(お吟さま)
1962
Réalisé par : Kinuyo Tanaka
Avec : Ineko Arima, Tatsuya Nakadai, Osamu Takizawa
Film fourni par Carlotta Films
En 1954, un an seulement après que Kinuyo Tanaka ai bouleversé les codes en vigueur dans le cinéma nippon en devenant la deuxième femme japonaise réalisatrice, une autre révolution est en marche. À l’ombre des projecteurs et loin du patriarcat en place, trois actrices s’unissent pour donner naissance à leur propre studio: le Ninjin Club. Le vent de féminisme qui souffle sur l’archipel se propage à toutes les strates de la conception artistique. Yoshiko Kuga, star de Lettre d’amour, en compagnie de Keiko Kishi et Ineko Arima, toutes deux aperçues chez Yasujirō Ozu, fondent leur société de production dans le but assumé d’offrir une plus grande liberté de travail aux acteurs, à l’écart des grandes firmes du milieu. Durant dix ans, le “Club de la carotte” livre au public une galerie de films variés, au cœur desquels se distinguent les longs métrages de Masaki Kobayashi. Pour son neuvième film, le Ninjin Club prolonge son aventure au féminin : en collaborant avec Kinuyo Tanaka sur Mademoiselle Ogin, le studio s’adjoint les services d’une meneuse téméraire de l’émancipation des japonaises, dans un mariage presque attendu. Alors qu’on ignore encore à l’époque que Mademoiselle Ogin sera la dernière réalisation de Kinuyo Tanaka, cette adaptation d’un écrit de Toko Kon prend des allures de consécration pour la cinéaste. Le genre du Jidai-geki, rassemblant les drames qui ancrent ses histoires dans le Japon féodal, est considéré comme un graal par les artistes, et est souvent réservé à l’élite des créateurs. Fidèle à sa réputation de percusseuse du septième art, Kinuyo Tanaka s’approprie cette grammaire en y insufflant sa vision humaniste et en y relatant le parcours d’une femme qui s’affranchit des diktats.
Ineko Arima interprète Gin, la fille du maître de la cérémonie du thé du seigneur Hideyoshi, dans le Japon du XVIème siècle. Élevée dans la noblesse nippone, la jeune fille s’apprête à s’unir à un riche commerçant de son village par le biais de fiançailles arrangées. Cependant, Gin est amoureuse de Ukon, joué par le légendaire Tatsuya Nakadai, un vassal de Hideyoshi converti au christianisme à qui elle avoue ses sentiments. Bien que la connivence semble partagée, leur liaison est rendue impossible par la ferveur de Ukon : profondément pieux et déjà marié, il refuse de commettre un adultère en cédant à ses pulsions. Lorsque Hideyoshi engage une campagne de répression totale envers les seigneurs catholiques, les sentiments éclatent néanmoins au grand jour. Face à un destin tragique qui se profile, Ukon dévoile lui aussi la vérité de son cœur à Gin, et les deux amants plongent dans la tourmente.
Dans un jeu d’opposition constant entre l’épanouissement du cœur et l’issue fatale inextricable qui s’impose à ses protagonistes, Mademoiselle Ogin mélange la pureté du sentiment amoureux et l’image de la mort omniprésente. Gin apparaît comme une femme forte, obstinée et résiliante, mais jamais le récit ne récompense sa témérité par une quelconque once de bonheur. Esclave de son destin et soumise au désidératas des hommes qui l’entourent, la belle est semblable à un spectre qui plane sur l’ensemble du film. Les mouvements lents et évanescents de Ineko Arima, prisonnière des kimonos traditionnels par instant semblables aux draps d’un fantôme, accentuent le sentiment que malgré tous ses efforts, Gin n’exerce aucune forme d’influence notable sur le cours de l’Histoire, et ne peut que se contenter de subir la marche inéluctable du destin. Confrontée à une femme sur le point d’être crucifiée, Gin ne cède ainsi pas à l’effroi, mais admire le courage de la future condamnée. Perpétuellement, Mademoiselle Ogin impose l’idée que la plénitude est inatteignable du vivant des personnages, et que seul dans la mort se trouve le réconfort. Ainsi, lors d’une des rares scènes où Ukon et Gin sont réunis, les éléments se déchaînent et une pluie diluvienne s’abat sur le pavillon où ils trouvent refuge, comme si un dieu courroucé maudissait leur romance impossible.
Les forces de la nature sont parmi les éléments moteurs de la mise en scène de Kinuyo Tanaka, réalisatrice démiurge dans ce nouveau film. Au chaos des flammes qui consument une lettre pour en conserver le secret, Mademoiselle Ogin confronte la sérénité des vastes étendues d’eau, tout aussi synonymes de calme que de solitude. En accord avec un long métrage qui impose de larges ellipses, couvrant parfois plusieurs années, le retour régulier à l’infini profondeur de champs offerte par les mers japonaises ancre un peu plus le récit dans une temporalité planante et fluctuante. La fresque historique proposée est vaste et insondable, exprimée dans une longueur qui fait de la lassitude émotionnelle un sentiment voulu par Kinuyo Tanaka. La réalisatrice marque par ailleurs une séparation formelle entre Ukon et Gin sur les rivages nippons, alors que le seigneur s’éloigne en bateau, laissant la belle sur la berge, comme en marge de la marche du temps. La nature reste cependant garante de vérité : si le complot politique insidieux expose son développement dans le secret des palais de la noblesse japonaise, les espaces de verdure sont en général attachés à une forme de sincérité du cœur. Gin confesse ainsi son amour à Ukon dans l’intimité offerte par les arbres de son jardin, évoquant un Eden qui se refuse aux protagonistes durant toute la durée du film.
