1997
Scénario : Daniel Clowes
Dessins : Daniel Clowes
Livre obtenu par nos propres moyens
Jeunesse dorée
En février 1964, sur la couverture du comics Strange Adventures #161, le monde touche à sa fin. Sous un soleil écrasant qui jette une chaleur apocalyptique sur notre terre, une famille agonise dans la terreur. Le futur auteur et illustrateur Daniel Clowes n’a que 4 ans lorsqu’il est confronté pour la première fois à ce visuel. Profondément ébranlé, il fond en larmes et se frappe la tête de rage contre les murs. L’artiste en devenir fait pour la première fois l’expérience de la force d’évocation des dessins et manifeste une sensibilité exacerbée face à eux dès son plus jeune âge. Les muses du neuvième art se sont penchées sur cet enfant de Chicago, et du chaos de cette rencontre initiale naît une passion qui se transformera progressivement en profession. Après avoir dévoré des comics durant son adolescence, Daniel Clowes quitte le cocon familial de son Illinois natal en 1979, pour poursuivre ses rêves dans l’ébullition de New York. Au sein de la Pratt Institute, il suit un cursus en Beaux-Arts et obtient son diplôme en 1984. Sur les bancs de l’université, il noircit les feuilles de ses traits épurés mais précis, parfait son style unique, et noue également des amitiés qui lui permettront de publier ses premiers travaux. Seulement un an après la fin de ses études, il fonde la modeste maison d’édition Look Mom Comics, en compagnie de son camarade Rick Altergott, mais c’est surtout à travers ses illustrations pour la revue satirique Cracked que Daniel Clowes se fait un nom dans le milieu. L’auteur cherche néanmoins à se diversifier, à offrir des histoires moins potaches que celles du magazine, et bien qu’il reste fidèle à la revue jusqu’à la fin de sa publication, il s’attèle en parallèle à la création d’un personnage issu de son imaginaire, Lloyd Llewellyn.
Le monde du comics qui avait ébloui le jeune Daniel Clowes l’accueille désormais à bras ouvert. Grâce à Lloyd Llewellyn, auquel il se dévoue de 1985 à 1989, il rejoint les rangs de la maison d’édition indépendante Fantagraphics, dont il devient rapidement l’un des plus fiers représentants. Au terme de cette première aventure, la société offre un espace de libre expression absolue à l’artiste. Dans la publication Eightball, Daniel Clowes à tout le loisir de laisser vaquer son imagination au rythme de ses envolées déjantées. Durant 15 ans, l’auteur y livre ses récits aujourd’hui devenus iconiques, et se voit couronné de multiples prix prestigieux, au point de devenir un porte-étendard du comics indépendant underground. Les recueils des histoires développées dans Eightball offrent à Fantagraphics une renommée nouvelle et figurent parmi les plus grands succès du petit éditeur. Like a Velvet Glove Cast in Iron en 1993 et Pussey! en 1995 sont ainsi tous deux plébiscités, mais c’est avec Ghost World, en 1997, que l’artiste tutoie la gloire. À une époque où le comics ne se vend encore généralement que dans les enseignes spécialisées, le titre s’impose dans les librairies traditionnelles. L’œuvre quitte même le papier en 2001 afin d’être adaptée au cinéma, offrant à Daniel Clowes une nomination aux Oscars pour son travail sur le scénario. Malheureusement, l’ouvrage reste assez méconnu en France. Il est parfaitement identifié par les spécialistes, adoubé par la critique, mais l’engouement public n’a pourtant jamais été semblable à celui manifesté outre-Atlantique. En faisant l’acquisition du catalogue des œuvres de Daniel Clowes, Delcourt offre cette année un nouveau coup de projecteur sur un auteur fascinant, et la redécouverte de Ghost World est un rendez-vous incontournable de cette vague de ressorties initiée par l’éditeur.
