Grand Format : Collateral
Collateral affiche

2004

Réalisé par : Michael Mann

Avec : Tom Cruise, Jamie Foxx, Jada Pinkett Smith

Taxi dans l’abîme

Dans l’immensité des grandes villes où s’entremêlent les millions de trajectoires distinctes d’une foule fourmillante, le hasard jette son dévolu sur les hommes et les femmes pris dans cette course incessante. Sans en avoir conscience, les citadins ne sont qu’à quelques degrés de séparation de la rencontre cruciale qui peut faire basculer l’existence insouciante vers l’horreur absolue. Les masses sont endormies, mais dans l’imaginaire du scénariste Stuart Beattie, les prédateurs les réveillent. Le jeune auteur n’est qu’étudiant lorsqu’il projette dans son imaginaire l’habitacle d’un taxi comme un nexus des destins croisés, et plus spécialement la prise en charge d’un voyageur machiavélique comme le départ d’une course dans la nuit vers la sauvagerie sanglante et méthodique. Dans l’immensité de béton où tout le monde se frôle, les loups et les agneaux. Longtemps resté en gestation, ce qui devient le script de Collateral à l’aube du XXIème siècle trouve en la personne du cinéaste prodige Michael Mann le plus parfait géniteur, à même de lui octroyer une aura crépusculaire, de lui conférer une authenticité indispensable et de lui insuffler une science du perfectionnisme ensorcelante. Le réalisateur apporte une modification fondamentale au scénario : il transpose l’intrigue de New York à une Los Angeles qu’il connaît par cœur pour l’avoir si souvent mise en image, mais surtout pour l’avoir lui-même arpenté au volant d’un taxi lors de ses jeunes années. La ville devient un personnage à part entière de l’œuvre, un envers du décor de la mégalopole californienne rarement montré avec autant de justesse. Michael Mann épouse son propre héritage familial, sa lignée de chauffeurs insomniaques, et se transpose presque dans son long métrage pour confronter l’homme de la classe ouvrière à une figure antagonique proche des grands gangsters que le cinéaste a préalablement représenté au cinéma.

J’ai grandi avec les taxis et l’indépendance des chauffeurs de taxi

Michael Mann

La dualité d’un homme s’affirme à l’écran, tiraillé entre l’âge lointain de sa jeunesse au sein de la classe ouvrière, et l’extrême méticulosité dont il fait preuve dans la conception de ses films, rappelant presque la prévoyance macabre absolue dont fait preuve Vincent, interprété par Tom Cruise, l’ogre de son film. Alors que le crépuscule s’empare de Los Angeles, le tueur à gage calculateur monte dans le taxi de Max, joué par Jamie Foxx, et force le conducteur à le suivre dans une odyssée sanglante au fil d’une interminable nuit. Cinq arrêts sont prévus pour ponctuer leur périple, cinq cibles à abattre, cinq coups de percussion d’un tempo lugubre, séparés par une lutte dialectique constante entre l’innocent pris malgré lui dans la tempête et l’assassin parfait, sans morale et donc sans remord.

