Aftersun
Aftersun affiche

2023

Réalisé par : Charlotte Wells

Avec : Frankie Corio, Paul Mescal, Celia Rowlson-Hall

Film vu par nos propres moyens

Pour la réalisatrice et scénariste Charlotte Wells, l’introspection est le socle de la création artistique. Tout autant que le maniement de la caméra, son cursus universitaire lui a permis d’apprendre à se confronter à sa propre mémoire et à interroger ses souvenirs pour faire de ses films une expression profonde de son être. Davantage qu’une simple envie de se livrer au public, la cinéaste évoque un véritable besoin de se tourner vers soi pour offrir à ses œuvres une sincérité aussi intense que fragile. L’élaboration de son premier long métrage Aftersun est le fruit de cette démarche intime. Face à une photographie de son enfance où elle est aux côtés de son père durant des vacances en Espagne, la metteuse en scène se remémore son passé. Si le film qui naît de cette redécouverte n’a rien d’autobiographique, Charlotte Wells tente avec brio de transcrire à l’écran l’émotion qu’elle a ressentie devant le cliché et sa remise en cause personnelle de la nature des liens filiaux. Ses personnages sont fictifs, leur destin imaginaire, mais le regard unique de la réalisatrice est une manifestation de son envie désespérée de retrouver l’émotion de ses jeunes années, faites d’espoir et de désillusions au moment de plonger dans l’adolescence. Scénaristiquement comme visuellement, Aftersun est la confession bouleversante d’une adulte qui espère vainement renouer avec une innocence meurtrie par les épreuves de la vie et perdue à jamais.

La protagoniste du film, Sophie (Frankie Corio), devient alors un prolongement de sa créatrice. Âgée de seulement 10 ans, la fillette entame un voyage en Turquie en compagnie de son père Calum (Paul Mescal). Les parents de Sophie sont séparés et ces quelques jours de vacances sont une des rares occasions qui lui sont offertes de côtoyer cet homme mystérieux, torturé mais profondément aimant. Entre scènes de communion entre les deux personnages et moments éprouvants de désunion, la nature tout autant fusionnelle que conflictuelle de leur relation se dessine, dans un délicat jeu de nuance permanent. Aftersun trace le sillage tortueux d’une jeune fille qui perd ses illusions et commence à percevoir, par bribes, le monde chaotique des adultes.

À travers une mosaïque de moments évanescents réunissant les deux protagonistes, Aftersun s’inscrit dans une bulle hors du temps et de l’espace habituel de Sophie. Le voyage en Turquie est une parenthèse fragile dans son existence, une semaine fondatrice dans sa construction personnelle, dont elle ne mesure réellement l’importance qu’une fois l’âge adulte atteint. Si Calum et son enfant sont en pleine zone touristique, ils apparaissent souvent loin de tout, isolés par le cadrage de Charlotte Wells qui leur offre ainsi un espace intime où douleur et amour s’expriment avec une même sincérité. Les conversations entre le père et la fille semblent parfois futiles pour un adulte, mais se révèlent toujours précieuses pour Sophie qui grandit à la lumière vacillante des réponses qui lui sont apportées. La réalisatrice épouse à ce titre la vision de sa jeune protagoniste. Le spectateur n’en sait jamais davantage que la fillette sur les démons qui étreignent son père, et la caméra est le plus souvent placée à la hauteur de l’héroïne, laissant percevoir Calum dans des contre-plongées marquées qui soulignent son influence sur l’enfant. La volonté d’émuler le regard de Sophie est également signifiée par l’apparition récurrente d’un caméscope. Charlotte Wells met en scène la jeune fille qui filme elle-même Calum. La cinéaste restitue parfois ces images capturées par la fillette à l’écran, comme des fragments indélébiles de ses souvenirs. Pourtant, les confessions les plus bouleversantes ne sont pas immortalisées sur cassette mais se gravent dans la mémoire. Lorsque Sophie questionne innocemment son père sur son enfance, celui-çi lui intime l’ordre d’éteindre le caméscope pour qu’il lui raconte la maltraitance qu’il a subi. Leur image se reflète sur l’écran éteint d’une télévision, leur dialogue n’appartient qu’à eux. 

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En sacralisant cet espace de parole, Aftersun laisse imaginer que ces quelques jours en Turquie sont un des seuls instants de communion entre Calum et Sophie. Le film énonce clairement qu’ils ne se voient que très peu, et durant ces vacances, ils ne sont ensemble que pour cette fois que l’on redoute douloureusement être la dernière. L’effroyable couperet de la fin du séjour est un marqueur temporel clairement établi par le récit et une épée de Damoclès qui plane sur les personnages. Au terme de leur voyage, les protagonistes seront invariablement séparés malgré leur amour intense, faisant de ce déchirement une petite mort. Au cours d’une scène, la jeune fille supplie son père de prolonger leur périple, manifestant ainsi les derniers reliquats de l’insouciance de son enfance qui se heurte à la fatalité du monde adulte. L’émotion qui découle de chaque étreinte est magnifiquement exacerbée par cette prise de conscience de la précarité du lien qui unit les deux personnages principaux. En offrant quelques brefs visuels du futur de Sophie, Aftersun devient une course contre l’oubli. La jeune fille devenue femme recompose sa mémoire en affrontant son passé et le temps qu’on imaginait perdu refait surface dans un torrent de larmes. La mémoire du père se perpétue chez sa fille, au plus profond de son âme.  

