(Circus World)
1964
Réalisé par : Henry Hathaway
Avec : John Wayne, Claudia Cardinale, Rita Hayworth
Film fourni par Rimini Éditions
Du chaos de son élaboration au faste esthétique manifeste, Le Plus Grand Cirque du Monde réussit l’improbable pari de s’affranchir des épreuves de sa conception pour resplendir à l’écran. Désormais disponible chez Rimini Éditions dans un mediabook à la hauteur de son raffinement, le long métrage d’Henry Hathaway est avant tout un parcours du combattant pour l’accomplissement d’un projet cinématographique, une guerre de coulisses dont Spencer Mc Andrew, descendant du scénariste lointainement attaché au film Philip Yordan, livre le passionnant récit dans les bonus de cette nouvelle édition. En 1964, l’empire du producteur Samuel Bronston est en pleine déchéance. Après avoir caressé la gloire avec Le Cid, en 1961, la société accumule les échecs commerciaux et périclite lentement. Dans le sillage de la déroute des 55 jours de Pékin, la firme investit massivement dans des longs métrages à gros budget et aux têtes d’affiche prestigieuses, sans réussir à renouer avec le succès. Au même moment que se construit Le Plus Grand Cirque du Monde, l’essentiel des forces de l’entreprise est mobilisé sur La Chute de l’Empire romain, qui sonnera le glas pour la société de production. La grande fresque consacrée aux trapézistes, dompteurs et autres clowns prend alors des allures de chant du cygne, un ultime éclat resplendissant avant que le rideau ne se baisse pour la dernière fois. Aux origines du projet, le réalisateur Nicholas Ray est longtemps pressenti pour mettre en scène le film. Le cinéaste se prend de passion pour les destins uniques des artistes de cirque, tandis que l’auteur Bernard Gordon insuffle une âme européenne à cette épopée relatant le parcours d’une troupe américaine qui gagne le vieux continent. Malheureusement, alors que les contours de l’intrigue sont déjà bien esquissés, Nicholas Ray tombe gravement malade et se voit contraint de renoncer la mort dans l’âme à son poste, entamant par là même une retraite longue de dix ans. En quête d’un nouveau réalisateur, Bernard Gordon fait la rencontre de Frank Capra. Tous deux ivres dans un bar, ils conviennent d’une collaboration qui semble être une aubaine pour le futur du Plus Grand Cirque du Monde. Le metteur en scène de La vie est belle n’est plus tout à fait un artiste incontournable, mais il reste une sommité dans le milieu du cinéma. Néanmoins, il réclame, contrairement à son habitude, d’être également scénariste du film, et alors que la communication autour du long métrage bat son plein, annonçant fièrement la présence du réalisateur, les producteurs se heurtent à une déconvenue inattendue. Le script rendu par Frank Capra est jugé si médiocre qu’il en devient incompréhensible, à tel point que l’auteur est débarqué du projet. Pour pallier à ce revers, les financeurs désespérés se tournent vers John Wayne, acteur principal du long métrage. Le comédien est désormais loin de ses plus grandes heures de gloire et dans l’espoir de raviver la flamme du succès, il persuade les producteurs qu’Henry Hathaway, pour lequel il a joué dans de nombreux westerns, est le metteur en scène approprié. Le tournage du Plus Grand Cirque du Monde débute donc dans la confusion, sans scénariste attitré, sous l’emprise d’un réalisateur autoritaire et d’un acteur qui dicte sa loi sur le plateau. Julian Halevy, pourtant banni d’Hollywood à l’époque, sera dépêché pour assurer un minimum de cohésion dans le script, mais le long métrage hérite tragiquement des heurts de sa conception, laissant percevoir quelques défaillances dans son résultat final. Néanmoins, ce que Le Plus Grand Cirque du Monde perd en cohérence scénaristique, il le compense par un aspect graphique ensorcelant et par une sincérité émotionnelle de chaque instant. Le film est un petit joyau méconnu, fruit du labeur de tous ces pères différents qui ont chacun insufflé une part de leur esprit rêveur dans une œuvre résolument optimiste et amoureuse des arts du cirque.