Collateral illu 1

Vincent semble ainsi presque être une projection spirituelle de Michael Mann, tant les deux hommes partagent une obsession pour la préparation absolue, au-delà de tout imprévu. Le réalisateur pense son film hors du simple cadre filmé. Il ne fait pas qu’imaginer la vie de ses personnages en dehors de cette nuit précise, il la construit concrètement et embarque avec lui ses acteurs dans sa quête démentielle de vérité. Jamie Foxx compare sa première expérience auprès du cinéaste à une véritable école d’art dramatique, où chaque journée apportait un nouvel enseignement, et où chaque scène était un examen, souvent long et fastidieux, fait d’un nombre vertigineux de prises rendu possible par les nouvelles technologies de caméras numériques. Le plateau n’est pourtant que l’aboutissement d’un travail titanesque de mise en condition, auquel sont soumis tous les comédiens. Jada Pinkett Smith incarne la jeune procureure Annie, qui partage le taxi de Max durant l’entame de Collateral, et qui est vouée à se rappeler aux souvenirs du spectateur dans le dénouement du film, mais elle n’est présente à l’écran que durant de brefs instants. Néanmoins, Michael Mann insiste pour que sa comédienne rencontre un couple âgé en préambule du tournage, un homme et une femme qui selon lui pourraient être les parents d’Annie alors qu’il n’est jamais fait mention d’une quelconque ascendance dans le long métrage. Un passé implicite est créé pour chaque personnage, un vécu qui n’est jamais exprimé clairement pour le spectateur mais qui nourrit les acteurs au moment d’endosser leur rôle. Jamie Foxx s’imprègne ainsi de leçons de conduite, une évidence, mais aussi de longs entretiens avec de véritables chauffeurs de taxi qui ne font que lui relater leur quotidien, comme pour apporter de la substance au personnage de Max et “créer son ADN”. Tom Cruise est indubitablement celui qui fait le plus vivement l’expérience de la folie du cinéaste, élève reconnaissant d’un maître presque dément. Vincent est le pivot central du récit, les autres protagonistes s’évaluent et se définissent au regard de son immoralité, et selon cette fonction, le tueur paraît presque exclu du cadre de la vraisemblance, pourtant Michael Mann perfectionne son antagoniste. Il lui donne un savoir visuel, fruit d’heures d’entraînement au maniement des armes auquel s’est soumis le comédien, une science de l’anonymat, confectionnée plus absurdement en invitant Tom Cruise à se préparer pour son rôle en effectuant des livraisons de colis sans être reconnu, mais aussi tout un passif qui n’est jamais évoqué à l’écran, une bible de l’existence de Max, de la naissance à la nuit des périls, qui n’est connue que de l’acteur et du réalisateur. Ceux qui s’aventurent sur les plateaux de tournage de Michael Mann doivent oublier qui ils sont pour épouser une nouvelle personnalité, à travers le travail et le sacrifice, jusqu’à ce que leur performance ne soit plus que le ressenti instinctif d’une nouvelle peau.

Il évacue toute idée préconçue sur le son et l’allure que devrait avoir une scène, sur le jeu aussi, jusqu’à ce que tout ce qui reste est ce qui se passe dans l’instant. À la fin, c’était à l’état brut et dans l’immédiat

Mark Ruffalo 

Le grand vide surpeuplé

Construit comme une dérive permanente qui s’obscurcit à chaque minute, Collateral est une ballade aux heures fauves de la nuit, une virée dans un monde en pleine ébullition, et pourtant terriblement solitaire, une excursion dans une Los Angeles toujours plus bondée mais qui perd pourtant progressivement de sa personnalité. Si la brève entame diurne du film laisse percevoir une cité touristique, forte des représentations multiculturelles qui ornent les murs, la métropole perd rapidement de son identité colorée pour ne plus être qu’un assemblage disparate de classes sociales, d’origines ethniques et de sombres allées. Au volant de son taxi, qu’il ne dirige plus que sous les invectives de Vincent, Max est l’arpenteur solitaire d’un monde qui se perd, où l’être n’est jamais plus anonyme qu’au cœur du trafic routier. En parallèle de ces sentiers de perdition de l’individualité, chaque arrêt mortifère du tueur est l’occasion de plonger toujours plus en profondeur dans l’incognito des grandes foules. Non seulement Max devient progressivement présent lors des assassinats, mais il est conjointement toujours plus entouré de visages sans noms, de grands mouvements humains au bout de l’obscurité, sous les néons des boîtes de nuit. Les itinéraires en taxi en deviendraient presque des respirations nécessaires à la suffocation née des corps qui entravent jusqu’au moindre mouvement des personnages. Collateral invite Max à découvrir sa nature profonde, et à se soustraire du manège incessant des êtres qui vivent dans la nuit. Le très long dernier acte du film, fort de plus de vingt minutes haletantes et d’une orchestration symphonique en opposition avec les airs pop, techno, ou jazz entendus jusqu’alors, est une complète contradiction formelle de cette immersion dans la foule. Michael Mann dépeuple Los Angeles dans une conclusion qui tend vers l’abstraction, il vide les lieux, il contraint le chauffeur de taxi à prendre conscience de ses souhaits et de ses valeurs dans une ville vidée de sa fureur, une cité fantôme sur laquelle ne plane plus qu’un seul doute, celui de la survie potentielle ou de la mort qu’on ne constate qu’au retour du jour, absorbée jusqu’alors dans les ténèbres. Tout le déroulé du film tend vers un dénouement aux heures sauvages de la nuit, là où même dans un cadre citadin, les hommes et les animaux se confondent et se croisent, unis par un même instinct primaire, comme lorsqu’une horde de coyotes barre la route du taxi de Max. L’expressionnisme contenu de Michael Mann a rendez-vous avec les spectres occultes aux heures les plus sombres, en écho avec ses propres expériences passées, les vrais dépositaires des lieux s’imposent.

