(登楼叹)
2021
Réalisé par: Jessica Kingdon
Film vu par nos propres moyens
L’essor de la Chine ne surprend plus personne: si l’échiquier mondial se révélait encore figé durant une majeure partie du 20ème siècle, le boum économique du pays asiatique a bouleversé la donne. Devenu le premier marché mondial en termes de consommateurs, il est désormais impossible d’ignorer la place de ce nouvel acteur dans le paysage international. C’est sous l’impulsion d’une politique stricte et calculée que s’est opéré ce bouleversement, jusqu’à donner à la Chine une place de médiateur importante dans les jeux de pouvoir qui émaillent le globe. On se rappelle ainsi les nombreuses polémiques, irrésolues pour la plupart, lorsque le monde ouvrait les yeux sur les émeutes de Hong Kong: personne n’ose contredire la parole de ce nouveau géant, pas même pour défendre les Droits de l’Homme.
Armée de sa caméra, qu’elle manie comme une épée prête à pourfendre les injustices, Jessica Kingdon nous propose avec Ascension une photographie sans concession de ce qu’est la société chinoise aujourd’hui, s’attelant tour à tour à l’analyse économique, sociologique, et politique. dans un style pourtant avare de parole. Si l’un de ses intervenants, un immonde monstre inhumain vivant dans une opulence outrancière qui pousse à la nausée, se félicite de “l’influence mondiale qu’exerce désormais la Chine”, sur le sang de qui se bâtit cette nouvelle domination ? Partant de la base, les demandeurs d’emploi, et remontant palier par palier l’échelle sociale, allant des ouvriers exploités aux riches décisionnaires, en passant par les intermédiaires sous pression de résultat, Jessica Kingdon se fait exhaustive dans sa représentation du pays.
Logique robotique
Pourtant si un seul sentiment devait dominer au sortir de Ascension, il serait purement visuel. Le sens esthétique de la jeune cinéaste est indéniable, frappant, terrassant de style au service du thème. Le ballet des machines et des hommes et femmes qui s’affairent autour est hypnotique de formes et de couleurs, proposant des cadrages réfléchis pour transporter le spectateur. La bien curieuse impression d’être un spectre flottant au-dessus des usines chinoises habite le public, appuyée par la captation de certaines séquences presque surréalistes: comment diable a-t-on pu laisser la réalisatrice filmer ce qu’elle nous propose ? La première force de Ascension découle pourtant d’un sentiment de culpabilité profonde. Suis-je émerveillé par ses images esthétiquement ? Mais pourtant, que me racontent-t- elles ? Puis-je passer outre le choc formel pour y voir la violence sous-jacente ? Et la chemise que je porte, ne sortirait-elle pas de ses infâmes fabriques ?
Car dans le même temps, Jessica Kingdon inscrit l’humain au centre des préoccupations. Les machines continueront de tourner, coûte que coûte, aux ouvriers de suivre leurs cadences et non l’inverse. Morbide logique de l’argent qui pousse les travailleurs à stresser, à se jalouser, à se blesser même parfois. La sueurs des plus petites mains devient une tache de sang indélébile sur le tissu manufacturé. La documentaliste fait le choix, salvateur, de ne pas confronter ses intervenants directement face caméra: aucune interview dans le long métrage, mais une collection de paroles prises sur le vif, attestant du mal être profond qui gangrène le pays. La souffrance morale devient même physique: en treillis militaires, des ouvriers subissent un entraînement inhumain où les limites de la maltraitance sont franchies. Dans une autre séquence, ce sont des vigiles qui sont humiliés, molestés, contraints physiquement. On ne s’étonne pas du cynisme que nous propose Ascension lorsque le film étale des travailleurs endormis sur leurs lieux de travail, harassés de fatigue.
Instances dirigeantes
Puis Jessica Kingdon étend son propos. Qui dirige ses pauvres âmes, ici pour un salaire de misère ? En nous proposant la vision d’intermédiaires, l’équivalent de nos cadres supérieurs, la cinéaste choisit de proposer un palier supplémentaire dans lequel le culte de l’excellence se fait nauséabond. Exigence de rythme, de chiffre, de profit brut sont les fouets de ses autres victimes d’une société décadente. Bien sûr, leurs positions sont plus enviables, leurs quotidiens moins moroses, leurs possessions plus luxueuses, mais leurs vies s’articulent elles aussi autour du travail et de l’absolue fidélité qu’ils leur doivent. L’affection et les liens humains se perdent, remplacés par l’argent comme échelle de mesure de la réussite, loin de l’épanouissement de l’âme.
Pourtant, il y en a qui vivent bien ce mortifère état des lieux de la Chine, et qui ne sont pas loin de nos “têtes pensantes” pourtant bien creuses. En haut de l’échelle sociale, les mêmes réceptacles humains à déjection que chez nous, avec la même rhétorique puante, parlant de la main d’œuvre comme d’un bétail corvéable à merci. Ils sont les patrons ou les politiques au sommet de la chaîne alimentaire, les prédateurs économiques, se regroupant en meutes dans des soirées où le moindre artifice dégouline d’un luxe tapageur, où les dons d’argents se balancent comme un rien, alors qu’ils représentent des vies de salaire entières pour les petites gens.
La force du coup
La puissance de l’uppercut que délivre Jessica Kingdon devient totale: ces travailleurs de l’ombre, ceux qu’on a côtoyés au plus près pendant la première portion du film, sont toujours présents à l’écran, mais relégués au second plan. Pourtant, il devient désormais impossible de ne plus les voir, on connait leur mal-être, on l’a partagé un temps, et les gestes d’ignorance des classes supérieures deviennent de véritables majeurs levés. Toutefois, la conscience désormais aiguisée du spectateur va au-delà. Il est à cet instant intégré par le public que la moindre fibre de tissu que portent ces riches parvenus est acquise dans la douleur de dizaine et dizaine d’ouvriers exploités, des esclaves modernes. On ne peut plus ignorer ces maux, notre vision ne sera plus jamais la même.
Jessica Kingdon se permet même un avertissement visuel, qu’elle érige d’ailleurs en affiche de son documentaire: dans un parc aquatique, les bouées s’amoncèlent dans un toboggan, provoquant un embouteillage. Il viendra un temps où ce sera trop, où trop de monde se massera au robinet d’une loi du marché débridée, et où les désastres humains se multipliront. Ascension est davantage qu’un long métrage, davantage qu’un documentaire, davantage qu’un élan artistique: c’est un terrible cri d’alarme.
Ascension est distribué par MTV.
L’hypnotisante machine inhumaine qui broie les êtres sous le rouleau compresseur des diktats économiques est dénoncée dans une œuvre qui suscite une flamme de révolte absolue.
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