2022
Réalisé par : Shaunak Sen
Avec : Nadeem Shehzad, Mohammad Saud, Salik Rehman
Film vu par nos propres moyens
En symbiose avec la nature, le milan noir plane dans le ciel de l’Inde et surveille le monde des hommes de son oeil aiguisé. Presque sans battre des ailes, l’oiseau rapace se laisse aller au gré des courants aériens, comme un point d’apparence immobile perdu dans l’immensité. L’horizon azur s’est néanmoins assombri pour celui que l’on surnomme “l’oiseau cerf-volant”. Les usines du pays qui crachent leur noire fumée et les décharges à ciel ouvert corrompent l’écosystème de l’animal. Progressivement, le milan noir est empoisonné par une humanité toujours plus invasive. Si toute forme de vie est traditionnellement sacrée en Inde, la modernisation débridée de la nation rompt l’équilibre naturel. L’espérance de vie moyenne de l’oiseau chute alors qu’il est obligé de renoncer à ses habitudes sauvages pour se transformer en volatile urbain. Menacée par la pollution, régulièrement blessée par ce nouvel environnement hostile, l’espèce se meurt dans une relative indifférence. Perçu comme un mauvais présage par certains, considéré avec défiance pour son régime carnivore par d’autres, le milan noir agonise en silence. Face au péril, des hommes bénévoles se mobilisent. Avec beaucoup de bonne volonté et de très maigres crédits financiers, une armée trop peu nombreuse de soignants dédie son existence à la sauvegarde de l’oiseau. Esseulés face à la fatalité et obligés de porter secours au rapace avec des moyens dérisoires, ces êtres altruistes sont les premiers combattants d’une guerre écologique qui semble perdue d’avance si une prise de conscience généralisée ne s’empare pas rapidement de la population.
Le film documentaire All That Breathes, nommé cette année aux Oscars, est un témoignage de cette lutte, au plus proche de la détresse des animaux. Dans une ville de Delhi où l’homme empiète toujours plus sur la nature, les frères Nadeem Shehzad et Mohammad Saud, accompagnés de leur assistant Salik Rehman, recueillent et soignent chaque jour des dizaines de milans noirs. En plein cœur d’un quartier particulièrement précaire, ils tentent de protéger difficilement les oiseaux, malgré le désintérêt des pouvoirs publics. Leur vie est un sacrifice presque total dans un but supérieur et le cinéaste Shaunak Sen immortalise leur noble mission à l’écran, tout en attestant de leur désarroi.
Entre insalubrité et pauvreté éprouvante, All That Breathes offre une peinture désenchantée de l’Inde. En laissant sa caméra couvrir lentement les rues de Delhi, Shaunak Sen fait de la mégalopole un charnier à ciel ouvert, où les cadavres d’animaux s’amoncellent sur le bitume et où grouillent des rats en nombre incalculable. En voulant étendre son influence sans esprit critique sur sa quête de modernité, l’homme a empiété sur la nature et l’a corrompue. Il a transformé la faune et la flore qui l’entourent, imposant un nouvel éco-système décadent. Comme sorties du sol, les bâtisses délabrées, souvent en ruines, dévorent la terre des animaux, ne laissant aux milans noirs que des miettes pour se repaître. Plus ouvertement, une inondation recouvre Delhi, charriant dans son sillage une étrange mousse opaque qu’on imagine issue des usines de la ville et qui se heurte à un édifice mystique. L’humanité a imposé ses règles, renoncé à son âme pour un confort fragile, aveuglée par sa soif de conquête. Souhaitant inviter le spectateur à une prise de conscience affirmée mais sur un rythme lancinant peu digeste, le film confronte l’image d’un oiseau qui dérobe les lunettes d’un soignant dans l’entame du récit, laissant à penser que le volatile est farceur, à des évocations plus froides d’une cohabitation impossible dans sa seconde moitié. L’osmose est rompue, le milan noir ne s’épanouit plus, il survit tant bien que mal en redéfinissant ses habitudes et son régime face à un nouveau prédateur humain qui a ostensiblement perturbé une coexistence millénaire. Ainsi, plusieurs fois dans All That Breathes, l’effroyable utilisation de mégots de cigarette par les oiseaux en guise de répulsif est mentionnée. Les êtres ont empoisonné le monde, et la faune se nourrit tragiquement de cette corruption pour subsister, s’intoxiquant sans le savoir.