Je me rappelle conduire sur Fairfax, vers le nord, m’arrêter à un feu, et trois coyotes ont traversé l’intersection, comme si elle leur appartenait. Ce n’était pas simplement la présence d’animaux sauvage en pleine ville, mais leur attitude, comme si c’était leur domaine

Michael Mann

En conséquence, la représentation esthétique de Los Angeles en dehors des lieux d’arrêts du taxi évolue d’une expérience envolée, aérienne, faites de plans larges sur les immeubles notables du centre ville, à une expression plus intimiste des sombres chemins de traverse. Si on imagine un temps que la ville s’épanouira de tout son faste dans Collateral, un brusque retour à la déliquescence et à la salissure s’effectue à la tombée de la nuit, mais tout spécialement lorsque le premier mort s’impose à l’écran. Alors que son cadavre s’écrase sur le capot du taxi de Max, le corps semble écraser dans le même temps la caméra de Michael Mann, qui dès lors a pour obsession récurrente de montrer au raz du sol, souvent caméra à l’épaule, brute et sauvage dans l’esthétique qu’il emploie. Il ne renonce pas totalement au plan aérien, mais les emploie désormais essentiellement pour montrer davantage les artères de la ville, le sang qui coule dans ses veines, plutôt que les lieux iconiques. Le Los Angeles de Collateral renie les collines d’Hollywood pour montrer les clubs, les repères de voyous patibulaires, les hôpitaux à l’éclairage jauni. Une cité des anges bis trouve son expression sous les mains de celui qui l’a si souvent dépeinte, faisant de ce nouveau long métrage une nuance de plus à sa toile. On respire du faste en entame du film, légèrement en conclusion, en parallèle avec la bouffée d’oxygène que prodigue la lumière naturelle retrouvée, mais Collateral est une épopée intime à l’heure des carnages et des jugements qui appartiennent aux contre-allées. Ici s’affiche la métropole polymorphe, aux lumières changeantes sur la carrosserie du taxi, dès lors que l’éclairage électrique est issu de lampadaire à mercure ou à sodium, une des obsessions formelles de Michael Mann sur ce film. Les lampadaires comme tubes de gouache, le métal comme toile, l’artiste dépeint une ville sans identité claire, dont le public ne fait l’expérience qu’à travers des reflets, ou dans l’espace étriqué d’un habitacle de voiture. Le réalisateur entend néanmoins percer l’insondable obscurité, une autre nécessité qui le pousse à employer là encore nombre de caméras numériques, plus performantes dans la nuit. Il veut voir au-delà de l’abîme et voir ce que l’abîme lui renverra en retour. 

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Ce chemin sans fin de routes qui finissent par se perdre dans le noir évolue de concert avec l’errance des personnages, prisoniers parmi des milliers d’autre des limbes de la grande villes, mais aussi de celles de leurs errances morales. Ni Max, ni Vincent malgré son apparente omnipotence, ne compte plus que d’autres dans ce purgatoire des esprits solitaires. Sans discontinuer, Collateral nous rappelle qu’ils ne sont que des unités noyées dans un grand tout urbain. Vincent peut mettre à mort n’importe qui, ses victimes seront oubliées et classées dans le répertoire des affaires irrésolues; rien ne compte pour celui qui ordonne vie et mort.

Au milieu d’un milliard d’étoiles, un point, sur l’une d’entre elles. On est perdu dans l’espace. Le flic, toi, moi, qui nous remarque ?

