Un petit frère
Un petit frère affiche

2022

Réalisé par : Léonor Serraille

Avec : Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Kenzo Sambin

Film fourni par Dark Star Presse pour Diaphana

Avec délicatesse et volupté, la réalisatrice Léonor Serraille insuffle sa fraîcheur sur les écrans de cinéma français et brille au-delà des frontières. Raffinement esthétique et subtilité scénaristique accompagnent le parcours naissant de cette ancienne pensionnaire de la FEMIS, devenue enfant prodige du Festival de Cannes. Seulement deux longs métrages auront suffi à la cinéaste débordante de joie de vivre pour s’attirer les louanges des observateurs curieux. Sur les toiles blanches des salles obscures, elle sublime les histoires intimes de ses scripts pour offrir au spectateur l’émotion brute de grandes fresques universelles. Au cœur de son processus créatif, Léonor Serraille octroie une place prépondérante à la sensibilité de ses comédiens. En s’imprégnant de la personnalité de ses acteurs, l’autrice nuance ses récits et fait du septième art l’expression d’un élan de liberté commun. Dès 2017, elle émerveille La Croisette avec son premier film, Jeune femme, initialement projet de fin d’études. Les festivaliers adoubent la malice d’une artiste émergente et le jury offre à la réalisatrice la Caméra d’Or, qui récompense chaque année le meilleur premier long métrage de la sélection. Les élucubrations d’une protagoniste rêveuse galvanisent les foules et le public succombe à la douce poésie de l’œuvre. De retour en 2022 à Cannes, désormais en compétition officielle avec son deuxième film, Un petit frère, Léonor Serraille dévoile une autre facette de sa personnalité. Si Jeune femme semblait être le fruit d’une forte introspection teintée d’humour, la metteure en scène pose cette fois un regard plus mélancolique sur le destin torturé d’une famille de migrants ivoiriens, avec l’ambition de comprendre toute la complexité de leurs dilemmes en étalant son récit sur plusieurs années. Comme un douloureux héritage inscrit dans la peau, les tourments d’une mère célibataire se lèguent à ses fils, écartelés entre le souvenir implicite de leur terre d’origine et les chaos de leur quotidien dans leur patrie d’adoption. Léonor Serraille puise l’inspiration autour d’elle et fait du parcours de la famille de son propre fiancé le point de départ scénaristique de son film, mais laissant progressivement libre court à son imagination, la cinéaste tente de comprendre et de convoquer autour de son oeuvre les rêves et angoisses de tous les exilés subsahariens. Un petit frère est un brillant mélange de joies et de peines, une épopée ordinaire où la douleur se cache derrière chaque sourire timide.

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Tout juste arrivés d’Abidjan, Rose (Annabelle Lengronne) et ses deux jeunes fils Jean (Stéphane Bak) et Ernest (Kenzo Sambin) s’acclimatent avec difficulté à la vie dans la France des années 1980. Entre la dureté d’un travail ingrat, la cohabitation complexe avec les membres de sa famille qui l’accueillent dans un modeste appartement et les peines de cœur, la mère de famille affronte les épreuves du quotidien avec abnégation. Soucieuse que ses enfants excellent en classe, Rose est un femme exigeante qui revendique néanmoins sa désinvolture et qui aspire à goûter les plaisirs de son nouveau pays. À mesure que les années passent, le fossé affectif se creuse entre la mère et ses fils, livrés à eux-mêmes. La famille se disloque et chaque personnage se confronte seul aux dilemmes de leur identité cosmopolite. 

Dépositaires de deux cultures différentes, les héros d’Un petit frère tentent désespérément de concilier l’héritage de leur terre natale et les charmes de leur pays d’accueil. À mesure que les années passent, les souvenirs de la Côte D’Ivoire s’amenuisent et finissent par se confondre avec l’influence française. Pourtant, le leg inscrit dans la chair et dans l’âme, les protagonistes du film sont à la fois enfants de l’Europe et de l’Afrique. Le lien entre les continents est ténu, fragilisé par les mentalités étriquées de toutes origines confondues qui refusent le métissage et qui menacent de succomber au repli sur soi communautariste. Néanmoins, Rose et ses enfants sont la concrétisation d’une psyché nouvelle, vacillante mais affirmée, qui se nourrit du mélange des civilisations pour construire difficilement sa propre identité. Rose s’émerveille des plaisirs de Paris, croque à pleines dents dans un croissant, mais elle garde dans un recoin de sa petite chambre la valise qu’elle a traînée depuis Abidjan et ainsi la mémoire de ses ancêtres. Le déracinement est une douleur, un déchirement du cercle familial symbolisé par le bracelet que la mère garde au poignet et qui matérialise le spectre de deux autres fils absents du long métrage, mais le nouvel horizon est également une chance, celle de vivre une existence plus juste et plus insouciante, avant le regain d’austérité du quotidien. Un petit frère évolue ainsi dans une nuance perpétuelle, sans jamais sombrer dans le message de société simpliste et manichéen. Extase et souffrance s’y côtoient. En transe, Rose danse l’espace de quelques secondes, elle ondule de tout son corps, éclabousse de joie la pellicule d’une pulsion primaire, avant que les ténèbres ne s’emparent de son destin et de celui de sa famille. Subrepticement, la candeur s’affirme avant le retour au travail éreintant de femme de ménage et à l’exiguïté de l’appartement. 

