(Alligator)
1980
Réalisé par : Lewis Teague
Avec : Robert Forster, Robin Riker, Michael V. Gazzo
Film fourni par Carlotta Films
D’une vie d’excès débridée à l’accomplissement de sa destinée de réalisateur, Lewis Teague entame sa mue au cours des années 1970. Proche de la culture contestataire de l’époque, le cinéaste n’a alors qu’un seul film à son actif, l’anecdotique Dirty O’Neil, et il s’épanouit davantage dans la gestion de son petit cinéma californien où Jim Morrison et Janis Joplin ont leurs habitudes. Alcool et drogue rythment son quotidien débridé dans le faste de nuits interminables. Néanmoins, à la fin de la décennie, les icônes ne sont plus. Les addictions ont fauché une génération dorée d’artistes mythiques desquels Lewis Teague était proche. La mort de ses amis devient alors une prise de conscience. À bientôt 40 ans, le metteur en scène n’a presque rien accompli de significatif et il entend bien laisser une trace dans la postérité. Son regard sauvage et corrosif sur le monde habitera la plupart de ses films, mais pour le livrer au public, il doit assainir son hygiène de vie. Se défaisant de ses démons, il s’attèle à l’élaboration d’un nouveau long métrage en 1979, produit par Roger Corman, Rouge pour un truand. L’heure n’est pas encore à la reconnaissance pour Lewis Teague qui prouve toutefois sa fiabilité à cette occasion et perpétue sa relation d’amitié et de respect mutuel avec l’acteur Robert Forster, brièvement présent dans son œuvre. Seulement un an plus tard, les deux hommes se retrouvent dans un nouveau film qui allait cette fois définitivement faire du réalisateur un homme influent dans le monde du septième art horrifique. Pleinement ancré dans les codes et modes cinématographiques de son époque, L’Incroyable Alligator n’a le droit qu’a une sortie discrète, mais il remporte rapidement l’adhésion du public friand d’effroi et plus étonnement, de la critique qui reconnaît le talent indéniable du metteur en scène et la malice de son scénariste, John Sayles. Lewis Teague n’est plus un homme en marge de la culture américaine, il en devient un des artisans, et confirmera ce nouveau statut durant les années suivantes.
Dans les égouts de Chicago, un énorme alligator grandit inlassablement, se nourrissant des cadavres de chiens utilisés pour des expériences scientifiques. Pour quiconque s’aventure dans les entrailles de la ville, il est un prédateur dangereux à l’appétit insatiable, dont l’existence reste secrète. Face à la recrudescence de corps humains démembrés rejetés par les innombrables conduits, l’inspecteur David (Robert Forster) plonge dans les souterrains et se confronte à la bête. Si l’affrontement coûte la vie à un collègue du héros, personne ne semble enclin à croire qu’il existe une telle créature sous la surface de la cité. Face à leur déni, l’horreur s’impose à eux. Dans une frénésie sanguinaire, l’alligator quitte son habitat pour semer la mort et le chaos dans les rues, opposé à des forces de police incapables de contenir sa fureur. Presque esseulé, David s’érige face à l’animal, finalement aidé par la séduisante Marisa (Robin Riker), une chercheuse spécialiste des reptiles.
