(女は二度生まれる)
1961
Réalisé par : Yūzō Kawashima
Avec : Ayako Wakao, Jun Fujimaki, Frankie Sakai
Film fourni par Badlands
Le cinéma comme une pulsion incontrôlable, le réalisateur Yūzō Kawashima a gravé son héritage artistique sur pellicule pour conjurer le triste sort d’une existence qu’il savait éphémère. Atteint de la même poliomyélite qui a emporté deux de ses frères et sœurs dans la fleur de l’âge, le réalisateur court après le temps, poursuivi par le spectre d’une mort inéluctable prophétisée dès la fin de son adolescence. Le septième art est alors une raison d’être davantage qu’une passion pour celui qui s’éteindra à 45 ans après une vie faite d’excès et notamment marquée par une forte addiction à l’alcool. En une cinquantaine de longs métrages, Yūzō Kawashima se révèle être un véritable caméléon. Son style est indéfinissable, parfois profondément différent d’un film à l’autre, comme si l’auteur était en quête de réinvention perpétuelle dans les thèmes qu’il souhaitait aborder ou à travers son empreinte graphique en constante évolution. Son amour démesuré pour les œuvres de Yasujirō Ozu marque toutefois son cursus universitaire. Il est un fils des maîtres de l’âge d’or du cinéma japonais, ceux qui l’ont fait rêver dans les pages des revues cinéphiles qu’il parcourait dans sa chambre d’enfant, et il épouse leur leg pour se forger une identité. Après avoir consacré un écrit à son idole durant ses études, Yūzō Kawashima réalise même un de ses rêves en devenant ponctuellement son assistant. Davantage qu’une finalité, ce poste est un tremplin. En 1944, dans un Japon impérialiste en plein conflit, il met en scène son premier film, The Man Who Has Returned, une œuvre perçue avec défiance par le pouvoir en place. Considéré comme partiellement antimilitariste, le film vaut un blâme à Yūzō Kawashima qui ne retrouve la caméra qu’après l’ère trouble de la Seconde Guerre mondiale. Il devient alors un trait d’union entre l’âme des cinéastes nippons de la première génération, tels Kenji Mizoguchi ou Akira Kurosawa, et la fougue des réalisateurs briseurs de codes de la fin des années 1950 et du début des années 1960, à l’instar de Nagisa Ōshima, Yoshishige Yoshida ou
Shôhei Imamura qui devient l’un de ses proches. Avec Le Paradis de Suzaki, sorti en 1956, Yūzō Kawashima signe même le début de la Nouvelle Vague japonaise selon de nombreux historiens du cinéma.
En 1961, Les Femmes naissent deux fois, désormais disponible en Blu-ray et DVD chez Badlands, marque la rencontre entre le metteur en scène impertinent et la comédienne emblématique Ayako Wakao. Après avoir interprété une geisha soumise dans La Rue de la honte, de Kenji Mizoguchi, l’actrice endosse à nouveau la robe de courtisane dans un Japon en pleine mutation. En seulement 5 ans, les mœurs ont profondément évolué et la partition qui lui est offerte par Yūzō Kawashima trace une voie vers une émancipation encore lointaine mais désormais aperçue. Koen, le personnage joué par Ayako Wakao, tente parfois en vain de s’affranchir des diktats masculins pour tendre vers l’indépendance, même si la fatalité d’une société patriarcale la rappelle souvent à sa condition précaire. Une partie de l’immense carrière de Ayako Wakao prend l’allure de témoignage de la transformation de la perception japonaise de la prostitution, puisqu’en 1966, elle se fera cette fois femme malmenée mais rebelle pour Yasuzō Masumura, dans Tatouage. L’hypnotisant et magistral Les Femmes naissent deux fois est dès lors une étape cruciale de cette évolution, la photographie d’une époque de tous les bouleversements.
Pensionnaire d’une maison close des bas quartiers, Koen passe de bras en bras entre les hommes de pouvoir qui investissent les lieux. En marge d’une jeunesse qu’elle n’aperçoit que lointainement et qu’elle envie, la geisha vit selon les bons vouloirs de ses clients, soumise à leur influence. Pour tenter de s’extirper de son établissement, elle se lie à Tsutsui (Sō Yamamura), un homme d’affaires fortuné qui fait d’elle sa maîtresse exclusive et qui lui offre un logis et un revenu en échange de ses faveurs. Néanmoins, l’appartement n’est qu’une nouvelle prison pour Koen, toujours privée de liberté et condamnée à se plier aux volontés de son amant.