L’installation visuelle de cette scène alimente un autre axe de réflexion de Mademoiselle Ogin, interrogeant le spectateur sur la notion de pureté de l’âme et sur le bien fondé d’une piété aveugle. À l’évidence, Kinuyo Tanaka condamne toute forme de persécution religieuse, et la colère irraisonnée de Hideyoshi envers les catholiques est profondément dénoncée par le film. L’artisan premier du malheur de Gin et Ukon reste ce seigneur se fantasmant Dieu, et qui par là même se révèle paradoxalement très humain dans sa bassesse morale. Cependant, Mademoiselle Ogin ne semble pas placer la vertu dans une application froide et inflexible des préceptes bibliques. Ukon peut susciter le respect par sa droiture, mais cette volonté s’oppose à l’épanouissement d’un sentiment amoureux pourtant palpable. La symbiose et l’équilibre de la nature ne se retrouve pas chez les deux amants, perpétuellement condamnés au désarroi. Quelle importance accorder à la religion dès lors qu’elle s’oppose au bonheur de l’humain ? Kinuyo Tanaka offre une réponse à travers le personnage de Gin. Comme toujours, la cinéaste fait de la voix des femmes un vecteur de vérité, même si la douleur y est souvent associée. Ainsi, Gin est frappée par la splendeur des textes saints, mais renonce aux préceptes à partir du moment où ils contraignent son idéal sentimental. Rageusement, elle arrache la croix que Ukon lui a mis autour du coup, dans un plan vindicatif.
La rébellion de l’héroïne inscrit Mademoiselle Ogin dans la droite lignée de la filmographie de Kinuyo Tanaka, comme un point qu’on aurait espéré ne pas être final mais qui se révèle être l’apogée d’un parcours de réalisatrice cohérent. Gin ne dépareille pas de toutes les protagonistes de la cinéaste, offrant toute un degré supplémentaire à la psyché féminine. Bien que le long métrage soit un Jidai-geki, ses allusions à l’époque contemporaine sont régulières, et il est aisé, comme souvent avec la cinéaste, de voir une forme de transfert entre Gin et Kinuyo Tanaka elle-même. La protagoniste de Mademoiselle Ogin s’oppose elle aussi ouvertement au patriarcat de son époque : la figure du père reste bienveillante, mais le reste du spectre offert par les personnages masculins entre en collision ostensible avec la noble japonaise. Gin est une frondeuse face à un système solidement établi depuis des siècles. Que ce soit à travers Hideyoshi qui convoite la plastique de la belle tout en lui interdisant l’expression spirituelle, où à travers le mari de Gin, un homme avide de pouvoir et inconscient de la détresse de son épouse, Kinuyo Tanaka juxtapose l’affirmation de la femme qui “prend son destin en main”, comme l’affirme textuellement l’héroïne, et les hommes qui lui refuse.
Mais la flamme de révolte que porte Mademoiselle Ogin transcende les barrières de sexes pour livrer une mise en accusation plus explicite des différences sociales. Le luxe tapageur dans lequel se montre Hideyoshi l’aveugle et le détourne de la vertu morale. Retranché derrière son palais rutilant, le seigneur fait de la démonstration de la richesse une poursuite aveugle, loin de l’épanouissement spirituel. Au centre de l’intrigue, la cérémonie rituelle du thé, véritable institution au Japon, est un terrain d’affrontement idéologique entre le père de Gin et le suzerain du royaume. Garant d’une forme de noblesse d’âme, l’aïeul de l’héroïne est porteur d’idéal en incarnant un homme conscient que la pureté qui ne se trouve ni dans la religion, ni dans les luttes d’influence politiques, peut se manifester dans la dévotion et la quête de perfection au cœur d’une discipline codifiée, du moment que l’être en épouse la mission profonde. Ainsi, le père de Gin manifeste un intérêt particulier pour l’évènement annuel qui conduit Hideyoshi à boire le thé en compagnie des moins fortunés, là où le seigneur ne voit qu’une perte de temps. Pour appuyer cette vérité de l’âme, Kinuyo Tanaka montre le maître de la cérémonie du thé dans des plans larges, où les mouvements de corps sont lents et précis. Le vieil homme est inscrit dans la tradition, tandis que Hideyoshi se rend coupable de la trahison ultime en dévoyant le cérémonial du thé, notamment en construisant une salle de dégustation entièrement en or, perdant ainsi de vue l’essence profonde de communion avec la nature liée au protocole.
Point final de la filmographie de Kinuyo Tanaka en tant que réalisatrice, Mademoiselle Ogin offre à l’artiste un terrain fertile à l’expression de ses thématiques chères. Entre affirmation de l’identité féminine, et dénonciation des inégalités, le film se pose en belle réussite.
Mademoiselle Ogin est disponible dans le coffret événement de Carlotta Films qui compile les six films réalisés par Kinuyo Tanaka, mais également un documentaire de Pascal-Alex Vincent sur la cinéaste. En bonus vous pourrez retrouver:
- Un livret de 80 pages de Pascal-Alex Vincent
- Une préface pour chaque film de Lili Hinstin, programmatrice à la Villa Médicis
- Une Analyse pour chaque film de Yola Le Caïnec, chercheuse en Histoire du cinéma
- Un entretien avec Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université de Tokyo, autour du film Maternité éternelle
- Des bandes annonces