Sorti en 1980, L’Incroyable Alligator s’inscrit dans la droite lignée des Dents de la mer, de 4 ans son aîné. Le cinéma d’horreur est en pleine mutation et les deux films sont issus d’une même veine d’où jaillissent des litres d’hémoglobine. Vampires ou tueurs en série n’ont pas disparu des écrans, mais l’immense succès commercial du film de Steven Spielberg a durablement bouleversé le paysage culturel et refait d’animaux sauvages une source de péril. L’homme avide de modernité et une nature contrariée n’évoluent plus de concert, ils s’opposent dans des combats acharnés qui laissent dans leur sillage des dizaines de victimes. Toutefois, si le requin d’Amity pouvait sembler être un danger lointain pour les spectateurs citadins, Lewis Teague brise cette confortable frontière en faisant de son prédateur une abomination qui sommeille sous la ville, prête à surgir à la surface à tout moment. Dès l’entame du film, L’Incroyable Alligator illustre sa volonté de refuser au public toute forme de refuge en montrant un alligator de zoo qui se retourne contre l’un de ses dresseurs et en laissant entendre dans une ligne de dialogue les mots “It’s real !”. La menace fictive devient concrète, l’horreur est toute proche. Le film n’épouse pas qu’un sous-registre de l’horreur, il le digère pour lui donner une nouvelle saveur. Ainsi, L’Incroyable Alligator reprend nombre de règles de ses prédécesseurs, plus ou moins illustres. Malgré une forme de second degré permanent, le long métrage s’acquitte de sa part de sang et de chair déchiquetée dans ses séquences les plus explicites, répondant ainsi à sa promesse initiale. Une créature de crocs acérés et d’écailles punit les imprudents et s’affirme parfois en vengeresse karmique cruelle pour les personnages à la moralité douteuse. Jouant sur la perception de l’alligator, Lewis Teague prolonge l’hommage aux Dents de la mer, que le cinéaste cite explicitement, en faisant également de son animal une présence abstraite durant les premières minutes, uniquement perçue dans l’ombre, ou en épousant une vue subjective pour substituer à son audience la vision du corps du reptile. Spectateur et héros du film ne font plus qu’un, aucune preuve visuelle de l’existence de la bête n’est offerte au public tant que la parole de David est remise en cause, seule subsiste une traînée de membres arrachés, avant qu’enfin le croquemitaine ne pulvérise un trottoir pour se montrer à tous et ne se lance dans une croisade funeste. L’Incroyable Alligator affiche alors son originalité en rendant chaque personnage humain proche d’un même état de vulnérabilité face à la monstruosité. Dans les bonus de l’édition Carlotta Films, John Sayles revendique sa volonté de dépeindre une horreur qui frappe d’abord les classes les plus démunies de la population avant de tracer son chemin reptilien jusqu’aux hommes puissants de Chicago. D’abord tueur dans un cadre précaire, l’alligator gagne les jardins des magnats de l’industrie, l’argent n’est pas un rempart à sa faim morbide, et la police n’est absolument d’aucun secours. Pauvre ou riche, adulte ou enfant, courageux ou peureux, nul n’est épargné.
L’utilisation de légendes urbaines typiquement américaines pour cimenter le récit décuple la peur née de la vision du film au moment de sa sortie en salles, et pour les plus crédules encore aujourd’hui. Au début des années 1980, l’existence de réels alligators dans les égouts des grandes villes des États-Unis est admise par une part significative de la population, alors que leur croissance dans un milieu aussi hostile est strictement impossible. L’Incroyable Alligator s’amuse de cette croyance populaire pour métamorphoser Chicago en terrain de chasse urbain, une jungle de béton où le règne animal se rappelle aux citadins. Dans les rues goudronnées et dans les hall des immeubles, les personnages du long métrage se croient à l’abri et n’imaginent pas que sous leurs pieds s’étale une cité parallèle de couloirs humides et insalubres où prolifère le danger d’une vie sauvage pervertie. Les égouts deviennent antiques cavernes aux dragons, un monde interdit, toxique et ténébreux où les conséquences de l’urbanisation alimentent le monstre voué à devenir si gros qu’il démolit un trottoir pour surgir dans les artères bondées de la métropole. Le mal hypothétique devient irréfutable et L’Incroyable Alligator fait pleine lumière sur lui. Sortant de sa tanière dans la nuit, le reptile est progressivement montré dans des scènes de jour, l’horreur obscure devient diurne, encore plus incontestable. Chicago est le nouvel habitat naturel de l’animal, son marécage de substitution, le long métrage lui oppose donc l’image d’un chasseur, joué par Henry Silva. Fusil en main, l’excentrique personnage s’imagine que son excursion en ville est un nouveau safari, mais sa prétention est condamnée à être châtiée dans le sang. Puisque l’abomination est née de la folie des hommes, le secours ne peut pas venir d’un belliciste aveuglé par une traque fantasmée, mais uniquement de David, en parfaite connaissance de l’environnement urbain, montré souvent penché sur des cartes, et également proche de la parole scientifique raisonnable qu’incarne Marisa.
