Неотправленное письмо
1960
Réalisé par: Mikhail Kalatozov
Avec: Innokentiy Smoktunovskiy, Tatyana Samoylova, Vasiliy Livanov
Film fourni par Potemkine
Alors que l’URSS sort tout juste du joug despotique de Joseph Staline, le bloc communiste connaît une période de relâchement, où l’aspiration à plus de liberté est palpable pour le peuple. Une étape charnière dans l’Histoire russe, que les historiens appellent “Le dégel”, qualifiant ainsi une décennie, de 1954 à 1964, durant laquelle le dirigeant Nikita Khrouchtchev tente de capter les changements de son époque et de s’en imprégner. Comme en écho au climat sociétal, le champs artistique soviétique explose, et les cinéastes de renom laissent éclater leur folie et leur maîtrise sur grand écran. Parmi eux figure le réalisateur Mikhaïl Kalatozov, à jamais associé à son chef opérateur Sergei Urusevsky, un duo de génies du 7ème art qui ont su révolutionner le cinéma international. Deux films sont sans cesse mis en avant pour illustrer leur travail: Quand passent les cigognes (1957) et Soy Cuba (1964). Pourtant, entre ces longs métrages fascinants, une troisième proposition s’invite, La lettre inachevée (1960), qui permet de compléter ce triptyque hypnotisant de beauté. C’est cette œuvre que Potemkine nous propose de découvrir aujourd’hui en version restaurée, agrémentée d’un livret complet sur le film et d’un entretien avec Eugénie Zvonkine, enseignante et chercheuse en cinéma.
Au cœur de la Taïga, une équipe de quatres chercheurs russes part en quête de gisements de diamants, en pleine nature sauvage. Opposés aux éléments et à la rudesse des lieux, leur périple se transforme rapidement en enfer. Cependant, au milieu du calvaire qui est le leur, l’amour est interrogé alors que la belle scientifique Tanya (Tatyana Samoylova) attire la convoitise d’un des guides qui l’accompagnent, bien qu’elle soit en couple avec un autre des chercheurs. Pendant ce temps, Konstantin (Innokentiy Smoktunovskiy) écrit inlassablement des lettres, fatalement non envoyées, à son épouse restée dans la chaleur des villes. Bientôt, la nature se déchaîne sur l’expédition.
Prêt à tout
Dans un déluge de visuels évocateurs, où l’inventivité de Kalatozov et Urusevsky inonde l’écran, le duo cherche à inviter la nature au centre de leur récit, pour en faire un élément central. Elle enferme parfois les protagonistes, les dévore de toute sa férocité. Constatant, les branches d’arbres giflent les personnages et la caméra, s’immiscent dans le moindre espace laissé libre par l’image. Dans un parallèle intriguant établi en début de film, La lettre inachevée propose un lien entre les quatres chercheurs et des cosmonautes. Tout aussi improbable est l’environnement proposé, tout aussi inhospitalier se fait il.
Une sensation qui n’a rien de hasardeuse: Kalatozov et Urusevsky sont impliqués dès l’élaboration du scénario, et réfléchissent immédiatement la narration par le visuel. Contrairement à ce qu’il se fait à l’époque, des esquisses préparatoires se font avant les repérages, et le duo à l’origine du long métrage cherche simplement l’environnement qui y collera le mieux, faisant fi des contraintes de distance ou d’accessibilité. On transporte le matériel à la main sur de nombreux mètres, on construit des grues improvisées avec quelques troncs, on transporte des bouts de forêt entiers. Kalatozov et Urusevsky sont prêts à toutes les extrémités pour obtenir le résultat souhaité.
Un élément central vient ponctuer les élans du scénario de son omniprésence: le feu. Parfois source de réconfort, comme lorsqu’elles convoquent un camp autour d’elles, mais le plus souvent symbole de sauvagerie, les flammes pourlèchent l’écran. À certains moments, elles apparaissent en surimpression, un des artifices favoris de Kalatozov et Urusevsky pour ce film, faisant de la forêt un purgatoire, à d’autres elles se mêlent au montage pour montrer des hommes devenus machines par leur labeur, et plus explicitement elle dévorent la forêt et annoncent la mort. Elles sont au centre de La lettre inachevée, à tel point que Urusevsky n’a pas hésité à filmer en combinaison ignifugée, au milieu du brasier.