Si la nature même du récit inviterait à faire étalage des plaisirs de la chair, Les Femmes naissent deux fois en refuse obstinément la vue, comme pour tracer l’ultime frontière de l’interdit et d’une intimité invisible pour le spectateur. Élaboré à la façon d’une chronique d’un mode de vie marginal, le long métrage se fait éprouvant moralement, mais place l’aliénation des femmes de la maison close dès l’entrée des clients dans la demeure. Des corps en pleins ébats, le spectateur ne voit rien, si ce n’est un préambule récurrent, un moment de dialogue précédant l’acte qui témoigne généralement de la fragilité de l’homme. Constamment, Koen est montrée fermant les rideaux de sa chambre, s’isolant d’elle-même, faisant dès lors du film une dénonciation du marchandage de l’âme plutôt que de celui du corps, rendu imperceptible. L’asservissement de l’être prend ses racines dans les rites qui précèdent l’acte charnel, dans ces longues soirées de débauche où l’alcool coule à flot et au cours desquelles Koen est destinée à flatter l’égo de ses clients, refoulant l’expression de sa sincérité sentimentale toujours implicite. La maison close est un lieu de rencontre improbable entre une classe opulente ivre de sa richesse et des femmes à la dérive, enchaînées par la précarité, obligées de vendre leur corps puisqu’il constitue leur unique possession. Rares sont les oiseaux comme Koen qui parviennent à quitter leur cage, et même pour ces âmes légèrement plus émancipées qui ne font que troquer leurs barreaux contre d’autres, le retour vers la maison des plaisirs est une fatalité presque inexorable, au comble du désespoir. L’être devient un bien matériel aux mains d’ogres qui désirent capturer la beauté pour se l’approprier. Lentement, Les Femmes naissent deux fois déchire le voile des apparences d’une parade amoureuse fantasmée pour laisser exploser une violence primaire propre à l’homme. L’apparat de la maison close substitué dans la seconde moitié du film, Koen est défaite d’une partie des codes qui l’asservissaient, mais une fois les masques tombés, elle doit affronter la violence de Tsutsui, qui d’une gifle ou en brandissant sauvagement une lame affirme son joug. Le foyer secret que construisent les deux amants n’est qu’un nouveau royaume factice qui souffre des mêmes maux, cette fois exprimés dans la sauvagerie. Koen n’y est rien de plus qu’une forme différente de geisha, modernisée mais toujours dépourvue de tout bien propre, jusqu’à tout perdre au départ de Tsutsui, renvoyée à sa condition de seconde face à l’épouse légitime de ce maître implicite. Pourtant, la jeune femme voudrait manifester ses sentiments, mais ils ne lui sont autorisés qu’à travers des rites d’une extrême déférence, notamment lorsqu’à l’hopitâl, elle se substitue à une infirmière. La protagoniste voudrait aimer mais la vérité de son cœur lui est volée, elle voudrait s’émouvoir mais l’affirmation de son âme est sans cesse torturée.
