Les Aventures de Denchu Kozo
Les aventures de Denchu Kozo affiche

(電柱小僧の冒険)

Réalisé par : Shinya Tsukamoto

Avec : Nariaki Senba, Nobu Kanaoka, Kei Fujiwara

Film fourni par Carlotta Films et présent dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films

Cinéma générationnel

À l’aube des années 1960, le Japon redéfinit son identité. Après l’ère obscure de la Seconde Guerre mondiale et l’époque des combats sociaux qui ont marqué la reconstruction du pays, une nouvelle génération rêveuse, les Shin-jirui, voit le jour. Cette Nouvelle Espèce, comme on l’appelle en occident ,sont les fils d’une nation rajeunie, en pleine explosion culturelle et désormais défaite des grands dilemmes politiques de la décennie précédente. La démocratisation de la télévision, l’essor de la science-fiction et la renaissance du manga baignent la jeunesse nippone dans un songe commun. Enfant de cet âge de renaissance, le futur cinéaste Shinya Tsukamoto affine son regard artistique et développe sa fougue créatrice à la lumière des œuvres iconiques de son adolescence, tout en percevant la modernisation du Japon avec une pointe de défiance. Se comparant volontiers au “Vilain petit canard” des contes, le réalisateur est un garçon atypique, partagé entre espoirs et angoisses relatifs à l’avenir qu’il n’aura de cesse de retranscrire sur la pellicule tout au long de sa carrière. À seulement 14 ans, il s’impose en enfant prodige du septième art. En lui faisant cadeau d’une caméra 8 millimètres, les parents de Shinya Tsukamoto lui offrent un support à son imagination débridée. Avec son premier court métrage, Genshi-san, libre adaptation d’un manga horrifique du maître Shigeru Mizuki, le metteur en scène définit les contours de son univers inimitable, entre onirisme et cauchemars, entre urbanisation irraisonnée et aspiration à la nature. Au-delà d’une première déclinaison de ce qui deviendront ses thèmes fétiches, le réalisateur épouse une méthode de travail spécifique avec cette œuvre matricielle. Si la taille réduite de l’équipe sur laquelle il peut s’appuyer est initialement une contrainte, il s’épanouit dans ce cadre intimiste qui lui permet de garder un contrôle total sur son film et il cherchera longtemps à reproduire de telles conditions de tournage, s’illustrant sur tous les fronts de la conception cinématographique, jusqu’à apparaître régulièrement devant la caméra.

Avec Genshi-san, Shinya Tsukamoto s’inscrit dans un plus large mouvement de réalisateurs naissants qui s’affranchissent des codes en vigueur en épousant un pur esprit libertaire. Les années 1970 sont un tournant pour l’industrie japonaise, partiellement en crise. Les grands studios nippons périclitent et peinent à fédérer les foules dans les salles. À l’inverse, l’émergence des formats domestiques 8 et 16 millimètres permettent à de jeunes auteurs d’assouvir leur pulsion de cinéma sans se plier aux contraintes ordinaires. Une nouvelle école du septième art éclos, baptisée Jishu-eiga. Ce contre-courant de la culture nippone est uni par une insoumission affirmée aux diktats économiques et ne destine d’ordinaire même pas leurs films à sortir en salles. Ces artistes insoumis s’adonnent à leur passion par besoins créatifs, sans penser à en vivre. Shinya Tsukamoto est frère d’armes des débutants Kiyoshi Kurosawa, Sono Sion, ou encore Katsuhiro Otomo avec qui il partage une certaine fascination pour la robotisation de l’être humain. À travers une succession d’innombrables courts métrages, à raison de presque un par an, Shinya Tsukamoto se transforme en tête de pont de l’underground japonais, un des metteurs en scène qui rencontre le plus de succès dans les circuits festivaliers. Inlassablement, il continue son évolution et bascule vers la forme longue en 1976, avec Donten puis l’étrangement nommé Voler dans une pissotière de l’enfer, tout en commençant à s’intéresser au théâtre.