Vincent

Le monde moderne éprouve l’expression de la personnalité individuelle, il ne fait de Max que l’écho des gens qu’il transporte, apte à deviner les secrets de leur existence, mais terriblement réticent à l’idée de parler de lui. Plus personne ne prend le temps d’observer, de questionner, de s’émouvoir, pas même lui qui pourtant vecteur de l’empathie dans le film, se retrouve invisibilisé par ses clients, prompts à se disputer dans son taxi. Il est à la dérive dans son engin mécanique devenu corbillard de fortune, il navigue dans un monde mécanique de silhouettes nocturnes. Vincent n’est qu’une expression plus romanesque de ce vide absolu, sans cesse réaffirmé par le texte ou par un plan d’une nuit sans étoiles. En épousant le rôle de faucheuse métaphorique, de grand ordonnateur des desseins cachés, il semble s’affranchir du cadre humain, pourtant il partage avec Max cette même faculté à ne pas être remarqué, et n’être qu’une rencontre mystérieuse qui incarne le hasard de la vie, de la mort, et du destin dans une Los Angeles où personne ne prend le temps de l’observation. Il est la manifestation d’une volonté macabre dissimulée, mais qui remarque ses actes dans une cité qui s’endort ? Ni dans les rues, ni dans les clubs, ni dans le métro, les gens ne distinguent la simple différence entre le sommeil et la mort.

17 millions d’habitants, la cinquième puissance économique du monde et personne ne se connaît. J’ai lu un article sur un type mort dans le métro. Il voyage six heures avant que quelqu’un ne remarque qu’il est mort. Il fait le tour de la ville, des voyageurs à ses côtés. Personne ne le remarque.

Vincent

Collateral prend alors l’allure d’une dénonciation implicite de ces existences impersonnelles. Max vit dans le confort illusoire de ne rien entreprendre, de ne se montrer responsables de rien, de se vautrer dans une routine qui le définit par le vide. Seuls subsistent les fantômes des phantasmes passés, et de ceux du présent qui n’auraient d’ordinaire jamais été assouvis. Il serait facile et réducteur de considérer l’œuvre de Michael Mann comme un simple thriller, bien que cette mission annexe soit parfaitement remplie par le cinéaste. La rencontre entre ses deux personnages est aussi, voire surtout, une mise en évidence de la prise de conscience de la nécessité de l’affirmation de soi pour Max. Pour s’extirper de la logique mortifère du film, et du métronome lugubre des meurtres, le héros doit se découvrir une vertu cachée, une volonté de résister à son agresseur, une soif de vie dissimulée sous une couche de rêves brisés. Vincent a conscience de la déconnexion profonde qui frappe les grandes villes et ses habitants, et il est le premier profiteur de l’anonymat des foules, pourtant il invite également son chauffeur à partager son constat froid comme les cadavres qu’il sème, sur des existences en perdition. Il répudie les nuits sans âme, même s’il fait commerce de cet état de fait, alors que balles et cibles se confondent.

Pour être honnête, dès que je suis ici, je ne pense qu’à repartir. C’est trop grand, trop déconnecté

Vincent

S’installe alors une curieuse dynamique entre les deux personnages, alors que régulièrement, Vincent parle au plus proche de l’oreille de Max pour lui faire suivre son itinéraire sanglant. Modernisé, Michael Mann joue ici d’une parenté probablement inconsciente entre ses deux personnages, et le Dracula de Bram Stoker, guidant le servile Renfield vers sa prochaine proie. Tom Cruise se fait Méphistophélès, d’abord tentateur par l’argent, puis finalement ordinateur par la coercition. Max lui-même n’est rien de significatif, il peut disparaître à tout moment dans la spirale de la violence, ce que semble par ailleurs prédire un inspecteur de police. Los Angeles avale ses cadavres et ne les recrache qu’au point du jour. La valeur d’une existence n’est définie que par les gens qui nous remarquent, ce qu’assène à nouveau une coda dans le dialogue, au terme du film, en rappelant le mantra du film, l’anecdote du cadavre dans le métro.

Un homme monte dans le métro et meurt. Tu crois que quelqu’un le remarquera ?