Patron d’un cirque américain au succès retentissant, Matt Masters (John Wayne) décide de quitter les États-Unis pour poursuivre son rêve, faire voyager ses artistes vers l’Europe, terre ancestrale des arts de la piste. En compagnie de sa fille spirituelle Toni (Claudia Cardinale) et de l’ensemble de leur troupe, ils naviguent vers l’Espagne, mais perdent toutes leurs possessions dans le naufrage de leur bateau, en port de Barcelone. Les artistes sont alors contraints de repartir de zéro et de sillonner le vieux continent pour trouver de nouveaux numéros afin de refonder leur cirque. Au fil du périple, l’histoire tumultueuse des origines de Toni se dévoile. Enfant de trapézistes, elle a perdu son père toute jeune dans une chute mortelle et a dû faire face à l’abandon de sa mère Lili (Rita Hayworth), partie en exil. Leurs chemins se croisent à nouveau, et les secrets se dévoilent, laissant deviner le spectre d’une relation amoureuse adultère passée entre Lili et Matt. Entre désillusions et quête d’émancipation, Toni réclame son droit d’exister, de se défaire du protectorat oppressant de Matt pour devenir voltigeuse, et d’aimer qui elle entend.
Pour adresser un vibrant hommage aux hommes et aux femmes qui vouent leur existence au cirque, le long métrage investit tout autant les coulisses de ce microcosme que la piste où se joue de flamboyants numéros de haute voltige. Colère, drame, mais aussi amour et abnégation trouvent leur incarnation à l’ombre des roulottes, une fois le rideau tiré. Le Plus Grand Cirque du Monde est une chronique de la vie de bohème de ces artistes qui n’ont presque rien, mais qui sont riches du sourire et de la clameur de chaque spectateur. Tous les gestes et toutes les décisions sont pensés pour le public, parfois au détriment de l’épanouissement personnel. Le grand spectacle proposé par le film n’est ainsi pas circonscrit au chapiteau, car bien que les scènes de représentations marquent un point culminant du récit, de véritables morceaux de bravoure se jouent loin des projecteurs, lorsque qu’au péril de leurs vies, les artistes tentent de préserver leur idéal commun. Matt et Toni apparaissent presque plus héroïques lors de l’impressionnante scène du naufrage ou lors de celle de l’incendie criminel de la tente du cirque, que lors de leur numéro. À bout de force, le corps frappé par les épreuves, ils sauvegardent un mode de vie presque utopique. Derrière chaque dompteur et chaque funambule il y a un individu, fort de ses différences, mais dévoué à l’équilibre de la communauté. Les artistes sont d’origines diverses, symbolisées par la multitude de drapeaux qui ouvre la parade du cirque, mais leur assemblée disparate est animée d’un rêve collectif. L’égalité absolue règne parmi eux, car bien que Matt semble être la tête pensante de la troupe, ils ont tous un pouvoir de décision dans l’avenir du groupe. Ils sont tous assis à la même table lors des repas et ils peuvent tous être clowns d’un jour, comme lorsque Toni troque son déguisement habituel de cowgirl pour enfiler un nez rouge et amuser les enfants. La piste est le catalyseur scénaristique des intrigues des coulisses, mais également un point final des querelles. Sous le chapiteau, les tensions s’effacent par amour du spectacle.