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Toutefois, en 1979, il renonce totalement à sa vie d’artiste. À la suite de déboires sur le tournage de Hasu no hana tobe, nouveau projet de long métrage, Shinya Tsukamoto est si insatisfait du résultat qu’il renonce au monde du cinéma pour devenir employé d’une agence de publicité. Durant 6 ans, il abandonne sa casquette de réalisateur impertinent pour se fondre dans la société de consommation nippone et contraindre son esprit épris de liberté. La soif de création ne le quitte néanmoins pas totalement. Durant son exil, il continue de rêver au théâtre et les planches ressuscitent indirectement en lui la flamme du septième art. En 1986, il renonce à son emploi monotone, résolu à mettre en scène ses propres pièces, puis il s’empare à nouveau de la caméra pour tourner le court métrage The Phantom of Regular Size, une oeuvre qu’il reconnaît aujourd’hui volontier comme étant un prototype de ce qui deviendra son plus grand succès, Tetsuo. Avant la gloire médiatique de ce monument du cinéma underground nippon, il offre au public un film moins célèbre, mais qui lui permet de se faire une place nouvelle dans les salles. Les Aventures de Denchu Kozo ne doit sa réalisation, en 1987, qu’à un amusant concours de circonstances. Depuis plusieurs mois, Shinya Tsukamoto a livré son récit au théâtre, mais alors que les représentations touchent à leur fin, il ne peut se résoudre à se débarrasser des accessoires. Renouant à nouveau avec la caméra 8 millimètres qu’il affectionne, il s’attèle à la transposition en long métrage de cette folle épopée, fortement inspirée du mouvement cyberpunk. Il n’imagine alors pas que son film sera sélectionné au PIA Festival, la plus grande célébration de la scène Jishu-eiga. Désormais disponible dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films de Carlotta Films, accompagné d’un livre de Julien Sévéon qui retrace magnifiquement le parcours du cinéaste, Les Aventures de Denchu Kozo est une étape cruciale dans une carrière ensorcelante.

Dans cette aventure survoltée et excentrique, Hikari (Nariaki Senba) est un lycéen né avec un poteau électrique dans le dos, martyrisé par ses camarades de classe à cause de sa difformité. Il ne trouve de réconfort qu’auprès de Momo (Nobu Kanaoka), une jeune fille de son âge dont il est épris et qui lui porte secours face aux brimades. Lorsque Hikari souhaite lui offrir une machine à remonter dans le temps, il se retrouve plongé seul dans un futur apocalyptique proche, où les Shinsen-gumi, sorte de vampires partiellement robotiques, ont obscurci le ciel et imposé la terreur. Retranchés, les humains résistent difficilement à cet âge de ténèbre. Dans l’espoir d’instaurer une pénombre durable, les Shinsen-gumi construisent dans le secret une entité mi-humaine mi-androïde, la plantureuse Eve, qui fera tomber sur terre une nuit infinie. Désemparé, Hikari est receuilli par une femme âgée, Sariba, qui partage avec lui une étrange prophétie prédisant qu’un homme équipé d’un poteau électrique semblable au sien sauvera le monde, le Denchu Kozo.

Métal hurlant

Dans un monde d’une noirceur insondable, le salut vient de l’étincelle vacillante d’une frêle lumière. Autant créatures et que créateurs de la pénombre, les Shinsen-gumi ont imposé leur joug sanguinaire dans un enfer d’obscurité et de métal. Les forces de la nature agonisent, le soleil se cache derrière les nuages opaques et ne laisse percevoir ses rayons timides qu’au petit matin, durant de maigres minutes, avant que la chape de plomb d’un abîme esthétique et moral ne s’empare à nouveau du récit. Les anciens dieux sont morts et naît ici un nouveau panthéon mécanique, artificiel et sadique. Les pourvoyeurs du malheur ont perverti les équilibres essentiels pour que leurs odieuses machines imposent un nouvel ordre défaillant. À l’interminable cauchemar nocturne des Shinsen-gumi ne répondent que les quelques rêves fugaces et diurnes des esprits rebelles qui refusent la fatalité. Sariba est prophète de pacotille, mais elle est le dernier vestige d’un mysticisme qui n’est basé que sur la croyance aveugle. La tôle des vampires moderne est tangible, la foi de la vieille femme immatérielle, mais sa conviction engendre une lumière concrète, celle de la minuscule lampe qu’elle offre à Hikari. Il ne suffit que d’une infime lueur pour pourfendre les ténèbres, un espoir ressuscite le fantôme d’un monde dévoyé par une modernité sans conscience et affamée de chair. Les Aventures de Denchu Kozo prône le retour à la pureté florale en faisant de son introduction et de sa conclusion dans un même parc des évocations d’un jardin d’Eden où s’épanouissent les idéaux de justice qu’épouse Momo, loin du dédale de béton et de pavillons analogues où déambulent les Shinsen-gumi et leur nouvelle Eve. L’avenir de bitume est un péril, le passé organique un idéal perdu, seul Hikari peut raviver la flamme ancestrale de la raison face à la marche en avant d’un progrès aveugle. La science est devenue sombre rituel religieux pour des Frankenstein de fortune qui souillent le corps afin que la pureté d’une femme innocente devienne instrument despotique. Dans un chaos de fer, de tubes et de fluides visqueux, l’être est contraint par la robotisation dysharmonieuse, il gémit, il se tord, il saigne face aux exactions décadentes d’antagonistes héritiers à la fois de la littérature horrifique classique et de la vague cyberpunk contemporaine. Deux camps s’affrontent sur le champ de bataille des banlieues pavillonnaires nippones. L’un est l’incarnation du mal absolu et de la violence extrême, accompagné d’airs musicaux synthétiques, l’autre est l’expression de la bonté candide d’un cinéaste génial de puérilité et de manichéisme décomplexé, sur des nappes sonores plus traditionnelles.