L’amour et l’obstination
Plus qu’un long métrage héroïque, où l’homme s’érige en titan face à la nature, il semble que Kalatozov nous propose avec La lettre inachevée, une déclinaison du sentiment amoureux et du désir qui en découle, sous toutes ses facettes. Au plus évident, il y a Konstantin et ses lettres sans réponses possibles, qui donnent son titre à l’œuvre, et qui s’inscrivent dans la vision la plus romantique des élans du cœur. Sa passion pour son épouse est presque idéalisée par les visuels proposés, des flashbacks langoureux, une fois de plus en surimpression, comme des étreintes. Tout aussi intriguant se fait le parcours de Tanya prise en étau entre un amour de convenance et une brute entreprenante. Ici La lettre inachevée ouvre un éventail, dont les deux extrémités sont opposées en tout. L’un est pleutre et effacé, l’autre viril et parfois violent. “Je ne veux pas que tu me comprennes” lance le molosse au gringalet, comme si leur passion était commune mais différente dans son ressenti.
En réalité, La lettre inachevée confond presque totalement la recherche sentimentale et celle des diamants. Comme un symbole, c’est d’ailleurs à un moment où la tension émotionnelle est au plus fort que les pierres précieuses seront découvertes. Plus criant encore, Tanya n’exulte pas devant la découverte, mais fond en larme, comme si l’esprit courageux qui l’avait animé était désormais brisé, complètement mis à nue. Les quatres protagonistes sont à la recherche d’un idéal, qu’ils s’acharnent à poursuivre dans une véritable obsession. Rentrez bredouille n’est pas une possibilité.
S’affranchir de l’époque
Il serait toutefois mensonger d’ériger La lettre inachevée en œuvre libertaire tant elle se conforme aux standards de l’époque. Son déroulé est marqué par les diktats politiques soviétiques, et le long métrage reste un morceau de bravoure, l’histoire de quatres personnages qui se sacrifient pour le bien commun. Quoi qu’on en dise, et eu égard de son talent indéniable, Kalatozov est un réalisateur né dans un contexte historique qui l’éprouve. Dès lors, il faut savoir lire entre les lignes pour percevoir le message profond du film. Peut être qu’il faut aussi avoir en tête les indications du cinéastes à ses acteurs, les implorant de donner toute leur âme pour La lettre inachevée mais de ne pas se transformer en vaillant héros. Son envie est de rester au plus proche de l’échelle humaine, de s’affranchir d’un schéma qui n’existerait que pour faire reluire la Russie de l’époque.
Kalatozov va même plus loin dans l’idéal qu’il dépeint. Tout comme il sera le cas de Soy Cuba, 4 ans plus tard, il plane un parfum désabusé sur La lettre inachevée, l’impression qu’il règne une forme de fantasme propre au communisme de l’époque, insufflé par le cinéma de propagande, mais auquel Kalatozov ne croit pas réellement. Au terme de son long métrage, ses quatres chercheurs auront vécu le pire enfer, pour ne pas profiter de leur travail, simplement espérer que quelqu’un, très hypothétiquement, tirera profit de leur élucubrations. Comme un symbole, c’est également en surimpression qu’apparaît Diamantville, citée allégorique imaginée par un des survivants. À l’instar de l’évocation de la femme de Konstantin, ces instants sont évanescents, iréels: les masques tombent, les rêves s’effacent.
La lettre inachevée est disponible chez Potemkine dans une version restaurée qui comprend également un entretien avec Eugénie Zvonkine, enseignante et chercheuse en cinéma, et un livret de 50 pages.
Le choc formel proposé par Kalatozov et Urusevsky se marie avec une densité étourdissante du fond, qui théorise avec sauvagerie les élans du cœur humain.