Les mouchoirs jaunes du bonheur
Les mouchoirs jaunes du bonheur affiche

(幸福の黄色いハンカチ)

1977

Réalisé par: Yoji Yamada

Avec: Ken Takakura, Kaori Momoi, Tetsuya Takeda

Film fourni par Carlotta Films

Du haut de ses 60 ans de carrière ininterrompue, Yoji Yamada s’impose comme l’un des derniers géants encore vivants du cinéma japonais. Véritable bourreau de travail, capable de réaliser parfois 3 longs métrages en une seule année au plus fort de sa productivité, il est encore aujourd’hui un cinéaste admiré du public nippon, toujours en activité, même si plus discret. Si la saga n’a que peu traversé les frontières de l’archipel, les aventures de Toro-San, personnage dont il est le créateur, sont un fil rouge incontournable de sa carrière. Plus de 50 fois, de 1969 à 2019, ce modeste colporteur japonais investit les cinémas avec succès, et régale le public dans de douces comédies familiales. Cependant, et même s’il est profondément amoureux de son héros iconique, Yoji Yamada refuse de n’être défini que par Toro-San. Il ne rechigne jamais à le mettre en scène, mais son âme d’artiste est également en quête d’histoires plus personnelles. La manne financière que lui octroie ce succès phénoménal, et la réputation qui l’accompagne, lui permettent ainsi de mettre en chantier plusieurs projets intimes, souvent éloignés de la patte humoristique propre à Toro-San. Les mouchoirs jaunes du bonheur, véritable pierre angulaire du cinéma nippon, nait ainsi en 1977. Néanmoins, la genèse de l’œuvre appartient aussi bien à Yoji Yamada qu’à Chieko Baisho, une des actrices fétiches du cinéaste qui finit par apparaître dans le film dans un rôle clé. Lorsque sur un plateau de tournage, la comédienne entonne une complainte mélancolique, inspirée d’une série d’articles de presse américains, relatant le parcours d’un prisonnier récemment libéré qui fait route vers son foyer, Yoji Yamada s’émeut et décide de mettre en image cette odyssée.

Avec Les mouchoirs jaunes du bonheur, le metteur en scène décide cependant de ne pas s’attarder uniquement sur l’ancien détenu Yusaku (Ken Takakura), mais esquisse également les contours d’une nouvelle génération japonaise chamboulée. Si l’homme usé par la vie est un des axes principaux du récit, son périple à travers les terres d’Hokkaido n’est pas solitaire. À ses côtés, deux jeunes adultes, le trublion Kinya (Tetsuya Takeda) et la timide Akemi (Kaori Momoi), l’accompagnent par un curieux coup du sort. Rien ne laissait présager que leurs chemins allaient se croiser, et pourtant, ces 3 êtres en plein questionnement, ignorant tous les uns des autres, sont réunis dans l’habitacle de la voiture rouge qui les transportent sur les routes nippones, dans une errance complète à la découverte d’eux même.

Les mouchoirs jaunes du bonheur illu 1

En faisant de ses protagonistes de véritables laissés pour compte de la société, Les mouchoirs jaunes du bonheur se prend d’affection pour les exclus de notre monde. À l’évidence, un ancien prisonnier est régulièrement vu comme un paria par une population peu encline à s’ouvrir aux autres, mais les deux jeunes adultes qui accompagnent Yusaku sont eux aussi dans de véritables voies de garage du destin. Pour Kinya, c’est un quotidien délétère qui l’incite à entreprendre le voyage, alors que lassé par un travail avilissant, il se décide à tout plaquer pour errer au hasard dans son pays. Pour Akemi, c’est un chagrin amoureux qui la pousse à tout abandonner pour se reconstruire. Le long métrage assimile volontairement la bande hétéroclite à une véritable famille: outre l’aspect Road Movie du film, et la récurrence de scènes de voiture qui évoquent le doux parfum d’un départ en vacances, la mention “Family” présente sur la carrosserie accentue ce ressenti. Alors qu’ils ne cherchaient rien, qu’ils n’avaient nulle destination fixe, ces 3 personnages se sont trouvés et un lien indéfectible se construit au fil de l’aventure. Tour à tour, ils se soutiennent, s’encouragent, se réprimandent aussi parfois, mais finissent toujours par converger les uns vers les autres. L’habitacle de l’automobile apparaît comme le lieu de toutes les confessions, l’endroit propice au partage. Yusaku, Akemi et Kynia n’ont initialement rien de commun, mais leur proximité dans ce cadre exiguë construit doucement leur complicité.