Le destin se joue dès la naissance pour les personnages des Femmes naissent deux fois, les uns opprimés et les autres oppresseurs, et Yūzō Kawashima trace une frontière aussi concrète qu’injuste entre citoyens japonais de premier et de second rang. Koen n’a pas choisi de vivre dans les bas-fonds, il ne se devine dans les dialogues qu’une volonté de quitter la ruralité où elle a été élevée, pourtant, confrontée à un jeune homme du même âge qu’elle, les racines d’un mal ancré dès les origines se dévoilent. En 1961, le Japon panse encore les blessures de la Seconde Guerre mondiale, et les héros du long métrage sont les enfants innocents du conflit, jugés pour leur ascendance. Ainsi, les parents de Koen, tués pendant les bombardements, n’ont pas le droit de reposer au temple, tandis que son interlocuteur peut accéder à une spiritualité précieuse en se recueillant dans ce lieu sacré. Toutefois, seule la personnage principale est vue en train de prier devant les statues des divinités. Ceux qui sont privés d’une connexion avec la mémoire aspirent à reconstituer le lien, ceux qui en ont la possibilité s’en désintéressent. Une fracture sociale se matérialise et Yūzō Kawashima l’illustre visuellement en séparant la caméra de ses deux acteurs par des rambardes qui imposent des lignes analogues à des barreaux à l’écran. Sortie de la maison close, Koen est toujours prisonnière, cette fois d’une société rigoriste. Perversion et corruption des rapports humains entourent chaque évocation de la famille dans Les Femmes naissent deux fois. Ainsi, Koen manifeste une confusion ostensible entre ses clients et une figure paternelle absente, allant jusqu’à appeler un de ses amants “Papa-san”, tandis que le rôle maternel est dévolu à la gérante de la maison close, clairement nommée “maman”. Les figures d’autorité de substitution deviennent premiers artisans du malheur de l’héroïne, des bourreaux qui affirment leur emprise insidieusement en volant à Koen son droit à l’expression. Perpétuant l’image d’une cellule familiale viciée, le long métrage refuse presque totalement de tisser une vraie complicité entre les geishas. Une camarade de la protagoniste l’aide à quitter la maison close, mais seulement une fois qu’elle s’en est extirpée elle-même, et la conduit vers un emploi dans un bar à hôtesse qui n’est qu’une nouvelle forme d’avilissement, et à terme de prostitution. Il n’existe pas de sororité entre les femmes démunies, la jalousie est omniprésente, notamment manifestée lorsqu’une camarade de Koen lui reproche d’exprimer sa tristesse face au deuil. L’abri est de paille, apte à être détruit à la moindre dénonciation à des forces de l’ordre curieusement invisibles dans le film, et sous le toit fragile, une jeunesse est bafouée, réduite à des charmes de façades qui cachent un mal-être discret mais tangible.
Les Femmes naissent deux fois quitte dès lors l’échelle intime pour poser un diagnostic sévère mais cohérent sur l’état du Japon et son rapport parfois hypocrite à la prostitution. En 1961, le marchandage des corps n’est interdit que depuis 3 ans, et le long métrage s’inscrit pleinement dans un corpus d’œuvres cinématographiques qui réfléchissent autour de l’évolution conflictuelle des mœurs. Des prémisses d’une abolition à venir perçues en 1956 dans La Rue de la honte, déjà avec Ayako Wakao, aux conditions dramatiques de la réinsertion des prostituées montrées dans La Nuit des femmes de Kinuyo Tanaka, la même année que Les Femmes naissent deux fois, le septième art japonais s’empare de ce thème de société pour bien souvent dénoncer les contradictions d’une époque charnière dans la reconstruction du pays. Insoumis et rebelle, Yūzō Kawashima fait de son film une vive dénonciation d’une pratique avilissante qui a pris un nouveau visage au lieu de disparaître. Les bars à hôtesse et les appartements secrets ont partiellement remplacé les maisons closes, mais un même commerce des corps y prend place, sous une apparence à peine différente. Le réalisateur semble même soucieux de brouiller la délimitation entre ces environnements différents mais extrêmement proches. Koen est ainsi rapidement aperçue en robe de ville dans la maison close, mais en kimono traditionnel dans la boîte de nuit où elle trouve refuge, témoignant par le vêtement d’un microcosme de la prostitution qui n’a presque pas évolué. La marche du temps a suivi son cours imperturbable, le bruit des trains entendus dans l’appartement ont remplacé celui des tambours du temple qui surgissaient inopinément dans la maison close, mais un même vice assujettit la femme dépossedée de son indépendance, qui encore et toujours tire les rideaux au moment de s’abandonner à son amant. Nul n’est dupe de cette perpétuation de la prostitution, presque tous les personnages du film l’admettent comme une fatalité, et bien souvent comme un plaisir naturel en ce qui concerne les hommes. La femme de Tsutsui ne reproche pas à Koen d’avoir eu une liaison avec son mari, simplement d’en avoir profité matériellement et l’épouse d’un autre pensionnaire de la maison close est même présente à l’écran, dans les lieux de débauche. L’abolition de la prostitution n’aura en définitive que changer les rapports de geisha à amant en rendant leur liaison exclusive. Koen n’est plus libre d’aller avec qui elle le souhaite, le mâle dominant lui impose une fidélité que lui-même ne respecte pas. La loi n’a pas installé la parité, son application partielle a au contraire créé une autre forme de servitude.
