(Edipo re)
1967
Réalisé par : Pier Paolo Pasolini
Avec : Franco Citti, Silvana Mangano, Ninetto Davoli
Film fourni par Carlotta Films
En mars 1966, quelques semaines avant d’entamer le tournage de Des oiseaux, petits et gros, Pier Paolo Pasolini est frappé d’un ulcère qui le contraint à rester allité pendant plusieurs jours. Alors reclus dans sa chambre, le cinéaste plonge dans une exploration littéraire des mythes ancestraux, et parcourt les récits de la Grèce antique. Notamment émerveillé par Les Dialogues de Platon, il redécouvre une grammaire qui le marque profondément, et le conduit vers un nouveau périple artistique pluridisciplinaire. L’auteur métamorphose son style une fois de plus, et épouse cette forme immémoriale au fil de ses essais, jusqu’à son décès en 1975. Au théâtre, dans ses écrits, ou au cinéma, il nimbe régulièrement ses œuvres de la démesure et de la pureté propres aux légendes séculaires, en quête d’une vérité absolue. En 1967, Œdipe roi constitue la première pierre filmique de cette démarche. En portant à l’écran la tragédie de Sophocle, et en y transposant ses propres obsessions, le réalisateur manipule son audience en se jouant des attentes, dans ce qu’il considère être son long-métrage le plus personnel. À travers la trajectoire d’Œdipe, le cinéaste théorise avant tout le syndrome qui porte le même nom, alors que protagoniste et Pier Paolo Pasolini lui-même se confondent. Le metteur en scène confesse volontiers s’être propulsé dans le récit, et les rapports conflictuels aux parents propres au héros grec sont ici avant tout une illustration des démons du cinéaste. La dimension autobiographique extrêmement implicite est une clé de compréhension essentielle dans l’approche d’un film parfois austère.
Initialement fils d’une famille bourgeoise lombarde des années 1920, Œdipe (Franco Citti) est abandonné peu de temps après sa naissance, suite aux inquiétudes immorales de son père qui voit un péril futur dans l’existence du jeune garçon. Œdipe roi change alors radicalement d’époque pour s’inscrire dans une Grèce antique fantasmagorique, et rejoindre la tragédie de Sophocle. Œdipe est recueilli et adopté par la famille royale de Corinthe, et grandit dans un bonheur idyllique, ignorant tout de son ascendance biologique. Une fois l’âge adulte atteint, le protagoniste entreprend un voyage initiatique pour consulter l’oracle de Delphes, mais la divination qui s’impose à lui le plonge dans l’effroi : il est prophétisé qu’il tuera son père, et s’accouplera avec sa mère. Face à la fatalité d’un destin qu’il répudie, le héros refuse de retourner dans son foyer et parcourt la Grèce en vagabond. Au hasard de ses voyages, il croise la route de son véritable aïeul, Laïus (Luciano Bartoli), suzerain de Thèbes, et il le met à mort suite à une altercation, ignorant tout de leur lien. Gagnant la patrie de celui qu’il a tué, Œdipe en devient le roi, et prend pour épouse Jocaste (Silvana Mangano), veuve du roi, sans savoir qu’il s’agit de sa véritable mère. Rapidement, une malédiction s’empare de la cité, et la peste frappe la population.
En s’écartant de la temporalité du mythe grec dans les brèves phases d’introduction et conclusion de son œuvre, Pier Paolo Pasolini souhaite faire de la légende d’Œdipe un récit hors du temps et un schéma ancestral qui se répète à l’infini depuis la nuit des temps. Le cinéaste revendique le droit à ne pas être jugé sur sa reconstitution historique, mais uniquement sur sa théorisation poussée des rapports filiaux que la psychanalyse moderne a érigée en complexe. Œdipe roi en dit davantage sur l’être humain dans sa globalité que sur son propre protagoniste, par ailleurs esclave d’un destin qu’il ne commande jamais. Néanmoins, en offrant l’image de la bourgeoisie rurale de l’avant-guerre dans ses premières minutes, le film se coupe autant du mythe de Sophocle qu’il se rattache à son réalisateur. Né en 1922, Pier Paolo Pasolini est lui-même un enfant des classes favorisées de province italienne, à l’instar de son héros. De plus, l’enfance du cinéaste est partagée entre la détestation de son père, un fasciste convaincu que l’auteur maudit, et un fort attachement émotionnel à sa mère. Pour prouver l’universalité de l’histoire d’Œdipe, le réalisateur met son destin personnel en scène, faisant de son œuvre une thérapie publique à travers les modifications apportées au mythe. Pour tisser un fil rouge entre ère moderne et antique, Œdipe roi propose l’image récurrente de la mère du héros, jouant dans son jardin en compagnie de ses suivantes, aussi bien perçue en 1920 que dans le royaume de Thèbes.