Le Plus Grand Cirque du Monde se défait à ce titre de l’apparat américanisé du cirque, pour renouer avec une épure plus traditionnelle de la mise en scène des numéros, en cohésion avec l’âme européenne qu’épousent désormais Matt et les siens. Les artistes se détournent progressivement de leurs racines pour tutoyer celle de leur art. Si dans les premiers temps du film, ils s’illustrent dans des performances de cascade à cheval et de tir de précision qui épousent le maquillage du Far West, ils renoncent finalement à ce tronquage de l’Histoire et des fantasmes de l’Ouest sauvage pour retrouver la splendeur brute et sans faux-semblant de la performance physique. Les États-Unis ont digéré les arts du cirque et les ont transformés, mais la splendeur de leur discipline réside pourtant dans la simplicité des émotions, dans l’ébahissement primaire du public, dans sa peur et dans ses rires. Pour n’importe quel spectateur de l’époque, impossible de ne pas voir dans Le Plus Grand Cirque du Monde la volonté explicite de John Wayne et d’Henry Hathaway de quitter, au moins l’espace d’un film, le registre du western qui a fait leur gloire pour tendre doucement vers une autre forme de cinéma. Réalisateur et acteur, à l’instar des personnages du long métrage, abandonnent leur déguisement usuel pour caresser la substance primaire de l’art dramatique. Assis dans le public d’un cirque allemand, Matt se montre ainsi brièvement sensible à la poésie délicieusement lunaire d’un clown qui s’émerveille d’une ballerine, son esprit aventureux laisse place à l’expression des sentiments profonds. Néanmoins, derrière chaque instant de grâce se cache un entraînement rigoureux qui invite au dépassement de soi. En plongeant dans les coulisses du cirque, le long métrage entend rendre hommage à la témérité d’hommes et de femmes qui font de presque chaque seconde une occasion de parfaire leur numéro. Souvent montrés en arrière plan, les artistes souffrent sur les trapèzes, suent sur les cordes, risquent leur intégrité physique sur les chevaux, et se mettent même en péril face aux fauves colériques. La volonté de l’être triomphe de l’épreuve du corps. À l’explosion festoyante d’une représentation qui ouvre le film succède d’inlassables minutes de résilience, de contraintes et de courage, dans l’envers du décor. Les artistes acceptent une part inaliénable de danger, mais ils remportent chaque soir leur combat contre la mort, explicite à travers les évocations du destin tragique du père de Toni, implicite dans la trajectoire d’un dompteur de tigres craintif. Vouloir protéger sa disciple devient ainsi vain pour Matt. La passion de Toni l’attire irrévocablement vers la haute voltige, et la fille devenue femme est vouée à s’émanciper de la solide figure tutélaire du patron du cirque pour vivre son rêve de piste aux étoiles, affranchie dans les hauteurs du chapiteau.
Pour conjurer le mauvais sort et défier le destin, les rites et croyances des artistes de cirque deviennent presque une religion. Le quotidien de funambule est fait de bons et de mauvais présages, auxquels Le Plus Grand Cirque du Monde accorde une part de vérité affirmée. Incarnation de ce mysticisme païen, Toni voit les sinistres augures qui se dessinent lorsqu’un oiseau apparaît sous le tente de sa troupe, et le récit malicieux confirme la triste prémonition. À l’inverse, elle croit que des plumes de hibou la protègent d’un accident tragique, et au péril de sa vie, elle ressort indemne des plus vives épreuves, miraculée des flammes. Ironiquement, une nouvelle génération épouse la tradition, tandis que le pragmatique Matt veut s’en détourner, mais la vérité est conférée aux rêveurs qui acceptent les mystères et qui perpétuent l’âme ancestrale du cirque jusque dans ses superstitions. Pour plonger dans l’esprit de l’art avec lequel il souhaite communier en gagnant l’Europe, Matt doit en accepter le folklore, et l’ancien est à ce titre autant maître qu’élève. Son futur ne peut se tracer qu’à la lumière du passé. Il doit rompre avec le regard américain du cirque, pour adopter celui européen, hérité des plus grandes familles que le patron