En parfaite opposition d’une société inconsciente du danger, Nadeem Shehzad et Mohammad Saud tentent à leur manière de rappeler à leurs proches les vertus d’un équilibre perdu depuis longtemps. Nombre de leurs gestes bienveillants envers les milans noirs sont associés à la mémoire d’une mère aujourd’hui disparue, mais qui a transmis à ses fils le respect de chaque animal avant de les quitter. Les deux hommes sont un frêle trait d’union entre passé et présent, un binôme presque anachronique mais indispensable. La mort lente des oiseaux provoque une large indifférence dans la population indienne, sauf pour cette bande de héros jusqu’alors anonymes. Face à un étalage de cadavres de milans noirs, les deux frères sont ébranlés, la finalité de leur mission est questionnée et leur combat semble aussi vital que désespéré. Montré froidement à l’écran, le sordide résultat d’une équation mortifère gît sur le sol et ne saurait être ignoré, dans la scène la plus marquante de All That Breathes. Le long métrage constitue un hommage, peut-être trop naïf et paradoxalement profondément ennuyeux, à ces soignants qui abandonnent tout dans la poursuite d’un idéal vertueux. Leurs interventions malhabiles sont des manifestations de leur altruisme, le sacrifice quotidien de leur confort invite naturellement à une forme d’admiration. Faisant fi de toutes règles élémentaires de sécurité, les bénévoles sont près à braver les flots tempétueux d’un torrent pour sauver un seul milan noir, transcendés par leur mission, en parfaits Don Quichotte de la guerre contre le péril écologique. Les sauveteurs ont renoncé à l’essentiel, jusqu’à s’interdire l’épanouissement familial dans des séquences étranges que Shaunak Sen ne prolonge pas assez pour réussir à trouver une vraie pertinence. Le fils et la femme de Nadeem Shehzad restent désesperément en marge du documentaire, presque uniquement présents lors d’une scène où le bénévole s’inquiète de la qualité de l’air pour les oiseaux, tandis que son épouse pense avant tout au bien-être de son enfant. En réduisant cet instant à une simple virgule presque humoristique, All That Breathes perd l’occasion d’interroger les fondements de l’obsession des soignants sous un nouvel angle. Avec davantage d’à-propos, le documentaire relate une succession de tensions entre les deux frères, et fait textuellement de la colère un autre symptôme de la pollution. Les deux protagonistes s’aiment mais la prise de conscience de leur impuissance crée la dissension et la discorde. Complètement autodidactes, ils sont les martyrs d’un conflit pour la préservation de la vie qui les dépasse, épousant la mission que devrait s’approprier les pouvoirs publics, étrangement éludés du long métrage. Au chevet d’oiseaux parias que de nombreux vétérinaires refusent d’accueillir, les protagonistes sont de véritables marginaux dans une société prisonnière d’une spirale infernale de la déliquescence.
All That Breathes n’est dès lors plus vraiment un regard acerbe sur une situation néfaste mais simplement un hommage appuyé à des êtres profondément généreux, refusant ainsi malheureusement tout esprit critique. L’existence de ces vétérinaires de fortune est indispensable, toutefois Shaunak Sen ne remet jamais en question leur pratique hasardeuse de la médecine. Chacun des gestes maladroits des protagonistes, que ce soit au moment de manipuler les oiseaux ou lorsqu’ils les entassent dans des boîtes en carton, est excusé par la volonté affirmée de faire de ces hommes des messies. L’adhésion naturelle à leur périple que suscite leur dévotion n’est absolument jamais contrariée par une vision plus globale du déséquilibre environnemental. Toujours élogieux, le long métrage s’interdit une part essentielle de réflexion, renvoyant plutôt le public aux évocations éprouvantes des faibles moyens dont bénéficient les soignants pour justifier leurs errances. Sur la table d’opération, un volatile est entre la vie et la mort lorsqu’une panne de courant prive les bénévoles de lumière et les oblige désormais à illuminer l’oiseau à l’aide de la lampe de leur téléphone. Résister à la précarité devient un autre aspect de la lutte pour la survie des milans noirs. Sans cesse dans l’attente d’hypothétiques financements, les deux frères et leurs aides sont soumis malgré eux à une dictature implicite de l’argent qui a indirectement droit de vie et de mort sur les rapaces. Même si Nadeem Shehzad s’en lamente, remplir des documents toute la journée est un geste salvateur. Le protagoniste voudrait communier avec la nature mais un autre versant de la guerre écologique se livre sur papier, en alertant les autorités sur la détresse des animaux et en tentant de soulever des fonds pour la rénovation de la clinique. La bienveillance d’une poignée d’hommes ne suffit pas, un élan commun doit se créer autour de leur vocation. L’aide d’anonymes par le simple don de nourriture ou de super puissances occidentales avec l’accord de crédits pour de nouvelles installations est indispensable. All That Breathes est le récit d’une petite victoire au cœur d’un conflit qui dépasse le simple cadre de l’Inde, un instant d’espoir dérisoire mais galvanisant.