Tout est alors histoire d’opposition dans L’Incroyable Alligator, celle entre une humanité qui a rompu son lien avec ses racines pour se vautrer dans une surconsommation de masse et une nature revenue des tréfonds de la terre pour réclamer justice dans le sang. Cette dénonciation du déséquilibre moderne entre la faune et l’humanité est à la base de la création du film. À l’époque où sort le long métrage, l’alligator est une espèce menacée aux États-Unis. Un ignoble commerce de jeunes reptiles destinés à une courte vie en vivarium, et parfois même de petits alligators empaillés, a créé un engouement tel que le futur de l’animal est précaire. La société contemporaine a voulu asservir le vivant sans conscience environnementale et sans se soucier du bien-être des bêtes. L’alligator du film est autant une menace qu’une réponse implicite à ces dérives, il n’est pas un réel antagoniste mais plutôt le résultat de la malveillance des personnages les plus corrompus. Au plus fort du déferlement de rage de L’Incroyable Alligator, lorsque les drames humains commencent à devenir innombrables, Lewis Teague choisit de parachever cette critique sous-jacente dans son œuvre. Au bord d’un lac, où l’alligator a trouvé refuge, se masse une poignée de vendeurs à la sauvette qui tentent d’écouler leur marchandise de peluches et de porte-clés à l’effigie du tueur reptilien. Un horrible instinct primaire pousse l’homme ignoblement opportuniste à commercialiser l’effroyable et à tirer un bénéfice certain du chaos général. David se détourne de cette pensée obscure, mais autour de lui la foule réclame le sang, succombant à l’emballement médiatique. Pourtant c’est bien cette société qui consomme sans réfléchir et qui rejette ses détritus dans les égouts qui a créé le monstre. Les boyaux qui lézardent Chicago sont jonchés d’ordures qui servent explicitement de nid à l’alligator. Une plaque d’immatriculation, quelques sacs et surtout un caddie de supermarché constituent le refuge de l’animal qui a transformé la pollution en nouvel habitat et qui s’est nourri de la gangrène de la ville pour évoluer en créature infatigable. L’enfer est bel et bien souterrain dans L’Incroyable Alligator et destiné à exploser dans un torrent de flammes.
Si la responsabilité de la naissance du monstre est implicitement partagée à chaque humain, elle est beaucoup plus ouvertement associée à une vision désenchantée de la recherche scientifique menée sans moralité. Davantage que les simples citoyens, les grands laboratoires industriels ont créé l’abomination en expérimentant sur des êtres vivants une hormone de croissance, avant de jeter les cadavres disséqués de leurs cobayes dans les égouts, et ainsi nourrir l’alligator de leur vice. Se drapant dans un prétendu travail visant à endiguer la faim dans le monde, alors que le but mercantile de leur démarche ne fait strictement aucun doute, les hommes de savoir ont créé un nouveau problème en pensant en résoudre un autre. l’absence d’esprit critique a provoqué la chute d’une ville et l’émergence de la terreur sous sa forme la plus brute. La plume particulièrement acerbe de John Sayles trouve ici une nouvelle opportunité de manifester tout son cynisme, en créant une grande collusion entre laborantins, chefs d’entreprise et pouvoirs politiques. Tous sont dévolus à préserver leur impunité, même au prix de nombreuses vies humaines, ils se protègent mutuellement pour affirmer leur emprise sur ce Chicago corrompu. Une dictature du dollar a conduit aux extrémités les plus révoltantes, et l’élite défend ses privilèges avant son inexorable chute, que L’Incroyable Alligator ne manque pas de restituer à l’écran avec un plaisir sanguinolent jouissif. Marisa est une manifestation de la voix de la raison pour une science qui a perdu sa conscience. À l’inverse de ses pairs, la jeune femme exerce dans une université, ses recherches ont pour vocation d’éduquer les plus jeunes au mode de vie des lézards. De plus, en 1980, le débat fait rage aux États-Unis entre les chercheurs qui pratiquent la dissection et ceux qui s’y refusent. Assez logiquement, Marisa se révèle être une partisane de la préservation de la vie, du côté du bien-être animal. Néanmoins, son savoir est remis en cause face à l’existence de l’alligator hors norme et elle doit quitter le confort de son laboratoire pour faire l’expérience du terrain, aux côtés de David. La vérité est dans l’équilibre de leurs forces, lui tout en muscle, elle dans une réflexion plus poussée.