Vincent

Au-delà de l’apparence

Avec Collateral, Michael Mann renoue avec l’un de ses thèmes fétiches : la recherche de la perfection absolue dans un domaine donné. Vincent, le tueur infaillible et Max le chauffeur de taxi capable de prévoir un itinéraire à la minute près, sont de lointains cousins du talentueux voleur Franck dans Le Solitaire, du braqueur stakhanoviste Neil McCauley dans Heat, de l’imbattable Muhammad Ali dans Ali, ou plus récemment du constructeur automobile de génie Enzo Ferrari dans Ferrari. Tous ces héros, souvent seuls au plus profond de leur être, sont lancés dans une course à la maîtrise totale de leur discipline, aux confins de l’impossible. Ils en deviendraient presque des émanations lointaines du réalisateur lui-même, soucieux du moindre détail, à la recherche de la prise parfaite. Dans le jardin des prodiges, Michael Mann donne rendez-vous à ses protagonistes et convie le spectateur à l’assemblée. Vincent se démarque néanmoins de ses pairs par son immoralité profonde et son manque de considération pour la vie des autres. Il fait preuve d’un désintérêt teinté de dédain pour les gens à l’existence banale, qui recouvre selon ses mots la quasi-totalité de l’espèce humaine. Toutefois, Collateral est, d’après son metteur en scène, l’histoire d’un homme qui est ébranlé dans ses convictions par les rencontres d’une nuit. Durant une parenthèse hors du temps, Vincent entrevoit chez Max les bribes de cette quête insensée, même s’il lui reproche son manque d’esprit d’entreprise, mais c’est surtout au cours de l’assassinat d’un trompettiste virtuose que la carapace du tueur à gage s’effrite. 

Il [Vincent] s’effondre pendant le film. Quand se produit ce moment où il se dit “J’ai fait quelque-chose de mal” et tente de le repousser ? Cela se passe vraiment à la fin de la scène dans le club de jazz

Tom Cruise à propos de Vincent

Vincent est assurément une représentation invraisemblable mais assumée du mal : il est méthodique, précis et a toutes les réponses rhétoriques aux interrogations de Max. Il est incapable d’affection jusqu’à cet instant précis où selon sa logique machiavélique, il devient compatissant de la peine du musicien. Il reconnaît en lui une quête de la sublimation, notamment illustrée dans l’anecdote à propos de Miles Davis que relate le trompettiste, et à lui seul Vincent accorde un acte de merci déviant en lui tenant la tête pour ne pas qu’il s’effondre au sol après son assassinat. Le génie reconnaît le prodige, et s’émeut de sa mort. Le long métrage serait alors presque un combat moral entre la perfection sans raison et infecte de Vincent, et celle altruiste de Max, l’homme à l’écoute des peines et soucieux du confort de chacun.

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S’oppose alors ces deux pôles contraires de la pensée, qui en se réunissant en disent autant sur l’intrigue du film que sur son concepteur. Max est l’homme des rêves inassouvis, restés accrochés au pare-soleil de son taxi comme un mirage lointain qu’il ne se résigne à atteindre qu’à la toute fin. Dans son champ de vision s’invitent les illusions d’un voyage qu’il ne fera jamais, d’une entreprise qu’il n’a jamais pris le temps de fonder, et d’une idylle avec Annie qu’il veut se refuser à voir. Le taxi arpente le boulevard des rêves brisés. Néanmoins il reste un personnage profondément attachant et aimant. Vincent est à l’inverse capable de tout, et souvent du pire, mais n’est doué d’aucune forme de conscience. Ils sont deux antithèses que Michael Mann s’amuse sadiquement à confondre. Vincent s’assoit ainsi brièvement à l’avant du taxi, s’empare de l’ordinateur de bord, tandis que Max prend sa place auprès d’un parrain des cartels sud-américains. Interchanger leurs rôles sert avant tout à démontrer l’impossible conciliation entre ces deux hommes, malgré leur proximité d’un soir. Le hasard du taxi s’est joué de la fatalité pour réunir deux parfaits contraires, qui se considèrent chacun au contact de l’autre sans renier leurs différences fondamentales. Michael Mann illustre cette idée lors d’une scène étrangement anachronique dans le récit, lorsque dans un lit d’hôpital se découvre la mère de Max et lorsque les deux hommes sont considérés par la vieille femme malade avec une disparité criante dans l’affect prodigué, étrangement réservé à Vincent.

Une sorte de rivalité entre frères s’installe entre Vincent et Max, à savoir qui obtiendra l’affection de la mère de Max

Michael Mann 

Le conducteur de taxi reste néanmoins capable de changement, porteur d’une évolution bénéfique, là où le tueur à gage est emmuré dans son propre immobilisme moral qui finit par le condamner, lui pourtant prompt à juger les gens. Initialement confrontés dans leur capacité à improviser, une qualité dont se gargarise Vincent mais que Max renie, notamment en exprimant son dégoût du jazz, la vertu du lâcher prise et de la sortie des sentiers battus est en définitive inculquée comme une leçon de sang au chauffeur. L’échange n’est pourtant pas équivalent. Vincent n’apprend rien de Max, il est incapable de concevoir l’erreur de sa propre existence, il est ébranlé, mais il s’effondre davantage qu’il ne se reconstruit.