Cependant, le documentaire fait des maux humains du pays un élément de son contexte. Les bénévoles sont lancés dans une quête d’essentiel mais autour d’eux, leurs semblables se déchirent à travers une résurgence des tensions raciales. Trop occupés à se détruire entre eux, les hommes oublient que leur environnement se meurt. En centrant son regard sur les soignants et les conséquences de la haine qui les frappent, mais en refusant d’expliquer les racines des affres de la société, All That Breathes montre les limites de son concept. Nul doute qu’un spectateur conscient des intrigues politiques de l’Inde navigue en toute connaissance de cause, mais pour le public européen peu au fait de l’actualité, une forme d’incompréhension agaçante s’invite. Shaunak Sen ne livre malheureusement pas toutes les clés de son récit, mais peut être est-ce là son intention profonde. Rien ne saurait justifier la résurgence des émeutes contre les minorités ethniques qui s’affichent discrètement à l’écran et le documentaire prend dès lors brièvement l’allure d’une dénonciation contre la sauvagerie humaine. Ivres de haine, les hommes sont capables de se montrer bien plus cruels que les animaux et par leurs explosions de violence, ils privent les âmes généreuses d’une élévation spirituelle auprès des bêtes. Néanmoins, All That Breathes accumule les maladresses en s’obstinant à se focaliser sur les soignants. La famille de Nadeem Shehzad semble directement visée par la folie qui s’empare du pays, pourtant le documentaire ne remet jamais en cause la déconnexion du vétérinaire avec les siens. Aspiré par le monde des milans noirs, le bénévole oublit le chaos qui menace sa femme et son fils, mais jamais le film ne souhaite s’attarder sur cet aspect conflictuel de sa philosophie de vie. Le long métrage se révèle même particulièrement grossier en mettant en parallèle la migration des oiseaux et celle des expatriés musulmans, dans deux scènes presque successives. Le documentariste pense établir ainsi qu’un monde sans frontières est plus harmonieux, probablement à raison, mais il échoue assez clairement à étendre son propos vers une leçon universelle.
All That Breathes démontre ainsi son extrême fragilité. Perpétuellement, Nadeem Shehzad semble sur le point de trouver une contenance et une gravité nouvelle, crée des attentes chez le spectateur, mais sa volonté de faire de son film une petite chronique de la vie quotidienne d’hommes profondément bons par nature l’empêche de trouver de la profondeur et de la nuance. Le réalisateur pense que la pureté de son message suffit à provoquer l’engouement et l’émotion, mais en définitive, son long métrage apparaît comme un geste vain, désespéré et trop souvent ennuyeux. Le sentiment de lassitude de fond est conforté par une forme hautement répétitive. Pour dénoncer l’urgence écologique et une lente descente aux enfers, le long métrage étale une longue litanie de scènes lors desquelles les milans noirs sont sur la table d’opération, renonçant ainsi à insuffler un rythme apte à provoquer la prise de conscience forte souhaitée. All That Breathes souffre par ailleurs de séquences contemplatives durant lesquelles Nadeem Shehzad s’imagine esthète de l’image, mais qui brisent la logique même du récit. Si l’essentiel du film est une plongée au cœur d’existences éprouvantes, ces instants de pures lectures apparaissent comme de réels constats d’échec. Le documentaire a échoué à dialoguer avec le public, et se réfugie alors dans ces moments factices, loin de transcrire un quelconque sentiment de péril environnemental ou humain.
La mission de All That Breathes est essentielle, son hommage nécessaire, mais sa forme rébarbative dessert outrageusement son noble idéal.
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