Deux contre le monde
Dans une ville anonyme des États-Unis, Enid et Rebecca sont deux amies soudées, tout juste sorties du lycée et se préparant à prendre leur place dans le monde des adultes. Le crépuscule de l’enfance signe la fin des grandes espérances et au rythme de leurs discussions crues se dessine une grande défiance envers une société qu’elles répugnent. Errant dans les rues, se confrontant à des anciens camarades et à une galerie de personnages souvent pathétiques, partageant leurs souvenirs, les deux jeunes filles tentent de trouver une identité propre dans un univers hostile.
Parias d’un monde dont elle se marginalisent volontairement, Enid et Rebecca sont unies par leur dégoût de leurs semblables davantage que par les liens de l’amitié qui soudent le duo. Les deux protagonistes semblent autant connaître les codes sociaux de l’adolescence qu’elles les maudissent. Les mirages de la jeunesse américaine n’ont plus d’emprise sur elles, désormais lucides sur la réalité d’une société où se meurent les grandes espérances de l’enfance. Ghost World prend l’apparence d’un Coming-of-age savoureusement désenchanté, dans lequel les rêves sont sacrifiés sur l’autel de la bassesse humaine. Au moyen de sa plume subtilement acerbe, Daniel Clowes confronte l’intelligence exacerbée de ses héroïnes à la candeur de leurs camarades encore bercées d’illusions. D’un œil accusateur, au point de parfois se réjouir de voir leurs anciennes amies se ridiculiser ou souffrir, Enid et Rebecca assistent avec une certaine malice à l’ascension et à la chute de celles qui n’ont pas conscience qu’elles ne sont que victimes d’un système.
Même si Enid semble parfois pédante, l’alchimie du binôme est solidifiée par cette conscience manifeste d’un avenir tortueux. Néanmoins, le récit trouve sa richesse dans une volonté de nuance perpétuelle. Les deux jeunes femmes ne sont pas heureuses de leur statut, elles sont simplement plus clairvoyantes que leurs semblables. À quelques subtiles occasions, Ghost World laisse même imaginer que les protagonistes aimeraient être encore en mesure de croire à leurs rêves d’enfant, et que l’acceptation de l’âge adulte est une forme de deuil idéologique. Leur cruauté n’est qu’une carapace, percée à jour lorsqu’une ancienne amie frappée d’une tumeur se confronte à elles, manifestant la véritable horreur de l’existence.
Ghost World devient le récit de deux âmes perdues, qui se sont trouvées à la lumière de leur solitude affective, et qui l’espace de quelques semaines éprouvent du réconfort dans le partage d’une douleur de vivre jamais réellement exprimée mais qui se devine en quelques instantanés émouvants. Si le monde s’impose à Enid et Rebecca dans cette période de transition de leur vie, alors elles peuvent au moins compter sur le secours de l’autre. Dans cette volonté de symbiose, l’auteur ne cesse jamais d’offrir des traits d’union visuels entre ses personnages principaux. Souvent montrées sur la même case, elles sont également parfois réunies par le fil d’un combiné de téléphone, ou plus explicitement en se tenant timidement la main, au plus fort de leur détresse. Toutefois, Daniel Clowes oppose également ostensiblement ses égéries. Leurs physiques n’ont rien de comparables, Enid étant petite et brune, tandis que Rebecca est qualifiée textuellement de “fantasme blond et élancé de tous les hommes”. Leurs caractères sont également radicalement différents, entre l’exubérance de la première, et la retenue de la seconde. Leur parcours commun ne peut dès lors qu’être éphémère, et Ghost World devient la parenthèse désenchantée d’une amitié vouée à se défaire une fois la réalité du monde appréhendée.
Le monde fantôme
Même si Daniel Clowes est un homme, la volonté profonde de son récit est de faire épouser au lecteur le point de vue de deux femmes, avec une grande justesse. Les héroïnes prennent conscience de leurs corps, dans une société souvent décrite comme patriarcale. Autour d’elles, une horde de prédateurs semble prête à jeter leur dévolu sur elles, et à se repaitre de leurs attraits charnels. L’évocation de l’acte sexuel est ainsi presque toujours effroyablement déconnectée du sentiment amoureux. Pourtant, l’ouvrage oscille constamment entre cette prise de conscience exprimée dans le texte, et l’espoir d’une idylle fantasmée qui se dérobe aux protagonistes. Enid et Rebecca sont désormais assez grandes pour faire le deuil de leurs rêves de petites filles et elles relatent leur passé affectif avec un nihilisme constant. Ainsi, la rencontre avec un ancien petit ami n’est que l’occasion de l’insulter copieusement, et le récit des premières expériences sexuelles des deux héroïnes, évoquées dans un numéro entier du recueil, est teinté d’un fatalisme éprouvant. Les deux amies ont cru un temps à un amour romanesque, et ont immédiatement constaté avec désarroi la réalité des sentiments.