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La France est aussi une aubaine pour Jean et Ernest, l’occasion inespérée de recevoir une éducation scolaire comme tout enfant de la République. Pourtant, dans les rues de Paris, leur nationalité est questionnée et remise en cause par les forces de police. Les exilés ivoiriens veulent s’inscrire dans la société française et devenir citoyens, mais ils se heurtent à la marginalisation. Leur nouvelle nation se nourrit d’eux et de leur labeur, mais les condamne à renier leur Histoire pour se fondre dans un moule qui prive de l’épanouissement. Ils sont assimilés et rejetés à la fois, nécessaires au fleurissement de la France mais invités à rester cloîtrés dans les cités de banlieue ou à vivre cachés dans un appartement vétuste. L’affirmation de soi est implicitement interdite, sans que le long métrage n’ait besoin d’incarner clairement le racisme. Parce qu’il a vu sa mère se plier au desiderata d’un homme infidèle qui les a contraint à vivre dissimulés, le studieux Jean laisse exploser sa rage et cède à la délinquance. L’âme africaine qu’il avait réprimée pour poursuivre ses études ressurgit sous la forme de peintures de guerre tribales, elle devient une émanation de sa colère face à un pays d’adoption qui a réprimé implicitement ses origines. Les drames du présent sont le résultat des vexations du passé. Néanmoins, la cohabitation entre français de peau noire et ceux à carnation blanche est possible. Rose et Jean ne connaîtront pas cette joie, à chaque confrontation avec la France traditionnelle, l’apparition dans le décor d’animaux morts condamne l’équilibre naturel possible. Ernest fait quant à lui l’expérience d’un instant de communion inespéré chez l’un de ses amis d’enfance, et au milieu de moutons vivants, il embrasse pour la première fois une jeune fille blanche. Après l’âge des épreuves, une nouvelle génération profite des sacrifices des ancêtres pour entrevoir un autre futur et les cultures se mélangent.

Face à la possibilité de la romance, les cœurs se ferment. L’émotion qui unit deux âmes et deux corps est interdite, perçue comme une faiblesse qui mène à la punition. Loin d’être le bouclier espéré, le pragmatisme est un effroyable poison qui gangrène l’amour véritable et qui conduit sur des chemins de perdition. Rose, victime du destin, a perdu ses illusions, ses histoires amoureuses l’ont dirigé vers un abandon de ses pulsions sincères pour contraindre ses élans d’affection. D’abord montrée unie à un ouvrier d’origine nord-africaine, elle préserve ainsi implicitement son lien avec son continent natal et soigne la douleur propre aux déracinés en unissant les peines, mais la réalité condamne cette osmose. Par la suite éprise d’un français à la peau blanche, elle est trahie par cet amant illégitime qui l’abandonne lâchement. Le mirage se dissipe dans des volutes de colère. Meurtrie, la femme abandonne et se résigne à un mariage de raison avec un courtisan choisi par sa famille, dans une union privée de passion. Selon les mots de Jean, Rose a initié le “début de la fin”, elle lui a montré que la romance est une épreuve constante et un rêve impossible à exaucer. Seule compte la promesse compréhensible d’un maigre confort sans réelle connivence pour une femme qui a été violentée par le destin. Contre cette fatalité, les plus jeunes protagonistes se révoltent et s’effondrent. Contaminé par ses addictions mais habité du souhait de vibrer d’un ultime éclat, Jean s’évanouit dans les spectres de la nuit, et danse comme sa mère précédemment. Il brûle du même désir inassouvi de chair, convaincu qu’il sera voué à un sinistre avenir qui entrave son équilibre mental. L’amour vrai est filial dans Un petit frère, il ne survit que dans des fulgurances bouleversantes de complicité entre Rose et ses deux fils. La mère s’est sacrifiée corps et âme pour Jean et Ernest, elle a voulu penser à elle mais s’est en définitive rappelée à eux, trop tard pour sauver l’aîné de la famille héritier de son malheur, à temps pour préserver l’innocence du benjamin. La beauté est dans son sacrifice muet, dans des secondes suspendues où les enfants se remémorent en silence les instants naïfs d’un simple repas dans un fast-food, en manipulant un jouet du passé. Les protagonistes sont divisés face aux chemins tortueux de la vie, mais unis par un socle commun.