Quelque chose dérange cet homme [Vincent]. Des plaques tectoniques se déplacent en lui. Le poids du passé de Vincent commence à faire surface ce soir là

Michael Mann 

Pour la plupart des participants au film, Collateral est un essai presque plus théorique que divertissant sur le hasard du destin, ce moment impromptu qui fait basculer une existence sur un coup de dé cosmique. Michael Mann tisse les fils d’un destin improbable en assumant son rôle actif dans le déroulé de l’intrigue. Une main invisible a ordonné ces vies pour orchestrer leur collisions et à exacerber les passions en regroupant l’ensemble des événements suivant une unité de temps parfaite, une simple nuit. Collateral emprunte ainsi le ton de la tragédie suivant ses trois règles antiques et confirme son intention par son uniformité de ton, ici pleinement macabre, et de lieu, ce Los Angeles délavé. Les grandes figures du dénouement du film ne sont plus tant des angelinos anonymes que de grands concepts philosophiques absolus, partagés entre le bien et le mal. Max ne peut plus détourner le regard lorsque la dernière cible de Vincent se révèle être Annie. La victime existe pour lui et pour le spectateur, elle a un visage, une voix, des fêlures qui en font un personnage concret. Le chauffeur doit assumer une part prégnante dans son destin. Plus qu’une conclusion chevaleresque, la fin de Collateral oppose enfin la dualité entre affect et froideur exprimée durant le film, et c’est au regard de cette dramaturgie que l’improbable coïncidence du destin voulue par Michael Mann peut être admise. L’esthétique du film suit par ailleurs une véritable transformation fondamentale, reniant la peinture concrète de la ville pour offrir une scène hautement expressionniste, où la silhouette de Tom Cruise se reflète en milles reflets sur les vitres du bureau de Annie, ou lorsque telles des figures qui surgissent de l’écran, les protagonistes traversent des vitres au premier plan de l’image. L’ordonnateur suprême Michael Mann offre un ultime prétoire abstrait à ses personnages, les extirpe des rues pour les mettre sur un piédestal et jouer le point d’orgue de leur nuit.

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À ce titre, il démystifie Vincent et le défait de tous ses attributs pour condamner ce que Michael Mann appelle son “nihilisme désinvolte”. Jusqu’alors parfait professionnel, le tueur à gage est ébranlé à jamais par la mise à nu verbale de Max qui inaugure l’ultime acte. La perfection s’est fissurée et il en devient vacillant. Ainsi il se trompe d’étage pour atteindre Annie, il se fait toucher par une balle, il tombe d’une chaise, il rate un tir facile, et en définitive meurt dans une séquence presque volontairement absurde. Collateral détruit ses propres icônes, dénonce une représentation erronée du banditisme, apte à s’évanouir dans l’anonymat. Si le film est un conte moral, alors il est vécu dans la douleur par son héros, néanmoins l’accumulation de hasard trop grossier pour ne pas être conscient laisse à penser que le metteur en scène veut croire que la vaillance et l’empathie peuvent être récompensés, et qu’à la noirceur morale du crépuscule succède toujours la lumière de l’aube.

Il [Max] a compris la nature de Vincent […] Au cours de cette nuit, dans cette expérience tranchante de L.A. toute l’expérience de Max, ce qu’il est et l’homme qu’il a été, et tout le personnage de Vincent entre en conflit, un conflit dont aucun d’eux ne sortira indemne. Au cours de cette nuit, tout se transforme

Michael Mann 

EN BREF : 

Davantage qu’un énième thriller, Collateral est un essai érudit sur le hasard du destin et sur la recherche de perfection sans raison. Michael Mann au meilleur de sa forme.

Collateral est disponible en Steelbook édition limitée, 4k et Blu-ray simple, chez Paramount, avec en bonus :

  •  Commentaire audio de Michael Mann (VOST)
  • « Les lumières de la ville » : making of
  • Scène inédite commentée par Michael Mann
  • Documentaire sur les scènes extérieures
  • Documentaire sur les effets spéciaux
  • Répétition des acteurs
Collateral boite

Nicolas Marquis

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