2021
Réalisé par: Sébastien Lifshitz
Avec: Bambi
Dans le domaine du film documentaire, rares sont les cinéastes qui réussissent à imposer leur nom. Le sujet éclipse souvent ceux qui confectionnent ces œuvres et on relègue trop souvent à la marge leur empreinte visuelle. Sébastien Lifshitz est pourtant le contre-exemple parfait de cette règle: Les invisibles avait notamment marqué les esprits, mais c’est surtout grâce à Adolescentes, nommé dans de nombreuses catégories aux Césars, que ce cinéaste a su se faire une place. En revenant à un thème qui lui est cher, l’identité sexuelle au sens large et plus précisément ici la transsexualité, le documentaliste impose une fois de plus son style empreint de sincérité.
Pour cette nouvelle incursion dans l’intimité de ceux qui subissent trop souvent les affronts de la société face à leur façon de vivre différente, Sébastien Lifshitz nous propose de retracer le parcours de Bambi, une femme née dans un corps d’homme. De son enfance dans les rues algériennes à son épanouissement dans les cabarets parisiens, de son mal-être initial à son changement de sexe, c’est au plus près de son héroïne que la caméra du réalisateur nous plonge, faisant de nous des témoins privilégiés du récit de la vie de Bambi.
Sincérité formelle
Sébastien Lifshitz affiche une sincérité de chaque instant dans sa mise en images. À peine quelques notes de musique et de très légères déambulations dans les rues des villes qu’a connues Bambi forment le squelette de ce documentaire d’une pureté absolue. Le cinéaste préfère largement s’appuyer sur des images d’archives d’un passé aussi doux qu’amer pour illustrer son film. Un véritable voyage dans le temps que Sébastien Lifchitz a le bon goût de ne pas polluer avec une voix-off qui serait envahissante. L’essentiel pour lui semble être la parole de Bambi, avec une vraie sincérité.
Le cinéaste fait même entièrement place à son égérie: d’un bout à l’autre du documentaire, elle sera la seule intervenante, le seul vecteur de ce parcours parfois complexe. Une façon salvatrice de ne pas altérer le discours de Bambi et l’opportunité pour le spectateur de découvrir une formidable raconteuse d’histoire. Cette héroïne d’un quotidien parfois complexe se révèle être une femme de lettres accomplie dans son cursus scolaire comme dans sa carrière d’enseignante qui succédera à son parcours dans les cabarets. Les bonus présents sur le Blu-Ray qu’édite The Jokers souligne même un peu plus cette facette dans les nombreuses petites pastilles supplémentaires proposées: on se régale par exemple de voir notre protagoniste principale réciter du Proust. Sébastien Lifshitz saisit parfaitement que la meilleure façon de mettre la vie de Bambi en lumière passe par une forme de retenue dans la forme, pour que cette femme reste le pilier du récit.
Identités
C’est dès l’enfance que Bambi nous plonge dans l’intimité de son héroïne, et ce pendant une partie conséquente du documentaire. Sébastien Lifshitz a besoin de revenir aux racines même de cette femme alors encore petit garçon. Le cinéaste nous dévoile une forme de malaise né très tôt dans l’intimité de Bambi, à travers les confrontations parfois assez dures avec sa famille qui ne comprend pas réellement les intentions avant-gardistes pour l’époque de ce tout jeune enfant. C’est le repli sur soi-même qui marque initialement ce parcours, même dans les premiers amours adolescents. Personne ne comprend réellement Bambi, elle tâtonne même parfois pour trouver sa place et son cursus scolaire se fait dans la solitude la plus totale, comme l’affirme une autre séquence présente dans les bonus du long métrage.
La vie de Bambi semble finalement faite d’incertitudes malgré sa détermination. Elle sait ce qu’elle est et ce qu’elle veut, mais l’accomplissement de son destin est parfois chaotique. Le plus vibrant exemple de ce dilemme réside probablement dans la question autour de l’opération de chirurgie qui lui permettra de devenir biologiquement une femme, elle qui l’est déjà dans son esprit. Outre la levée de bouclier des puritains, on constate également que son entourage professionnel dans son cabaret n’approuve pas non plus réellement son choix. Les travestis de l’époque marquent une limite claire avec les transsexuels et se réfugient sur ce point dans les mêmes regards obtus que la majorité de la population française. L’acte chirurgical est marqué lui aussi par le doute, son succès n’est pas garanti. Mais Bambi affirme ouvertement que “lorsque les chances de réussite sont de 80% et la détermination à 100%, on fonce”. Malgré les embûches qui marqueront aussi la vie sentimentale de cette femme, le documentaire reste joyeux, positif, marqué par l’espoir de meilleurs lendemains.
Espace vital
Le cœur de ce récit de vie qu’est Bambi reste toutefois la vie souvent nocturne au sein des cabarets parisiens. Sébastien Lifshitz en fait même l’axe central de son film, proposant une immersion en coulisses de cet univers pas forcément connu de tous. Si on a initialement mentionné quelques sources de tensions dans ce monde parallèle, c’est davantage un havre de paix, un espace de liberté, que délimite le cinéaste. Il semble nous dire “Ici Bambi peut être ce qu’elle veut être”. On découvre même un véritable esprit de famille chez ces hommes et femmes vivant dans l’ombre. C’est de ce décor qu’émerge une autre transsexuelle qui aura une influence majeure sur Bambi: Coccinelle. Une artiste qui servira de modèle à l’héroïne du film, une précurseur qui montre l’importance d’avoir un guide spirituel.
Une nécessité d’autant plus affirmée par le contexte politique de l’époque qui se révèle désastreux, les forces de police étant même mobilisées dans une “chasse aux travestis” qui défient la morale de l’époque. Bambi vit heureuse mais cachée, telle une résistante, avec une certaine peur d’être découverte. C’est à nouveau dans les bonus qu’on voit même l’impossibilité pour cette héroïne de se réfugier dans la religion qui condamne fermement sa façon de vivre. On peut éprouver là une manière de mesurer le chemin qu’a parcouru la société même si beaucoup reste à faire. Et pourtant, malgré les obstacles, Bambi ne se laisse jamais abattre, elle invite à exister du plus profond de son être, même si elle ne dévoile pas à tout le monde ses secrets. Sébastien Lifshitz reste toujours sur la même ligne et livre un documentaire profondément optimiste qui respire la joie de vivre.
Bambi est édité par The Jokers
Le style de Sébastien Lifshitz, tout en retenue, fait une fois de plus des merveilles dans ce portrait intime d’une femme pleine de sourire et de courage.