1955
réalisé par: Henri-Georges Clouzot
avec: Simone Signoret, Véra Clouzot, Paul Meurisse
Les grandes œuvres ne vieillissent pas, elles traversent les âges en gardant leur fraîcheur et leur originalité. Si l’environnement d’un film ancien atteste fatalement d’une autre époque, sa construction peut survivre à l’épreuve du temps. “Les diaboliques” est de cette trempe, un long métrage loin d’être classique qui grâce à l’élaboration intelligente de son scénario reste aujourd’hui pertinent et marquant. Son point de départ pourrait apparaître convenu et pourtant, le cinéaste Henri-George Clouzot va dérouler une pellicule qui gagne en saveur au fil des minutes. On y suit deux femmes qui travaillent dans un internat et qui partage le même homme: Christina (Véra Clouzot, l’épouse du réalisateur) et Nicole (Simone Signoret) sont respectivement la femme et la maîtresse du terrible Michel (Paul Meurisse), un homme froid et cruel. Ensemble, elles vont échafauder tout un plan diabolique pour tuer le tyran et vivre librement.
Dans sa réalisation, Clouzot va se faire relativement discret. Pas de grands effets de manches malvenues, mais plutôt une sobriété assumée pour relater le destin tragique de ses personnages. L’assemblage de ses scènes invite à un crescendo de tension remarquable mais c’est avant tout dans la direction des acteurs que le cinéaste va briller. Science du déplacement, rythmique des répliques et espace de liberté occasionnel pour ses comédiens: Clouzot place les protagonistes de son histoire au centre du film. Plonger dans “Les diaboliques”, c’est s’imprégner de ses tristes héros.
Avant tout autre personnage, c’est bien sûr Christina et Nicole qui donnent du souffle à l’ensemble. Elles esquissent un éventail émotionnel intriguant tant leur caractère semble opposé. La première est douce, fragile et rongée par la culpabilité alors que la seconde est froide et déterminée. En proposant deux protagonistes différents, unis uniquement par leur terrible forfait, Clouzot permet au spectateur de se projeter dans le film. Que feriez-vous à la place de ces deux femmes, comment réagiriez-vous? Le film interpelle.
« Ha non! On déconne pas avec la picole. »
Fatalement plus restreinte est la performance de Paul Meurisse, et pourtant l’acteur nous a totalement scotché. Cruel et sadique, son personnage s’impose en dictateur sentimental avec une effroyable cohérence. Pouvoir autant étinceler en si peu de minutes est la marque des grands comédiens dont fait indéniablement partie Meurisse.
C’est dans le scénario principalement que “Les diaboliques” va trouver toute sa fraîcheur. L’œuvre est d’abord proposée comme un polar mais dans lequel on connaîtrait tous les paramètres d’entrée. Victimes, coupables, mobile et mode opératoire sont livrés aux spectateurs pendant le premier tiers du film. Mais Clouzot va s’imposer comme un véritable maître du rebondissement en transformant son long métrage. De l’enquête, on bascule dans une proposition bien plus fantastique qui confine par moments à l’horreur. Le réalisateur fait souffrir des personnages au bord du gouffre.
Car c’est essentiellement le concept de culpabilité que va disséquer Clouzot. Rongées par le remords, ses héroïnes abordent la problématique là aussi de deux manières opposées. Christina est à deux doigts de l’explosion alors que Nicole refuse la réalité. Encore une fois, c’est avec implication qu’on aborde cette proposition, libre de se placer d’un côté ou de l’autre. Clouzot tient en haleine grâce à cette démarche.
Rarement le cinéma aura torturé ses personnages autant que ce que subit Christina dans “Les diaboliques”. Véritable martyre de l’œuvre, elle voit sa vie lui échapper et le monde qui l’entoure devenir une jungle où la loi du plus fort règne. Poussé dans ses derniers retranchements, proche du précipice, l’être humain est-il capable de renier ses principes pour assouvir sa soif de liberté? Son geste le condamne-t-il aux tourments éternels? Les fragiles sont broyés dans “Les diaboliques” et c’est à vous de recoller les morceaux.
Clouzot signe ici une œuvre unique, à mi-chemin entre le polar et le fantastique. Un classique du genre et également une performance collective d’acteurs qui fonctionne diaboliquement (sic).
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