La conclusion du long-métrage, elle aussi inscrite dans l’Italie du XXème siècle mais cette fois dans les années 1960, se lie également fortement à Pier Paolo Pasolini en personne. Alors qu’Œdipe s’est crevé les yeux et a quitté Thèbes pour ne plus subir les outrages du destin, il est mené par Angelo (Ninetto Davoli) dans les rues de Bologne, en pleine effervescence. Le protagoniste du récit passe de roi à flûtiste itinérant. Outre le fait que le réalisateur et le protagoniste sont tous les deux des artistes, les airs que joue Œdipe apparaissent significatifs, comme de subtiles références à l’œuvre de Pier Paolo Pasolini. Devant une église, les accords d’une mélodie occidentale résonnent, convoquant l’image de L’Évangile selon saint Matthieu, tandis qu’à la sortie des usines, se sont les notes d’une chanson soviétique qui s’imposent, invitant l’âme marxiste du cinéaste. Le héros et le cinéaste ne sont que des interprètes qui adaptent leur art en fonction de leurs interlocuteurs. De plus, en faisant guider Œdipe par le comédien Ninetto Davoli, le metteur en scène invite également son histoire intime : en 1967, l’acteur et le réalisateur sont en couple, dans ce qui est la grande histoire d’amour de l’auteur. Œdipe et Pier Paolo Pasolini ne font qu’un.
Sans cette piste de réflexion autobiographique, il est parfois difficile de savourer pleinement Œdipe roi, notamment marqué par un rythme traînant constant, et par un surjeu désiré par le réalisateur. En refusant une interprétation classique et en invitant ses acteurs à déclamer leurs répliques avec une emphase disproportionnée, le réalisateur veut retirer au spectateur le refuge qu’offrirait un récit qui ne vaudrait que pour Œdipe, pour le confronter à l’ampleur d’une histoire universelle. Pier Paolo Pasolini pense faire ainsi de son long-métrage un miroir, même si le ressenti final du public est assurément contrasté. L’auteur semble plus inspiré en bouleversant les attentes de son audience quant à la reproduction de la Grèce antique. Il choisit de faire fi de toute vraisemblance : Œdipe roi offre à travers ses costumes et décors un mélange des cultures occidentale, moyen-orientale et africaine. Le film ne se situe pas clairement dans l’Antiquité, mais plutôt dans une parenthèse secrète de la frise chronologique connue, dans une sorte de Pangée allégorique. Puisque le film n’a pas de racine ethnique claire, alors son message est propre à tous les hommes.
En retirant de l’histoire d’Œdipe les éléments surnaturels affirmés de la légende, le metteur en scène accentue sa volonté de placer la légende à l’échelle humaine. Ainsi, le Sphinx que combat le héros pour délivrer Thèbes n’a rien d’un monstre, il n’est qu’un homme muni d’un masque. Les tourments du destin qui accablent le protagoniste ne sont jamais hors du commun, mais toujours explicables rationnellement. Seule la prophétie de l’oracle de Delphes peut sembler paranormale, mais le film souligne ici un paradoxe : sans la divination, Œdipe n’aurait jamais quitté Corinthe, et donc jamais rencontré ses parents biologiques. Ce ne sont pas les dieux qui ont imposé une fatalité absolue sur sa vie, mais bien l’homme qui se prétend en être la voix, par ses simples mots. Œdipe roi cherche à démystifier le religieux, et s’inscrit en ce sens pleinement dans l’œuvre de Pier Paolo Pasolini. Protagoniste et réalisateur se rejoignent encore : Œdipe éprouve une sorte de foi, mais souhaite s’affranchir de la parole du prédicateur; le cinéaste a lui été subjugué par le catholicisme jusqu’à ses quinze ans, avant de rompre avec les préceptes cléricaux, tout en gardant une admiration pour la Bible. Pour le personnage comme pour le metteur en scène, les hommes qui s’érigent en pourvoyeurs d’un message surnaturel constituent des intermédiaires néfastes entre l’humain et le divin, même si Pier Paolo Pasolini comptait parmi ses amis des hommes d’Église modérés.