Pourtant, une part de leurs êtres continue d’entretenir timidement le fantasme d’un homme idéal, souvent inaccessible, même par la rêverie. Enid éprouve de l’attirance pour un professeur, mais est incapable de l’imaginer l’étreindre. De la même façon, elle idéalise un auteur de bande dessinée qui est une transposition explicite de Daniel Clowes dans le récit, mais confrontée à lui, elle ne perçoit que sa laideur. Enid et Rebecca sont dans une période de transition, au cours de laquelle elles comprennent lentement que l’être idéal n’existe pas, et qu’il faut accepter la part de défaut de l’autre. Ghost World emprunte alors un ton désabusé, et invite les héroïnes à affronter l’incontournable en s’abandonnant aux bras d’un garçon simple, mais altruiste, capable de leur apporter un bonheur qui se construit davantage qu’il n’est inné. L’amour adolescent n’existe plus au moment où prend place Ghost World, et celui adulte se refuse pour le moment aux protagonistes, qui assimile toutefois avec émoi la beauté d’une union sur la durée à travers la vision d’un couple de personnages imparfaits physiquement mais ouvertement épris l’un de l’autre. Le récit se révèle alors particulièrement humain, dans ce que l’homme peut avoir de magnifique comme de plus pathétique, et la volonté graphique de Daniel Clowes d’opposer l’extrême rondeur des visages à l’angularité des décors prend tout son sens.
En démystifiant le sentiment amoureux, Ghost World s’inscrit dans le prolongement d’une démarche qui vise à désacraliser le monde des adultes pour en souligner les errances profondes. Enid et Rebecca perçoivent désormais que les figures d’autorités auxquelles elles se soumettaient ne sont que de vastes supercheries. Régulièrement, Daniel Clowes emploie l’écran d’une télévision comme expression de cette duplicité et de l’intelligence nouvelle trouvée par ses héroïnes. Les deux amies ne sont plus dupes face à l’hideuse réalité de la société, et décèlent immédiatement les mensonges d’un comédien de Stand-up qui se fait passer pour un marginal, comme ceux d’un homme politique qui utilise l’une de leurs anciennes camarades pour un spot de campagne, malgré les opinions contraires de la jeunes fille. Le “Monde fantôme” de Daniel Clowes est un univers aussi éprouvant que volontairement ridicule, dans lequel les clés de la raison n’appartiennent à personne et où les idoles vacillent devant les saillies crues des deux protagonistes. Arrivées à l’âge de raison, Enid et Rebecca comprennent qu’elles vivent dans un environnement malade, et que leur destin ne sera jamais plus que ce qu’elles souhaiteront en faire. Le comics est alors analogue à une invitation habile à affirmer sa propre identité, et à bâtir son propre futur, malgré les difficultés et les désillusions.
Pour exorciser les innombrables démons qui les entourent, les deux jeunes filles les pointent du doigt et se rient d’eux dans le secret de leurs discussions. Le sordide rédacteur en chef d’un magazine violent faisant l’apologie de l’antisémitisme et de la pédophilie est ainsi ouvertement dénoncé par le récit, et malgré sa prétention écœurante, Enid et Rebecca n’ont de cesse de le renvoyer ouvertement à son status d’être minable, bravant sa monstruosité dans le courage de leur jeunesse. Le mysticisme perd également sa part occulte, et bien que les deux héroïnes veulent croire à un aspect fantastique de l’existence qui se dérobent à leurs yeux, elles se confrontent à une réalité banale dès lors qu’elles tentent de percer à jour les mystères de l’inconnu. Enid pense ainsi faire la découverte d’un couple de satanistes, avant de comprendre qu’ils ne sont que deux êtres totalement normaux, à peine excentriques.