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Le tragique crépuscule des sentiments amoureux se conjugue avec le poids du devoir d’excellence qui pèse sur les jeunes épaules de Jean et Ernest. La réussite sociale est érigée en nécessité impérieuse et transformée en mètre étalon de la valeur d’une vie. Rose est consciente que la terre d’adoption française est partiale et que les enfants subsahariens doivent être deux fois plus brillants que les autres écoliers pour obtenir les mêmes chances. Un petit frère s’inscrit néanmoins dans une forte et habile dénonciation de la course absolue à l’accomplissement professionnel. La douleur d’une mère esclave d’un travail ingrat est légitime, mais sur ses cahiers d’école, Jean veut dessiner. Le regard tourné vers les fenêtres, il laisse vagabonder son esprit et entend la voix des poètes. L’héritage français n’est pas dans la dévotion à un parcours scolaire strict et mathématique, mais davantage dans le leg des grands penseurs de notre pays, dans le bagage intellectuel immémorial enfin transmis. Jean est en quête d’un autre essentiel, loin des diktats maternelles, et se perd en chemin, faute de guide. Il veut quitter le costume symbolique dont l’a affublé Rose pour s’abandonner à la musique qui le passionne, mais le fantôme d’un devoir filial contraint ses ambitions. Tourné vers la nature, il cherche la vérité de l’instant présent et la saveur d’une vie qui est vécue pour le plaisir immédiat, jusqu’à consumer son esprit de ses excès. Dernier volet du formidable triptyque qui compose le film, la portion du récit dévolue à la vision de l’âge adulte d’Ernest apparaît comme un équilibre enfin trouvé. La pression parentale l’opprime toujours, et lui interdit notamment d’affronter les affres de sa dépression, mais en devenant un professeur de philosophie en parfaite symbiose avec ses élèves, le dernier héritier de la lignée à réussi le mariage du pragmatisme et de la pensée libre, comme s’il avait concilié l’enseignement de Rose et celui de Jean. Il s’est approprié la noblesse de lettres pour trouver l’épanouissement. Il a compris la beauté des mots, ceux de Flaubert comme ceux de son frère qui s’expriment dans un déchirant courrier.

Toute l’extrême subtilité et la magnificence d’Un petit frère réside dans cette esquisse de l’importance de l’instant présent, qui s’illumine à la lumière du passé mais qui est menacée d’être influencée par les promesses incertaines de l’avenir. Le message de société est à la base de la réflexion de Léonor Serraille, qui livre ici le témoignage émouvant de la détresse d’hommes et de femmes déracinés, prisonniers de chaînes qui leur sont imposées mais aussi d’entraves qu’il s’infligent seuls. Néanmoins, la cinéaste caresse une forme d’universalité en ouvrant la structure de son film vers une plus large vérité qui n’a pas de couleur de peau. En plongeant dans le passé lointain et en déroulant sa grande fresque jusqu’à nos jours, la réalisatrice fait naturellement comprendre au spectateur que le présent est un héritage de temps lointains, une conséquence de chemins différents qui ont convergé vers l’immédiateté d’un instant. Le chapitrage de son long métrage sur trois époque et qui offre un regard partiel sur l’histoire de Rose, puis de Jean et enfin d’Ernest, constitue un puzzle délicieusement complexe sur l’émergence d’une nouvelle identité. Le dernier né de la famille est fils de l’Afrique et de la France, mais aussi un être unique, fort de l’enseignement parfois chaotique de ses aînés. Toutefois, vivre uniquement à l’aune des blessures du passé est une torture insurmontable qui a opprimé Rose et Jean. À l’inverse, ne concevoir le présent qu’en perspective du futur est une même gageure qui conduit l’homme vers la perte de la beauté simple d’une vie. La douceur et la délicatesse souvent absentes du récit ne s’illustrent que dans des instantanés épars, dans des moments volés hors du temps, des fulgurances fondatrices inscrites à jamais dans la mémoire d’Ernest

Triptyque virtuose sur la construction d’une identité nouvelle, sur les dérives de la course à la réussite sociale et sur l’importance de l’instant présent, Un petit frère est une fresque bouleversante sur des êtres en perdition, mais survivants.

Un petit frère est disponible en Blu-ray et DVD chez Diaphana, avec en bonus : 

  • des scènes coupées
  • Un entretien avec Léonor Serraille et les interprètes

Nicolas Marquis

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