connaît sans les comprendre initialement. Ce n’est qu’au terme de son périple initiatique qu’il sera montré en adéquation avec l’âme du vieux continent, lorsque par un malheureux concours de circonstance il doit se défaire d’une partie de la toile de sa tente, laissant entrevoir les fontaines italiennes. Cirque et monuments historiques ne font plus qu’un. Pour guider le spectateur dans cette exploration générale de la substance profonde de l’art du cirque, Le Plus Grand Cirque du Monde marie enjeux globaux propres à l’entreprise de Matt et découverte intime de la lignée de Toni. Sous les traits d’une somptueuse Claudia Cardinale qui se révèle être le cœur battant de fougue du film, l’art devient l’expression collective de destins personnels. Mort et vie, haine et amour, colère et pardon dansent sur des airs mélancoliques, l’ombre d’un père disparu et l’absence d’une mère ont pesé sur les épaules de la jeune femme, mais rien n’a pu défaire la passion héréditaire de cette famille pour la haute voltige. La fascination des hauteurs et l’extase du spectacle se transmet dans le sang, comme une irrépressible vocation. Pour les êtres comme Lili qui ont un temps renoncé à leur raison d’être, la poursuite de l’art n’est jamais morte, elle est simplement endormie, prête à ressurgir. Les membres de la troupe sont à ce titre unis au-delà des mots. Leur amour ne se verbalise que très peu à l’écran, ils sont à jamais soudés d’une vérité que seuls les artistes peuvent connaître et qui s’affranchit du langage.
Le cirque est alors le lieu de toutes les émancipations. Celle d’un groupe en premier lieu, qui vit en marge de la société, qui met en commun chaque richesse, et qui réclame son autosuffisance à la sueur du front. La troupe est un cocon de chaleur humaine, menacé par la colère mais solide malgré les épreuves. Toni a perdu un père, mais elle en a gagné des dizaines d’autres, son enseignement s’est fait à la lumière de la sagesse des anciens, dans cette bulle en dehors du monde conventionnel des hommes. Un même esprit anime clowns et funambules, voltigeurs et simples couturières, tous rendus égaux. La piste est lieu de réunion entre passé et présent, mais également un cimetière des vieilles rancœurs. Sous le chapiteau, l’ombre de la vengeance menace de s’abattre sur Toni, victime injuste d’une vendetta aveugle, mais pourtant, la belle renonce à la haine pour que dans les hauteurs de la tente, mère et fille ne soit plus que deux performeuses liées d’un cordon ombilical métaphorique reconstitué. Le desespoir est vaincu, la bienveillance rayonne comme un soleil, sans pourtant que Le Plus Grand Cirque du Monde ne sombre dans la candeur trop exacerbée, notamment grâce à sa volonté d’offrir une indépendance nouvelle à Toni. Avant toute chose, le film est le récit d’une femme naissante, qui s’inscrit dans une communautée mais qui affirme dans le même temps sa propre identité. Elle a été enfant du cirque, mais elle est unique, consciente de sa propre sensibilité émotionnelle et de sa sensualité. L’amour est la finalité de toutes les intrigues, celle de Toni qui découvre les sentiments, celle de Matt qui réveille son cœur endormi. Sous le feu des projecteurs, les ondulations du corps des funambules matérialisent leur psyché. Pour l’art et par l’art, les hommes s’affirment.
Le Plus Grand Cirque du Monde offre un grand spectacle noble, qui marie subtilement les enjeux intimes et globaux. Une fresque hypnotisante, enthousiasmante, et galvanisante.
Le Plus Grand Cirque du Monde est disponible chez Rimini Éditions, dans une édition Mediabook 2 DVD et 1 Blu-ray, disponible à ce lien :
https://store.potemkine.fr/dvd/3760233157076-le-plus-grand-cirque-du-monde-henry-hathaway/
Elle contient :
– Nouveau Master HD
– un livre de 100 pages, où il est notamment question des conditions de production et de réalisation du film, de la carrière de Henry Hathaway, de la musique de Dimitri Tiomkin et des liens entre cirque et cinéma.
– deux bonus exclusifs réalisés pour cette sortie vidéo, deux interviews de Spencer Mc Andrew, écrivain et petit-fils du scénariste et producteur Philip Yordan.