Les Femmes naissent deux fois prend alors l’apparence d’un récit de privation constante, rendant son rythme volontairement saccadé, et désagréable à dessein. Tout le destin de Koen est fait d’actes manqués propice à répéter invariablement le mal qui l’assaille et lui interdisant toute élévation spirituelle. Le film confine à l’épreuve de force entre un spectateur esclave d’un long métrage étouffant et un cinéaste parfois cruel avec son personnage principal mais toujours d’une pertinence et d’une précision absolue. L’héroïne du film n’est pas inscrite dans le Japon idéalisé et orgueilleux de ses illusions de grandeurs, elle est une exclue condamnée à vivre en marge d’une société qui néglige les démunis dans son irrémédiable poursuite de modernisation. Presque chaque fois que Koen tente de se faire timidement une place dans ce nouveau monde, la réalité de son inextricable condition de femme objet s’oppose à elle, sans réelle possibilité de s’en défaire. Elle est vouée à passer de mains en mains, jusqu’à son prochain souteneur, dans un ballet de tous les supplices moraux. Si l’amour juvénile est un temps espéré, Les Femmes naissent deux fois finit par ne le décrire que comme une nouvelle pulsion du corps affamé de chair, comme un indispensable prélude à l’union des âmes. Le paraître terrasse l’être, créant une asymétrie assumée entre l’ébullition des villes grouillantes de monde et la solitude profonde de Koen, souvent recluse dans sa chambre. Dans une jungle de béton, la nature est un idéal invisible qui n’ouvre ses portes bienveillantes qu’à la toute fin du film, comme un juste retour vers un essentiel. Telle une lueur dans les ténèbres, la flore se montre occasionnellement à travers une plante dont prend soin l’héroïne mais qui est malmenée par les autres geishas, et les arbres imposant n’apparaissent qu’en conclusion, après un long périple, pour témoigner d’une liberté enfin trouvée. La profession de Koen devrait par ailleurs laisser percevoir une proximité entre l’héroïne et le monde artistique, pourtant Les Femmes naissent deux fois crée un fossé entre les muses et la femme solitaire, dépossédée de son corps et en conséquence de son âme. Une sortie au cinéma se transforme en nouveau flirt, comme une incontournable contagion charnelle, et la pratique de la musique ne se fait qu’à l’initiative de Tsutsui, ordonnateur en chef du destin de sa maîtresse jusqu’à modeler ses moyens d’expression intimes.
Néanmoins, Les Femmes naissent deux fois ne fait jamais d’un autre destin, plus vertueux, une impossibilité. Autour de Koen gravitent d’autres futurs possibles, à la fois proches et longuement inaccessibles. La femme est prisonnière de sa condition mais elle entrevoit en permanence un autre chemin, rendant le récit parfois amer. Un hasard sadique a condamné la jeune fille à une vie de servitude, un même coup du sort l’oriente régulièrement vers une autre voie, souvent des impasses, avant une résolution heureuse inespérée. La jeunesse a été contaminée par les démons des aînés, pervertissant jusqu’à la possibilité d’un amour sincère et réciproque, pourtant Yūzō Kawashima veut croire à la droiture morale de son héroïne et à son aspiration constante à vivre sereinement. Dans un train bondé, deux avenirs se dessinent, l’un prolongeant la logique de l’avilissement, l’autre traçant un chemin vers une connivence inédite, pourtant Koen trouve son salut dans l’émancipation. Le bonheur se trace au singulier, dans l’affirmation de sa nouvelle place de femme seule mais indépendante et maîtresse de son sort. Justifiant ainsi le titre du film, Koen renaît et redécouvre une vie qui lui avait été volée, soufflant un vent d’espoir après un combat de chaque instant.
Esthétique hypnotisante et regard sans concessions sur un Japon en pleine mutation font des Femmes naissent deux fois une œuvre unique, incontournable et indispensable.
Les Femmes naissent deux fois est disponible en Blu-ray chez Badlands dans une édition limitée à 1000 exemplaires, contenant :
– Nouvelle restauration 4K
– Boîtier digipack 3 volets avec étui cartonné
– le Blu-Ray du film
– le DVD du film
– Présentation du film par Stéphane du Mesnildot (25′)
– « Kawashima, les débuts » (23′)
– Bandes-annonces
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