La vérité est constamment porteuse de désillusion, et alors que les deux amies s’aventurent dans des lieux qu’elles ont toujours rêvé d’arpenter, elles se heurtent à l’absurdité des mensonges qu’elles se sont racontées. L’excursion fantasmée dans un Diner à l’ambiance évoquant les années 1960 se révèle ainsi décevante, et ne fait que souligner encore un peu plus la vacuité du monde décrit dans le comics, où l’apparence prime sur la substance. Plus explicitement, Enid a toujours voulu pénétrer dans un Sex-shop, au point d’entretenir un culte autour du lieu, mais sur place elle assimile que l’interdit ne cache rien d’extraordinaire. De son périple, elle ne rapporte qu’un masque qu’elle chouaille comme un précieux artefact, mais Rebecca souligne immédiatement le ridicule de l’objet.
Les limbes du temps
Ghost World devient un écartèlement entre les mythes du passé, et le futur immédiat auquel Enid et Rebecca ne peuvent pas se dérober. Tout aussi matures et aventureuses soient les héroïnes du récit, faire le deuil des temps révolus se révèlent souvent impossible. Enid est d’apparence la plus téméraire, mais dans des instants de poésie subtile, Daniel Clowes l’oppose aux reliques de son enfance dont elle ne peut pas se défaire. La jeune femme prend conscience que l’ère de l’innocence est révolue et qu’il ne lui reste plus que ses souvenirs pour conserver une part infime de sa candeur. Un hideux bibelot devient un trésor précieux, la recherche de disques perdus depuis longtemps se transforme en quête salvatrice et face à des photographies de sa famille, celle qui était inflexible s’émeut ouvertement. Les deux adolescentes sont impatientes de grandir et de s’émanciper, mais le passé est le seul point d’attache inamovible, et leur amitié y est ancrée puisque les deux protagonistes semblent conscientes que le temps les séparera. Le comics se vit au présent, mais avec une nostalgie implicite, manifestée lorsque Enid et Rebecca s’émerveillent d’un simple nom gravé dans le bitume, comme si ce simple geste constituait une victoire sur les années qui s’écoulent. Leur propre histoire s’est elle déjà presque évanouie dans les limbes de l’oubli, malgré la tentative récurrente d’effectuer une impossible marche arrière. Le choix de Daniel Clowes d’utiliser des teintes monochromes prend alors tout son sens visuel pour évoquer un passé en train de disparaître.
Pourtant Enid et Rebecca n’ont d’autre choix que de grandir, coûte que coûte, et sans véritable repère. L’avenir est inévitablement source de péril et le dénouement du comics en est la preuve. Daniel Clowes joue avec la temporalité jusqu’ici linéaire, non sans laisser percevoir un certain défaitisme. Ainsi, Enid quitte symboliquement sa ville vers sa future université au volant d’un corbillard, imposant l’image d’une mort idéologique. Autour des deux jeunes femmes, tous les adultes ont perdu une part significative de leur pureté enfantine, et les deux héroïnes tentent vainement de tracer une route différente qui ne peut déboucher que sur une impasse. La peur de l’âge adulte les étreint, et le spectre d’échecs plus importants que ceux nés des tourments de l’adolescence les terrorise implicitement. Démystifier le monde est un acquis, mais effectuer le pas suivant en essayant de s’y inscrire est une mise en danger à laquelle Enid et Rebecca peinent à se résoudre. Si elles ne s’aventurent pas d’elles-mêmes vers le futur, elles savent toutefois qu’elles y seront bientôt poussées. Le monde fantôme est une parenthèse éphémère, un espace temporel où la femme n’est pas encore adulte, mais pourtant plus du tout enfant non plus.
Avec brio, cynisme et fatalité, Daniel Clowes décrit les affres de la fin de l’adolescence dans une œuvre aussi subtile que corrosive. Ghost World est aussi intime qu’universel, aussi drôle que bouleversant.
Ghost World est disponible chez Delcourt à partir du 25 janvier 2023.