La nostalgie des jours heureux est constante dans la réalisation de Charlotte Wells qui fusionne ses personnages dans de très nombreuses scènes pour renforcer leur union. Le bras protecteur de Calum enlace Sophie plongée dans le sommeil, une danse joyeuse souligne la complicité des protagonistes et dans un bain de boue, la peau du père et de la fille deviennent semblables. Cependant, le spectre de l’abandon potentiel est tout aussi omniprésent et son ombre étouffante plane sur le récit. Comme autant de coups de poignard dans le cœur du spectateur, Aftersun laisse présager d’un déchirement à venir à travers une succession de séquences de plus en plus explicites. Calum effectue d’abord une séance de plongée préfigurant symboliquement sa noyade psychologique, au cours de laquelle il laisse Sophie désespérément seule sur un bateau. Puis, dans une envie de communion avec son père, la jeune fille l’implore de chanter avec elle lors d’une soirée karaoké. Pourtant Calum refuse obstinément, laissant la fillette seule sur scène dans un instant de solitude extrême qui marque une rupture éprouvante entre les deux personnages principaux. Enfin, le gouffre qui les sépare désormais se concrétise pendant la soirée qui s’ensuit, lorsque le père et la fille s’abandonnent mutuellement, l’un tourné vers ses affres personnels qui le conduisent vers une mort spirituelle, l’autre vers une adolescence qui naît à peine. Calum espère qu’il sera toujours présent pour son enfant et pour guider ses expériences, mais il n’est déjà presque plus là. Les vacances sont l’expression ultime d’un amour qu’il ne sait plus comment manifester.

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Dès lors, Aftersun entoure Calum d’évocations subtiles d’une dépression qui assaille son être. Grâce à la nostalgie inhérente à la forme qu’elle emploie et à la volonté de ne laisser percevoir cette affliction que partiellement, à travers le regard de Sophie, Charlotte Wells trouve une justesse rare dans son propos, qui confère à son œuvre un spleen délicat. Constamment, le père est en recherche d’un équilibre perdu, notamment à travers les séances de Taï Chi qu’il pratique et qui sont censées lui apporter une forme de sérénité. Néanmoins, Calum semble partiellement conscient que bientôt il tombera dans les abîmes du désespoir. Dans une vaine tentative de transmettre à son enfant un leg dérisoire, il contraint Sophie à apprendre les bases de l’autodéfense, redoutant le moment où elle devra affronter seule une vie qu’il sait éprouvante. Cependant, en faisant de la peur son héritage, le père perpétue involontairement une partie de son mal-être chez sa descendance. Dans une scène émotionnellement difficile, la jeune fille décrit les prémices d’un syndrome dépressif, certes enfantin, mais déjà présent. Aftersun partage alors parfaitement son image en deux, consacrant la première moitié de l’écran à la pré-adolescente fatiguée de sa journée, la seconde à Calum, complètement muet à l’écoute des tourments de Sophie qui sont un écho de ses propres sentiments. L’idée d’une transmission de la mélancolie est aussi symbolisée par un tapis turc. Le père raconte à sa fille que chaque motif évoque un souvenir lointain, et dans une séquence où il est seul, il s’allonge dessus comme pour communier avec un passé disparu. Lors d’un des brefs passages montrant Sophie adulte, le tapis de la nostalgie se retrouve dans l’appartement de celle qui est désormais devenue femme et qui semble affronter un quotidien éprouvant. Si Aftersun fait même quelques allusions à un suicide potentiel, prolongeant à l’extrême une apnée de Calum, le mettant en scène au bord du vide sur la rambarde d’un balcon, ou en le faisant plonger dans une mer déchainée, Charlotte Wells ne confirme jamais cette hypothèse et préfère laisser planer un doute judicieux. Le père s’est mystérieusement évanoui dans les limbes du temps, emporté par l’une de ces séquences stroboscopiques allégoriques et récurrentes où la fureur des corps s’oppose au calme des vacances jusqu’à en contaminer les instants de bonheur filial les plus purs.

