L’Homme tranquille
L'Homme tranquille affiche

(The Quiet Man)

1952

Réalisé par : John Ford

Avec : John Wayne, Maureen O’Hara, Victor McLaglen

Film fourni par Rimini Éditions

Si John Ford est incontestablement l’un des cinéastes les plus influents et les plus révérés de son temps, sa liberté artistique reste partielle à l’entame des années 1950. Affranchi des grands studios à qui il a offert une myriade de chef-d’œuvres, le réalisateur est alors à la tête de sa propre société de production, Argosy Films, mais peine à mettre en chantier les longs métrages qui lui tiennent à cœur. L’indépendance n’est pas encore synonyme d’épanouissement dans le monde du cinéma américain, toujours aux mains des magnats de l’industrie. Pour éviter la banqueroute à sa société, John Ford continue de mettre en scène de nombreux westerns, genre qu’il a magnifié tout au long de sa carrière, et dont il a établi de nombreux codes encore utilisés. Néanmoins, l’artiste refuse de se cantonner à cet unique registre. Même si cet homme que l’on décrit euphorique sur les plateaux de tournage, mais dépressif entre la conception de ses films, éprouve toujours du plaisir à étaler son imaginaire dans les plaines de l’Ouest américain, il poursuit en parallèle une exploration intime de ses racines européennes. Le cinéaste est né dans le Maine, mais ses parents sont tous deux des immigrés irlandais, et ont baigné leurs enfants dans la culture de leurs ancêtres. 

Dans les années 1930, John Ford évoquait d’ailleurs déjà son ascendance avec Le Mouchard, puis Révolte à Dublin, et faisait l’acquisition des droits d’adaptation de la nouvelle de Maurice Walsh, L’Homme tranquille. Toutefois, la Fox avec qui le réalisateur est sous contrat à l’époque ne croit pas en ce nouveau projet. Il faut attendre quinze longues années, et l’émancipation que permet Argosy Films, pour que le long métrage puisse voir le jour. L’Homme tranquille reste cependant un pari. Le metteur en scène est adulé, déjà récompensé de trois Oscars du meilleur réalisateur, mais pour assurer la pérennité de sa firme, il ne se résout à s’atteler à ce film hautement personnel qu’une fois l’avenir financier garanti, suite au succès public d’un western mythique, Rio Grande. Pour ouvrir une fenêtre sur sa psyché intime, John Ford doit d’abord se plier une fois de plus à ce qu’on attend de lui. Rio Grande constitue néanmoins une étape importante dans la genèse de L’Homme tranquille. Deux acteurs fétiches de la famille fordienne s’y donnent déjà la réplique, l’alter-ego du cinéaste John Wayne et sa muse Maureen O’Hara, et une grande partie de l’équipe technique est réemployée dans le long métrage suivant. Enfin libre de se mettre à nu, l’artiste peut livrer une véritable ballade irlandaise envoûtante, qui reste l’un de ses plus beaux films, désormais disponible en Blu-ray chez Rimini Éditions.

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Nul doute qu’avec L’Homme tranquille, John Ford trouve chez son personnage principal un écho à sa propre histoire familiale. Sean Thornton (John Wayne) est un américain qui regagne l’Irlande de son enfance et son petit village d’Inisfree, bien résolu à s’installer dans le cottage qui l’a vu naître. Profondément dépaysé, l’ancien boxeur tente de renouer avec ses racines et de trouver sa place dans une société codifiée par un mode de vie solidement établi et des traditions ancestrales. Au cours de son déménagement, Sean tombe follement amoureux de Mary Kate Danaher (Maureen O’Hara), une jeune habitante d’Inisfree téméraire et rebelle, mais vivant sous le joug de son frère tyrannique. Au coup de foudre mutuel s’oppose cette figure tutélaire oppressante, qui contrarie les envies de fiançailles des deux protagonistes. Sean et Mary Kate tentent de construire un avenir commun, mais la fierté et l’envie d’émancipation de la belle sont contrariées par les vexations de sa famille.

