen, Maria. On ne peut décemment pas considérer Tuva Novotny comme un personnage secondaire mais bien davantage comme un premier rôle féminin. Elle porte aussi magnifiquement le film que Pilou Asbæk, prenant sur elle toute la difficulté que peut ressentir le partenaire d’un soldat en mission dans la tâche impossible du quotidien. Elle mène tambour battant une “autre guerre”: celle face à ses enfants capricieux ou contre une société peu compréhensive et qui ne lui pardonne rien.
C’est sans doute, pour tous ceux qui ne sont pas soldats, le protagoniste auquel on s’identifie le plus facilement. Au moment où le film bascule et va nous positionner en juge du commandant Pedersen, c’est dans la peau de cette femme au bord de la crise qu’on vit les péripéties judiciaires et c’est à travers elle qu’on accepte une vérité difficile à encaisser: on se refuse de trancher sur son mari, on préfère tourner les yeux et laisser les autres statuer, êtres faibles que nous sommes face aux horreurs de la guerre.
C’est tout le paradoxe de la vie de soldat que réussit à étaler “A War”. On confie une tâche impossible à des hommes et des femmes semblables à nous, au mépris de leur vie affective, et on leur demande un effort d’exemplarité totale: la recette du désastre. En un peu moins de 2h, Lindholm réussit un tour de force: changer nos convictions à jamais.
Ils sont finalement rares les films qui nous mettent face à nos convictions pour nous chahuter et nous contraindre à réfléchir. “A War” se place dans ce domaine restreint avec beaucoup de réalisme, sans déguisement malvenu.
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