Plutôt que de cloisonner cette réflexion critique à la simple figure religieuse, Œdipe roi remet en question tout symbole d’autorité, et souligne la duplicité morale tentatrice qui s’invite chez chaque détenteur de pouvoir. En prenant la place de son père, Œdipe ne règne pas avec justice et impartialité, mais se rend coupable d’erreurs de gouvernance grossières, alors que le personnage semblait bon de cœur au préalable. Assis sur son trône, il se coupe de la parole du peuple, qu’il contredit ouvertement. La position de roi l’a rendu aveugle aux tourments de ses administrés, incapable de voir le mal métaphorique de la peste proliférer devant son regard par sa propre faute. Ses péchés ont contaminé ses sujets, et lorsque le protagoniste se crève volontairement les yeux, il ne fait que matérialiser physiquement une cessité de l’âme. En définitive, c’est le peuple qui guide Œdipe dans les derniers instants du film, à travers Angelo, mais seulement une fois que le héros a renoncé à son pouvoir politique. Le père est devenu le fils. Dès lors, Œdipe roi prend des allures d’autocritique émanant de Pier Paolo Pasolini. Au-delà de la fronde contre la monarchie, l’auteur semble reconnaître qu’il n’a fait que remplacer la bourgeoisie rurale dont il est issu et qu’il avait vivement critiquée. Une partie de l’élite intellectuelle transalpine a perdu son lien avec le peuple pour asseoir un joug idéologique néfaste, et seul le chemin de la pénitence peut lui permettre de renouer avec ses racines.
Œdipe roi met à mal la figure paternelle, mais fait de la désacralisation de la mère une perversion morale encore plus intense. Le film installe un sentiment de fascination initiale implicite en montrant Œdipe encore nouveau né entrevoir avec jalousie la chambre parentale à travers une fenêtre. Dans la deuxième moitié du film, le héros pénètre dans une transposition de ces lieux pour se rendre coupable de l’inceste prophetisé. La découverte des coulisses de son fantasme devient alors le théâtre de la mort, tandis que Jocaste se pend juste à côté du lit. La transgression charnelle envers la mère, d’abord montrée comme nourricière à travers une séquence d’allaitement, est un péché plus impardonnable que le meurtre du père. Ôter à la matriarche son aura de sainteté pour en dévoiler l’intimité est synonyme d’un destin funeste, dont le héros est le premier coupable. Pier Paolo Pasolini entretient un rapport de sacralité envers sa propre mère, et a réprimé son affection enfantine pour en faire une figure inviolable moralement, jusqu’à la propulser dans la peau de la vierge Marie dans L’Évangile selon saint Matthieu. Œdipe roi est définitivement lié à son réalisateur, pour en devenir presque autobiographique.
Si le sentiment initial né du visionnage de Œdipe roi est nuancé, la prise de conscience de la dimension autobiographique que comporte l’œuvre lui donne une nouvelle saveur, et l’inscrit pleinement dans la filmographie de Pier Paolo Pasolini.
Œdipe roi est disponible dans le coffret collector limité Pasolini 100 ans, disponible chez Carlotta Films, reprenant 9 films du cinéaste, avec en bonus:
- 2 documentaires : “Cinéastes, de notre temps : Pasolini l’enragé” et “Médée Passion : Souvenirs d’un tournage”
- 4 documents ou analyses et 7 entretiens
- des scènes coupées de “Des oiseaux, petits et gros” et “Médée”
- 7 bandes-annonces originales
- 2 bandes-annonces “Pasolini 100 ans !”
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