Aftersun inverse alors les rôles. L’adulte semble le plus fragile et bien souvent l’enfant est le plus pragmatique, malgré sa perception partielle du monde. Métaphoriquement, Sophie couche dans un grand lit tandis que Calum est recroquevillé sur un minuscule matelas. Les deux protagonistes sont séparés par le décor et la plus jeune est tournée vers une immensité qui la dépasse tandis que son aîné adopte une position presque foetale. À l’évidence, l’héroïne n’a plus sa place dans le microcosme de l’enfance et souhaite affronter le futur. Elle refuse d’ailleurs initialement de se confronter aux enfants de son âge qu’elle renie. La fillette a trop vécu pour croire encore à l’innocence, on devine que la séparation de ses parents et l’absence du père l’ont contraint à grandir trop vite. Une part de malice s’exprime toujours chez elle, notamment manifestée par son appétit démesuré pour les glaces, mais ses centres d’intérêt sont déjà tournés vers l’adolescence qui s’impose davantage qu’elle ne s’aborde sereinement. Le long métrage symbolise clairement cette transition à travers un bracelet qu’une jeune fille plus âgée transmet à la protagoniste. Le ridicule bout de plastique devient un flambeau allégorique, une façon pour elle d’être adoptée par une autre génération et de jouir d’une nouvelle liberté. Le malaise qu’elle perçoit chez son père l’invite aussi à épouser de nouvelles responsabilités. À seulement 10 ans, Sophie devrait être choyée par ses parents, pourtant elle doit apporter un secours affectif à Calum. À l’instar du spectateur, elle ne comprend pas les racines des angoisses de son père, mais elle a pleinement conscience de sa souffrance et tente avec ses maigres moyens de soigner l’affliction par la manifestation de son amour. En se rappelant simplement la date de son anniversaire, Sophie ébranle une première fois Calum et le spectateur. En invitant des touristes à chanter à cette occasion, sa prévenance devient bouleversante dans l’une des plus belles scènes du film. 

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Pourtant, ses tentatives désespérées d’extraire son père de son désespoir sont vouées à l’échec. Si Sophie veut grandir, Calum se tourne vers le souvenir d’un passé lointain. Régulièrement, le père montre un manque de maturité qui apparaît d’abord amusant avant de devenir glaçant. Ses projets d’avenir incertains prêtent à sourire, avant que l’on ne comprenne implicitement que Calum n’envisage pas de vieillir sans être mort. Lorsque le personnage invite sa fille à frauder dans un restaurant, l’idée d’un instant complice est installée, mais une poignée de minutes fugaces plus tard, le manque de responsabilité du père met en danger Sophie, livrée à elle-même dans une ville qu’elle ne connaît pas. Calum, en errant dans les rues en quête d’identité, a abandonné sa fille malgré lui. Les derniers plans de Aftersun souligne la distance qui les sépare à l’issu du séjour en Turquie, lorsque Sophie monte dans l’avion qui la ramène chez sa mère, tandis que son père emprunte un infini couloir qui le mène vers cette fête stroboscopique néfaste perçue en filigrane pendant tout le long métrage et qui semble être un écho de sa jeunesse perdue à jamais. Dans la cohue des corps, il exprime sa fureur de vivre mais se noie après avoir été confronté à une vision de Sophie adulte. Aftersun témoigne autant de l’intensité d’un amour que d’une sinistre fin des sentiments, entachés pour toujours par l’abandon d’un père.

Le long métrage préfigure néanmoins de cette séparation durant presque tout son déroulé, laissant Sophie seule face à la découverte de sa féminité naissante et de ses premiers amours. C’est en solitaire qu’elle constate qu’elle deviendra bientôt femme et qu’elle se construit une intimité. Calum enduit son dos de crême solaire au début du film, mais après quelques jours, la jeune fille finit par refuser le geste, prenant possession de son corps. Elle ne veut plus être enfant et aspire elle-même à grandir, comme le montre sa fascination pour les vacanciers légèrement plus âgés. Néanmoins, elle reste une fois plus en marge de ce nouveau monde. Elle est au plus proche des adolescents au cours d’une soirée alcoolisée, mais ne consomme aucune boisson. Elle les aperçoit flirter et s’embrasser, cependant Charlotte Wells impose une distance physique entre Sophie et ses camarades. La piscine de l’hôtel devient le lieu privilégié où la découverte du futur s’exprime. Dans les premiers temps du récit, la protagoniste partage le bassin avec son père au cours des jeux enfantins mais quelque temps plus tard, c’est dans l’eau qu’elle aperçoit deux adolescents s’enlacer sensuellement. L’avenir émotionnel est encore lointain mais il n’est plus inconnu, il est perceptible pour la jeune fille qui voit une part de sa candeur et de sa naïveté disparaître. Toutefois, Sophie avance à son rythme, avec son courage constant mais aussi sa part de secret. Sous un éclairage discret qui invite à l’intimité, elle embrasse un garçon pour la première fois, associant à jamais ce souvenir inoubliable à ces vacances hors du temps. Sa route personnelle peut s’initier.

Aftersun est un film d’une sensibilité hors du commun qui amplifie la moindre émotion. Grâce à une mise en scène subtile et toujours élégante, Charlotte Wells fait cohabiter angoisse et espoir d’une jeunesse chamboulée, dans une œuvre bouleversante.

Aftersun est actuellement au cinéma.

Nicolas Marquis

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