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Temps imparfait

La grammaire du voyage temporel propre à Les Aventures de Denchu Kozo se fait alors incitation à vivre au présent. Dans un récit résolument adolescent, au plus proche des angoisses de la jeunesse japonaise, le film invite à épouser la vérité de l’instant sans se propulser trop rapidement dans un futur délétère. Hikari est le messie de l’avenir, mais il est un produit de son époque et sa naïveté de jeune garçon au seuil de l’âge adulte est sa principale force. Il est voué à défaire le monde de la pénombre, mais seulement une fois qu’il a épousé son héritage de Denchu Kozo, et accepté d’accueillir en son sein la lumière d’un passé qui tente de communier avec lui sous les traits d’un autre apôtre électrique. Principale partisane des forces du bien, Sariba est aussi le fruit d’un parcours de vie chaleureusement choyé et dont le souvenir est entretenu à travers un album de photographies. Les élus d’une ère troublée sont de faux héros du moment présent, ils sont en réalité des incarnations d’une mémoire ancestrale qui les oriente vers une destinée manifeste. Ainsi, selon la logique mise en image par Les Aventures de Denchu Kozo, l’adolescence n’est pas un âge d’ouverture vers un infini champ des possibles de l’existence, mais davantage celui d’une prise de conscience d’une route toute tracée et d’un devoir impossible à éviter. L’insouciance de l’enfance décline, l’aube de l’acceptation de la tristesse de la vie se lève. L’unicité de l’être est construite sur le chemin du chagrin. Pour que le poteau de Hikari croisse et devienne une arme, le protagoniste doit se confronter au déchirement affectif, étape inévitable de son parcours. Le prophète est soumis aux épreuves de la fatalité sans pouvoir s’y soustraire et seulement ainsi il peut connaître le succès dans sa quête vertueuse. La douleur est nécessaire à l’épanouissement. À l’inverse, les Shinsen-gumi tentent inlassablement de s’affranchir des tribulations de l’instant pour se plonger dans un futur qui ne peut dès lors qu’être tragique. La nouvelle Eve que construisent ces principales émanations d’une science-fiction glauque est mise en route avant le terme de sa gestation, et l’impatience des antagonistes provoque leur échec. Les Aventures de Denchu Kozo déstructure et démolit le temps dans sa forme hautement expérimentale pour souligner le fond. Truquiste de génie, magicien du 8 millimètres, Shinya Tsukamoto emploie très régulièrement un stop-motion haché au cœur des séquences d’action. Son film devient une recherche étourdissante des moments perdus, des images volées, de ces fragments de secondes qu’il nous dérobe, pour reconstruire une chronologie limpide.

