1974
réalisé par: Saul Bass
avec: Nigel Davenport, Michael Murphy, Lynne Frederick
La peur sous toutes ses formes: on a l’habitude de frissonner au cinéma devant des tueurs en série sanguinaires ou lorsqu’on nous confronte à des monstres parfois démesurés, mais qu’en est-il de l’infiniment petit? De ces petites bestioles minuscules qui dans la vraie vie nous font parfois grimper sur une chaise en poussant des cris aigus. Bien moins souvent, un long-métrage s’empare de cette crainte viscérale alors qu’on l’éprouve tous plus ou moins. “Phase IV” va tenter ce pari et s’en sortir plutôt honorablement. Réfractions autour d’une œuvre différente.
Dans le désert de l’Arizona, une colonie de fourmis commence à développer une intelligence supérieure et bouleverse l’écosystème en chassant leurs prédateurs naturels. Conscients de la menace à moyen terme que représente cette évolution pour l’être humain, deux scientifiques vont établir un laboratoire sur place pour étudier et annihiler les petites bestioles. Mais nos héros vont rapidement se retrouver submergés par le danger que représentent les fourmis.
“Phase IV” joue donc intelligemment la carte de la peur primaire, l’angoisse que tous les spectateurs ressentent devant ces insectes grouillants à l’écran. En filmant les fourmis au plus près, en très gros plan, le cinéaste Saul Bass relève avec un certain brio le défi de raconter une histoire en partie à travers les errances des bestioles. Concrètement, le film revêt parfois un aspect “Microcosmos” mais le montage un brin hallucinogène du réalisateur donne du liant au long-métrage, offrant une pellicule différente aux spectateurs. Certes, il faut aborder “Phase IV” avec la volonté de vivre une aventure à l’opposé des standards habituels, et le film est parfois un poil répétitif, mais il ne ressemble à aucune autre œuvre cinématographique.
Au-delà du pari visuel, “Phase IV” amorce tout un propos presque écologique sur le déséquilibre des espèces. Cette intelligence supérieure que développe les fourmis interpelle: et si à force de maltraiter la nature, celle-ci se rebellait contre nous, humains égocentriques? Impossible de ne pas voir dans le film une sorte d’avertissement relativement novateur pour l’époque et qui résonne encore aujourd’hui plus que jamais. L’évolution des insectes est peut-être un peu rapide mais elle apparaît d’une logique et d’un fatalisme implacables: les bestioles érigent des bâtiments, développent des pièges, résistent aux poisons des humains… Rien ne semble pouvoir les stopper et l’homme n’est tout d’un coup plus l’intelligence suprême du règne animal mais davantage une proie.
« Même plus moyen de se garer tranquille! »
Pour accentuer cet avertissement, Saul Bass va s’appuyer sur une narration clairement héritée des films d’horreur et s’inscrire dans une certaine lignée de longs-métrages angoissants. On a souvent pensé devant “Phase IV” à “La nuit des morts-vivants” de Romero: d’abord parce que l’oeuvre est un pur huis-clos imposant des protagonistes barricadés dans un bâtiment et où la moindre ouverture sur l’extérieur représente un risque potentiel. Ensuite car le scénario va offrir des personnages presque connus des amateurs du genre. Il y a le héros réfléchi et posé qui sert d’échelle de mesure de la psychose, puis celui qui est mordu par les fourmis (comme dans un film de zombies), sans conteste possible un danger à court terme, et enfin la femme fragile enfermée dans un mutisme total.
Mais “Phase IV” voit plus loin. Les deux laborantins qu’il met en scène représentent des visions différentes de la science. D’un côté, un précurseur obsédé par sa découverte qui se laisse complètement dévorer par ses théories, multipliant les risques pour arriver à ses fins et faisant fi des dommages collatéraux dans une envie d’éradication totale des fourmis. En face de lui, le pragmatique, un autre chercheur bien plus désireux de comprendre les mystérieux événements et qui cherche désespérément à communiquer avec les insectes plutôt que de les annihiler froidement. Il y a une espèce de fatalisme désespérant dans l’opposition de ces deux façons d’appréhender la nature qui sied parfaitement à l’être humain.
Alors certes, le film va parfois trop synthétiser les choses et prendre des raccourcis dérangeants: certaines avancées scientifiques, à l’instar de l’évolution fulgurante des fourmis et de leur réactivité, se font trop rapides et parasitent parfois le fond de l’œuvre, mais on y voit surtout la volonté de Saul Bass d’offrir à sa thèse pertinente un cadre digeste pour toucher tous les spectateurs. Un propos fouillé et complexe enrobé dans un film digeste.
“Phase IV” est un film qui ne ressemble à aucun autre. Imparfait sur plus d’un point, il réussit tout de même à se démarquer et à élever son propos vers une réflexion intrigante et toujours d’actualité.