Pour restituer l’âme de l’Irlande, L’Homme tranquille assimile le voyage de Sean à un retour aux sources, prenant parfois l’apparence d’un abandon de la modernité pour s’immerger dans un univers séculaire, et ainsi tutoyer une vérité immémoriale. Le protagoniste arrive sur ses nouvelles terres en train, mais la suite du long métrage n’a de cesse de priver Inisfree de tout élément mécanique. Ainsi, le héros évoque bien les bienfaits des automobiles auprès de Mary Kate, mais celle qui incarne à certains égards l’esprit du village refuse d’y voir un bénéfice, préférant le contact des chevaux et de la nature. Les véhicules nouveaux ne servent en définitive qu’à gagner ou quitokter Inisfree, mais dans la parenthèse géographique qu’ouvre John Ford, le temps est suspendu, loin de la fureur des grandes villes. En créant cet espace unique, le cinéaste adjoint à ses décors une symbiose avec les forces de la nature, traduisant la part de vérité parfois mystique qu’il souhaite conférer à son film. Si les murs de pierre brute sont un élément attendu de la représentation de l’Irlande, un jeu autour des éléments météorologiques laisse planer l’ombre d’une occulte présence, qui épie les deux amants. Le calme olympien règne le plus souvent, mais des tempêtes disproportionnées frappent les landes verdoyantes lorsque Sean et Mary Kate se réunissent pour la première fois. Le vent et le tonnerre accompagnent leurs étreintes, faisant présager le drame qui mettra à mal leur amour, tout en accompagnant la narration. De manière plus conventionnelle, L’Homme tranquille emploie une surabondance de couleur verte à l’écran, des fenêtres des maisons aux bicyclettes des villageois. Néanmoins, John Ford a conscience qu’il accomplit là ce que le public américain fantasme de l’Irlande. Dans une séquence qui oppose Sean, peignant une porte d’une teinte émeraude, à un homme d’Église, le vieil homme d’Inisfree mentionne explicitement que seul un étranger pouvait penser à cette couleur et que le rouge tient par ailleurs plus longtemps. L’Homme tranquille confesse alors qu’il est une vision étrangère de l’Irlande, mais toutefois profondément amoureuse, respectueuse, et désireuse de faire l’expérience du savoir local.

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Davantage que les lieux, ce sont les hommes qui incarnent l’esprit d’Inisfree. Dans une galerie de portraits, empreinte d’une douceur constante même lors des rebondissements dramatiques, L’Homme tranquille miniaturise toute une société irlandaise de l’époque, se jouant parfois des divisions. Ainsi, l’opposition entre églises catholique et protestante est bien présente, mais les deux hommes de foi semblent complices de circonstance, voire amis. Une évocation des luttes pour l’indépendance est également montrée à l’écran, mais est synthétisée sous les traits d’un personnage rieur et cabotin. John Ford a conscience des démons de l’Irlande mais fait le choix de transformer le village en havre de paix, dans lequel les querelles se règlent le plus souvent dans les Pubs, ou à travers de franches empoignades toutefois grand-guignolesques. Les différences sont transcendées par un ensemble de rites, comme ceux qui encadrent les fiançailles, auxquels chacun se plie. Pour unir les personnages, L’Homme tranquille fait une grande place aux traditions orales. Outre le travail de recherche admirable autour du patois irlandais, qui ressurgit à des moments significatifs, les chants, souvent entonnés collectivement, sont un moyen de transmettre l’Histoire du village plus présents que les livres. John Ford prolonge l’idée que la voix est vecteur de mémoire, en faisant entendre celle de la mère de Sean, venue d’outre-tombe, lorsque le héros découvre son nouveau logis. L’Homme tranquille bénéficie par ailleurs d’un esprit de troupe inhérent aux méthodes de travail fordiennes, que la fin analogue à un salut théâtral final exacerbe. Une grande partie de la propre famille du cinéaste est présente sur le plateau, devant ou derrière la caméra, et la plupart des protagonistes du film sont des acteurs récurrents du réalisateur, accentuant l’idée que ce nouveau long métrage revêt une signification particulière pour son créateur.