Les mouchoirs jaunes du bonheur ne choisi assurement pas Hokkaido comme toile de fond à l’épopée sentimentale au hasard. Dernière île de l’archipel investie par les japonais, à la fin du XIXème siècle, le territoire reste à l’époque encore très largement rural, propice à l’incursion de vastes champs agraires mais également à de splendides panoramas sur la nature ambiante. Pour comprendre le désarroi d’une jeunesse urbaine en quête de vérité, Yoji Yamada fait appel à la sauvagerie des lieux, et entend renouer avec un essentiel perdu de vue. Alors que la douleur affective est le trait commun au départ des 3 protagonistes, le réalisateur oppose la flore comme un idéal, tandis que les racines de l’être se confondent avec celle des arbres. Les mouchoirs jaunes du bonheur est une ôde aux chemins de traverse, une invitation à se perdre au milieu de la nature, et l’itinéraire qui est censé ramené Yusaku vers chez lui est mainte fois modifié, parfois sur un coup de tête. Yoji Yamada invite à se perdre pour se retrouver dans ce parcours initiatique, à affronter la pureté des éléments, que ce soit la terre des forêts ou l’eau de la mer.

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Pour autant, Les mouchoirs jaunes du bonheur n’appelle pas ses personages à renier leur histoire, mais plutôt à l’assimiler. Le passé est une composante essentielle du portrait de chacun, et le film incite à se construire à partir de ce leg parfois oppressant. Les destins de Kinya et Akemi apparaissent évidemment moins dramatiques que celui de Yusaku, pourtant Yoji Yamada ne leur renie pas leur part de souffrance. Il esquisse toutefois un chemin vers l’accomplissement qui demande d’accepter ses erreurs. À plusieurs reprises, et notamment en abondance dans le dernier tiers du récit, le réalisateur s’aventure dans des flashbacks, essentiellement centrés sur Yusaku. Pourtant, jamais le metteur en scène n’esthétise son image: aucun fondu mais plutôt des enchaînements secs, pas de flou évanescent mais bel et bien une représentation froide. Le passé s’invite subrepticement, comme s’il était mêlé au présent, à l’instar d’une strate fondamentale de la psychée des personnages. Le renier, c’est se condamner à l’immobilisme, y faire face est synonyme de destination trouvée. La clé de l’intrigue réside dans un retour vers la vie que les protagonistes ont laissée derrière eux, mais seulement une fois la paix intérieure retrouvée.

Les embûches du destin n’en restent pas moins le fruit d’éléments extérieurs. Une société oppressante se dessine essentiellement à travers le dialogue, mais également dans quelques visuels forts. Les mouchoirs jaunes du bonheur s’épanouit dans un juste dosage: il aurait été aisé de faire de la police des antogonistes, mais Yoji Yamada préfère garder un élan de sincérité plus subtil en l’humanisant. Cependant, la pression sociale est intense durant tout le long métrage: au plus léger, les métiers d’Akemi et Kinya sont robotiques et l’épanouissement n’y a pas sa place; au plus mélancolique, le destin amoureux de Yusaku invite à l’émotion la plus vive. Une fois de plus, placer le centre de l’intrigue à Hokkaido se révèle intelligent. D’une part, le point de départ de l’ancien détenu est le pénitencier de Abashiri, le plus violent du pays. D’autre part, sa destination est Yabari, ville minière qui comptait à l’époque plus de 100 000 habitants, mais où les conditions de vie étaient âpres. Le travail sous la terre et les cabanes de bois qui s’affichent à l’écran restitue une dureté sous-jacente qui opprime les personnages.

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Mais dans le plus infâme terreau émerge parfois la plus belle fleur. D’un bout à l’autre, Les mouchoirs jaunes du bonheur tutoie la notion d’amour, et tente d’en donner une définition profonde. Le plus souvent, il apparaît filial, notamment dans les rapports qu’entretiennent les plus jeunes avec Yusaku, mais régulièrement, des étreintes charnelles s’invitent dans l’aventure. Kinya essaie inlassablement de séduire Akemi, mais elle se détourne presque toujours de lui. Les sentiments ne sont pas un dû, à plus d’un titre ils se construisent, et le long flashback sur le foyer de Yusaku parachève l’idée que la splendeur amoureuse s’épanouit sur la longueur, dans une relation d’abandon mutuel à l’autre. Yoji Yamada joue sur un savoureux tempo pour progressivement amener son public vers l’ébahissement, l’émerveillement, et l’émotion. Puisque la romance entre Akemi et Kinya est apparue si futile dans l’entame, les échos du passé de l’ancien détenu, qu’on ne découvre qu’après, sont transcendés par la sincérité. Les mouchoirs jaunes du bonheur confronte par ailleurs deux génération: à l’orée des années 1970, la société se transforme, et la place du patriarche est contestée au Japon. Les femmes sont de plus en plus indépendantes, et leurs sentiments s’expriment doucement. Kinya ne le comprend à l’évidence pas, et se montre parfois agressif envers Akemi. Ce n’est qu’une fois que Yusaku lui a intimé l’ordre d’être plus doux et protecteur, comme un père spirituel, que le jeune garçon peut évoluer.

Les mouchoirs jaunes du bonheur sont un bijoux d’émotion, de sincérité, et de construction. Tout au long d’un Road Movie doux et planant à travers Hokkaido, Yoji Yamada capte l’âme du Japon de son époque, et invite à l’épanouissement personnel.

 Les mouchoirs jaunes du bonheur est disponible chez Carlotta Films, dans une version restaurée en Blu-ray, avec en bonus:

  • une bande annonce de la restauration
  • une analyse de Claude Leblanc

Nicolas Marquis

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