L’union, bien que très attendue, ne s’opère toutefois qu’après de longues minutes. David est initialement renvoyé à un rôle de Cassandre, condamné à prophétiser à ses pairs un péril futur mais à être ignoré par tous, voire ouvertement moqué. L’homme de bonne volonté est face à une épreuve aussi bien morale que physique, le reniement de sa parole est un coup plus foudroyant que les charges de l’alligator. Le monstre n’est pas que d’écaille dans le long métrage, il est aussi dans la vision d’un collectif qui refuse l’évidence d’une vérité qui dérange, jusqu’à déchoir David de son métier de policier, la seule chose qui le définisse réellement. L’individu est face à une masse médisante, mais aussi face à lui-même et à l’expérience d’un passé traumatique. La traque de la bête est une catharsis, presque une épreuve de virilité pour que le héros se prouve le sens de son existence dans le sang et dans la sueur. Le film refuse néanmoins le spectacle sous haute dose de testostérone. L’humour souhaité par Robert Forster en personne, et qui ne cesse de remettre en cause la masculinité de David offre un détachement bienvenue qui permet à L’Incroyable Alligator de ne jamais se prendre au sérieux et de s’épanouir en tant que long métrage horrifique décomplexé.
L’Incroyable Alligator est une découverte macabre qui cache sous son hémoglobine et son humour une saillie marquée contre la société américaine des années 1980, désormais disponible dans un magnifique Steelbook.
L’Incroyable Alligator est disponible en Steelbook Blu-ray et Blu-ray 4k comprenant également la suite Alligator II : La Mutation, en version restaurée, chez Carlotta Films, avec en bonus :
. Une bête sauvage dans la ville (25 mn – HD)
Un entretien avec le réalisateur Lewis Teague.
. L’auteur de L’Incroyable Alligator (17 mn)
Un entretien avec le scénariste John Sayles.
. Les boyaux de l’Alligator, le grand fleuve et Bob (22 mn – HD)
Un entretien avec l’assistant de production, désormais acteur-réalisateur-producteur reconnu, Bryan Cranston.
. La chance de l’Alligator (12 mn – HD)
Un entretien avec le responsable des effets spéciaux de maquillage, Robert Short.
. L’Incroyable Alligator, Version TV (98 mn – HD) – Exclusivité 4K UHD™ –
Le film tel qu’il fut diffusé à la télévision américaine avec scènes additionnelles ou censurées.
. Scènes additionnelles (10 mn – HD)
Les scènes additionnelles ou censurées de la version TV isolées.
– 2 bandes annonces . 4 spots TV . Une pub TV
Et pour le second film :
. Le lagon du lac d’Echo Park (16 mn – HD)
Un entretien avec le réalisateur Jon Hess.
. Frères de sang (6 mn – HD)
Un entretien avec le réalisateur seconde équipe, Eugene Hess.
. Un montage qui a du mordant (5 mn – HD)
Un entretien avec le monteur Marshall Harvey.
. En eaux troubles (7 mn – HD)
Un entretien avec le coordinateur des effets spéciaux, John Eggett.
. Bande-annonce (HD)