Nous sommes tous des voleurs
Nous sommes tous des voleurs affiche

(Thieves Like Us)

1974

Réalisé par : Robert Altman

Avec : Keith Carradine, Shelley Duvall, John Schuck

Film fourni par L’Atelier D’Images

Pour le réalisateur Robert Altman, la reconnaissance critique s’acquiert sur le tard. À l’orée des années 1970, et à plus de quarante-cinq ans, la carrière de ce monument du septième art décolle enfin et une décennie prodigieuse s’ouvre pour l’auteur. Le metteur en scène est alors loin d’être un inconnu : son parcours à la télévision et ses quelques premiers films ont installé son nom, mais le succès se refuse à lui. Toutefois, tout change en 1970 pour Robert Altman. Sa fronde antimilitariste M*A*S*H lui confère une renommée mondiale, et se voit auréolée de la Palme d’Or à Cannes. Le cinéaste devient alors incontournable et les observateurs du cinéma prêtent un œil attentif à chacun de ses nouveaux longs métrages. Si le grand public boude parfois ses films, la vision artistique unique de Robert Altman n’évolue plus sous les radars. John McCabe en 1971 et surtout Le privé en 1973 installent même le cinéaste en fier représentant du Nouvel Hollywood alors fleurissant, bien que Robert Altman dénote des autres artistes de cette mouvance, notamment en raison de son âge plus avancé. Boulimique de septième art au rythme de travail soutenu, adepte de grandes fresques chorales mais aussi de récits plus intimistes, le conteur est un touche-à-tout merveilleux. En 1974, alors en pleine ascension, Robert Altman se tourne vers le passé et s’attèle à l’adaptation d’une nouvelle d’Edward Anderson inscrite dans La Grande Dépression avec Nous sommes tous des voleurs. Propulsé une première fois sur les écrans en 1948 avec Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, l’écrit de cet auteur discret livre un examen sans concession d’années troubles de l’Amérique. Si l’essence de l’ouvrage est conservée dans les deux itérations, les regards des deux réalisateurs sont indéniablement différents, et Nous sommes tous des voleurs n’a rien d’un remake, il est une nouvelle vision, portée par un réalisateur inimitable.

Dans un récit au long cours, Robert Altman épouse la trajectoire de trois braqueurs de banques, au cœur des années 1930. Fraîchement évadés de prison, Bowie (Keith Carradine), Chicamaw (John Schuck) et T-Dub (Bert Remsen) vivent tels des bandits de grands chemins sur les routes du Mississippi, au rythme de leurs larcins fructueux. Tandis qu’ils sont régulièrement cachés chez des membres de leur famille, le succès leur octroie une médiatisation hors normes, et le spectre de leur capture plane sur leur futur. Bowie, le plus jeune malfrat de la bande, noue alors une relation romantique avec Keechie (Shelley Duvall) et la perspective d’un avenir commun s’oppose à son existence faite d’illégalité.

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Nous sommes tous des voleurs joue du contraste constant entre l’essor financier illicite de ses protagonistes et l’extrême précarité du Mississippi, en pleine période de crise économique. En guise de toile de fond à son œuvre, Robert Altman propose les décors ternes et moroses d’un État prisonnier de la pauvreté et du délabrement. Une volonté de réalisme accrue habite le cinéaste qui se base sur des photographies d’époque pour coller au plus près de la réalité effroyable d’antan. Le parcours de ses héros n’en apparaît que plus paradoxal : alors que les gens normaux sombrent dans la misère, les malfrats s’enrichissent, au point de devenir des hommes reconnus semblables à des stars en première page des journaux. Leur périple est bien sûr associé à une notion de danger, mais une forme d’accomplissement naît d’un affranchissement des lois, et l’illégalité est le seul moyen viable de subvenir décemment à ses besoins. Le crime est installé comme une économie parallèle florissante, accompagnée par l’hypermédiatisation, et comme un mode de vie admis par la population, dénonçant par là même l’hypocrisie du mythe de la success story américaine. 

L’absence totale de compas moral chez Bowie insuffle le sentiment qu’une jeunesse privée de ses repères ne s’épanouit que dans le malheur des autres : le protagoniste à beau être un criminel qui sème le chaos, jamais il n’éprouve de regrets ou ne se détourne réellement de son destin tout tracé, même lorsque Keechie l’implore. Des haillons des premières scènes aux costumes cintrés des dernières séquences, les trois hors la loi ont emprunté un ascenseur social obscur et condamnable mais efficace. Néanmoins, Nous sommes tous des voleurs ne glorifie pas leurs actes illégaux. Robert Altman refuse aux spectateurs les attaques de banques, préférant s’attarder sur les racines du mal et sur ses conséquences. La trajectoire des protagonistes n’a de sens que dans l’évolution de leur quotidien, et pas dans un quelconque geste de transgression. Deux seules maigres scènes de braquages s’invitent visuellement dans le récit, mais ne font que confirmer la volonté de l’auteur : la première est une simulation d’un casse, alors que les trois compères jouent avec des enfants, la seconde est le tournant tragique du film.