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Pulsion et passion

L’acier froid contre la chaleur de la peau, le plastique à même la chair à vif, Les Aventures de Denchu Kozo s’empare des corps pour les rendre artificiels. Mécanique et organique fusionnent pour donner naissance à des êtres nouveaux, produits d’une époque où la frontière entre la biologie et la robotique est devenue poreuse. Le métal convoite l’épiderme, s’en approche, le caresse, puis le dévore. Les Shinsen-gumi, sont autant androïdes que vampires, tout autant synthétiques que lubriques. Le film transforme et modernise la figure classique du vampire, mais conserve l’appétit charnel comme caractéristique principale de ces nouveaux antagonistes. Ils sont de frénétiques satyres avides de sexe, incapables de contenir leurs pulsions. La bassesse des hommes dépourvus de raison les poussent à vouloir engloutir la nouvelle Eve avant sa maturité, excités à l’excès jusque dans des gémissements bestiaux par ses attributs féminins. Les fantasmes masculins, notamment soulignés par la présence de photographies pornographiques dans le laboratoire de fortune, ont crée une femme parfaite, plantureuse et sensuelle, une entité qui est une réponse au désir brut, mais la dignité de la femme est souillée, son âme est entachée par le vice de ses créateurs et sa matrice devient source des ténèbres. Eve n’a pas de sentiments, elle n’est que coquille désirable mais vide et dès lors son existence est condamnée. Les Aventures de Denchu Kozo trouve une partie de sa consistance en opposant des idéaux nobles à cette perversion de la nature, tout en acceptant néanmoins de faire des évocations claires de la sexualité de jeunes adultes. Le long métrage ne prétend pas que seul l’élan du cœur est honorable, mais plutôt qu’il doit évoluer conjointement avec celui du corps, l’un nourrissant l’autre. Le protagoniste du film est le dépositaire d’un sentimentalisme exacerbé, exprimé par exemple lors d’une scène de contemplation d’une photographie de Momo qui laisse apparaître un pétillement de couleurs vives inhabituelles, mais il n’en reste pas moins un homme à l’étrange protubérance phallique apparente et sensible, qui s’illumine auprès des personnages féminins. Le récit devient parcours initiatique de la rencontre entre l’émotion et la pulsion, jusqu’à son dénouement, qui dans un geste d’impertinence totale de Shinya Tsukamoto, fait du combat attendu entre Hikari et Eve une métaphore à peine voilée de l’acte sexuel. L’affrontement ne peut être interrompu que par un regain d’émotion du héros qui revendique son droit d’aimer sincèrement Momo, anéantissant ainsi la tentatrice de chair Eve. Le long métrage trouve son identité dans cet improbable mélange des genres, entre thèmes forts, noirceur absolue mais aussi extrême légèreté ponctuelle et véritable amour pour le registre burlesque, affriolant ou plus classique. Les Shinsen-gumi sont des êtres abjects qui provoquent un violent dégoût, confrontés à un héros guignolesque, vecteur de gags très potaches parfois proche du l’âge d’or du cinéma muet, comme lorsque Hikari frappe sans le vouloir un personnage de son poteau en se penchant en avant. Les Aventures de Denchu Kozo n’a pas de juste milieu, il évolue sans cesse aux extrêmes, et trouve ainsi miraculeusement un inattendu équilibre.

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Entre décomplexion et noirceur, entre métal et chair, Les Aventures de Denchu Kozo navigue entre comédie loufoque et horreur exubérante. Un ton unique pour une œuvre inimitable.

Les Aventures de Denchu Kozo est disponible en Blu-ray chez Carlotta Films, dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films, contenant : 

  • Les Aventures de Denchu Kozo
  • Tetsuo
  • Tetsuo II : Body Hammer
  • Tokyo Fist
  • Bullet Ballet
  • A Snake Of June
  • Vital
  • Haze
  • Kotoko
  • Killing

Et avec en bonus : 

  • un livret de 80 pages signé Julien Sévéon, journaliste spécialiste du cinéma d’Extrême-Orient
  • 4 présentations de films par Jean-Pierre Dionnet : Tetsuo – Tetsuo II : Body Hammer – Tokyo Fist – Bullet Ballet
  • « Une agression des sens » : Une analyse du style Tsukamoto par Jasper Sharp, spécialiste du cinéma japonais (16 mn – HD)
  • 10 entretiens d’archives avec Shinya Tsukamoto, dont un dirigé par Jean-Pierre Dionnet
  • 5 documentaires / Making-of sur le tournag des films : Tetsuo II : Body Hammer – A Snake of June – Vital – Haze
  • “Le grand provocateur du cinéma japonais : Shinya Tsukamoto” (48 mn – HD)
  • 10 Bandes-annonces originales

Nicolas Marquis

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