Dès lors, la romance au centre du récit n’est plus une simple rencontre entre Sean et Mary Kate, mais devient la collision de deux mondes, l’un issu des USA que l’on comprend modernes, l’autre pleinement ancré dans la mémoire irlandaise. L’Homme tranquille fait de l’histoire d’amour une lutte perpétuelle. Dès l’entame du récit, les deux amants s’opposent, se querellent, se disputent, avant de tendre progressivement vers une union née d’un nouveau terrain d’entente. Pour l’accomplissement du sentiment amoureux, chacun doit s’imprégner de l’autre, faire des concessions, mais conserver la fierté de ses origines. Sean devient autant irlandais, si ce n’est plus, que Mary Kate s’américanise. Il apparaît même clair que pour parvenir à construire un futur commun, l’homme solidement charpenté doit avant tout être admis par les habitants de Inisfree. Ainsi, les demandes en fiançailles répondent à une succession de rituels typiquement locaux, que Sean ne comprend pas parfaitement. Même les bagarres ne se font que dans le respect de règles préalablement établies et ancestrales. Néanmoins, L’Homme tranquille n’est pas complaisant envers un présent éprouvant pour l’héroïne du film. Sa vie dans le logis familial est complexe, et le long métrage ne place l’espoir que dans son union hypothétique avec Sean. L’avenir radieux n’est pas dans l’immobilisme mais dans une forme de symbiose nouvelle entre deux cultures parfois opposées.

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Mary Kate n’a d’ailleurs rien de servile, malgré sa condition initiale dans le récit. D’un caractère impétueux, souvent insaisissable, le personnage joué par la divine Maureen O’Hara se transforme en incarnation d’une émancipation féminine difficile, mais omniprésente. Constamment, la belle tient tête à Sean, tout comme elle n’hésite pas à s’opposer farouchement à son frère, esquissant ainsi les frontières d’une place nouvelle de la femme irlandaise. Tandis que de nombreuses querelles se règlent entre hommes, autour d’une pinte de bière, la protagoniste réclame ouvertement son droit à la parole et à l’indignation. Son honneur bafoué par sa famille qui refuse le versement de la dot de mariage la conduit à malmener volontairement sa propre union. Elle est prête à refuser le bonheur si celui-ci n’est pas acquis dans le respect de sa personne, et en considération de ce qu’elle est et mérite. La fin du long métrage montre certes un John Wayne qui l’empoigne, mais l’un des ultimes gestes de Mary Kate est un acte presque anarchique, qui prouve que l’aspect financier de son mariage ne lui importe absolument pas, et que seuls comptent les principes pour cette femme droite moralement mais frappée par les épreuves émotionelles. Non seulement Maureen O’Hara existe face à son partenaire, mais elle prend très souvent l’ascendant sur lui, dirigeant les débats et devenant une incarnation de l’indépendance affective.

Les dilemmes moraux à-même de plonger un être dans les abîmes des turpitudes de l’être sont d’ailleurs plus solidement attachés à Sean. Mary Kate sait parfaitement ce qu’elle veut, et c’est son époux qui est renvoyé à de longues phases introspectives, en proie à ses démons. L’Homme tranquille le place face à un passé traumatique, que John Ford ne révèle qu’à la moitié du film, dans une très brève séquence de flashback où l’onirisme est signifié par un changement d’objectif de caméra. Pour établir un futur radieux, le héros doit faire la paix avec son passé, et c’est auprès d’un des anciens d’Inisfree qu’il trouve symboliquement la force de sortir de son immobilisme. L’âme ancestrale de l’Irlande vient à son secours, lui confère la faculté de s’accepter pour ce qu’il est, et de trouver enfin sa place dans le monde. À l’instar du réalisateur du film, le protagoniste fait de son périple en Irlande un bain de jouvence, dans un pays prêt à l’accueillir et à lui redonner sa fierté. Pour Sean comme pour Mary Kate, l’amour est une voie vers l’élévation personnelle, et non une contrainte. Les protagonistes s’accordent le droit d’aimer et de s’aimer eux-mêmes.

L’Homme tranquille est à la fois l’un des films les plus personnels de John Ford, mais aussi tout simplement l’un de ses plus bouleversants, derrière sa légèreté d’apparence. Le cinéaste invite à l’acceptation et à l’affirmation de soi, dans une romance sauvage sur les terres d’Irlande.

L’Homme tranquille est disponible en Blu-ray et DVD chez Rimini Éditions, dans une édition Collector rassemblant : 

  • Le film pour la première fois en haute définition
  • Une analyse comparée entre le film et le shooting script, par Cécile Gornet
  • Le rêve irlandais de John Ford : un film de Sé Merry Doyle
  • Innisfree : un film de José Luis Gerin
  • Une conversation entre Cécile Gornet et Frédéric Mercier
  • Retour à Inisfree : un livre de 100 pages de Christophe Chavdia
  • 4 cartes postales reproduisant les affiches originales du film

Nicolas Marquis

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