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La justice se révèle tout aussi invisible que les attaques de banques. La police n’est incarnée que dans la partie finale de Nous sommes tous des voleurs, alors qu’elle brille au préalable par son absence. Tandis que le film s’ouvre sur une évasion, aucun garde n’apparaît à l’écran, comme pour signifier que l’illégalité est laissée libre de proliférer dans une certaine mesure par des institutions désintéressés du bien commun. Seules quelques émissions radiophoniques, éléments centraux de la narration du film, entretiennent l’illusions de forces de l’ordre, mais leur retranscription est illusoire : davantage que les bulletins d’informations parasités auditivement, ce sont les fictions de l’époque que le spectateur et les protagonistes perçoivent. La mission de protection et d’application stricte de la loi du gouvernement n’est qu’un fantasme niché dans l’imaginaire collectif de l’Amérique et l’inaction fédérale laisse fleurir les légendes criminelles de l’époque, à l’instar de John Dillinger. La mise à prix de la capture des protagonistes entretient l’illusion d’une condamnation des actes, mais alors que le long métrage confine au road-movie, il apparaît étonnant que les héros ne croisent jamais d’incarnation explicite de la justice. Même au moment où l’un des malfrats est interpellé, Robert Altman refuse de montrer son arrestation, ne relatant les faits que par le dialogue, et accompagnant l’intervention des forces de l’ordre par un soulèvement populaire. Nous sommes tous des voleurs semble condamner un désintérêt des autorités, qui ne se résignent à agir que face aux pires extrémités, dans un tonnerre de mort, laissant la population dans le désarroi.

L’absence d’une réponse des forces de l’ordre aux exactions des malfrats tranche radicalement avec l’omniprésence à l’écran des symboles des grandes firmes américaines. Avec un cynisme appuyé, Nous sommes tous des voleurs propulse Coca-Cola en élément de décors récurrent, très souvent associé à l’ascension irrésistible des hors-la-loi. La population du Mississippi meurt de faim, mais les grands groupes prospèrent ostensiblement, en même temps que les trois protagonistes. Outre le fait que Bowie et Keechie manipulent très régulièrement les bouteilles iconiques du soda, l’apparition d’une voiture publicitaire de la marque, au moment où les bandits braquent une banque, accentue l’idée que les ogres économiques prolifèrent en même temps que le crime. Leur joug ne repend peut-être pas le sang comme les trois compères, mais il se resserre sur la population et s’immisce dans leur intimité, jusqu’à imposer des dépenses faussement utiles. Alors que les deux amants tragiques du récit s’étreignent, la présence de bouteilles vides à leurs côtés achève de faire de ce symbole américain un élément visuel perturbateur. Par ailleurs, en montrant plusieurs fois Bowie acheter du Coca-Cola, Nous sommes tous des voleurs souffle implicitement l’idée que l’illégalité alimente les grandes entreprises, ou tout du moins que le profit est aveugle.

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Si la plupart des valeurs usuelles sont malmenées par le long métrage, Robert Altman confère une importance toute particulière à la famille, et aux femmes spécialement. Les trois malfrats sont loin d’être honnis par la société, et profitent même des largesses de l’accueil de leurs proches, s’invitant à la table des membres de leurs familles. Outre le fait que Nous sommes tous des voleurs utilise cette installation pour normaliser encore un peu plus le banditisme, ces séquences sont aussi l’occasion d’affirmer un ascendant maternel et une connivence féminine certaine. Les trois brigands n’obéissent à personne, sauf à Mattie (Louise Fletcher), mère de la famille à la vertu inébranlable qui s’adresse aux trois protagonistes de la même façon qu’elle parle à ses propres enfants, sans une once de peur. Par ailleurs, le long métrage l’unie particulièrement à Keechie, tissant une vraie complicité de circonstance. Tout comme son alter égo plus mûr, la jeune fille répudie l’existence de Bowie, et lui intime l’ordre de cesser ses activités. Même si sa doléance ne sera pas entendue, une forme d’opposition se crée entre eux. Les deux amants finissent toutefois invariablement réunis sous une couverture brodée par les ancêtres de Keechie, comme si les anciens appréciaient et protégeaient leur union. Loin de n’être qu’un cocon protecteur, le linge est macabrement voué à devenir le linceul de leur relation.

Nous sommes tous des voleurs offre une peinture réaliste des inégalités économiques de La Grande Dépression, et refuse le culte du banditisme pour en livrer les tourments.

Nous sommes tous des voleurs est disponible en Blu-ray et DVD chez L’Atelier D’Images, avec en bonus : 

  • Un entretien avec Olivier Père, directeur de Arte France Cinéma
  • Une bande annonce

Nicolas Marquis

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