1982
réalisé par: Clint Eastwood
avec: Clint Eastwood, Kyle Eastwood, John McIntire
Dans le monde de la culture américaine, le terme “Honkytonk” désigne les bars un peu crades du sud des USA où fumée de cigarette (ou autres substances plus ou moins légales) et la country se rencontraient. Un lieu de musique et d’échange, souvent un peu mal famé où les interprètes sans le sou venaient gagner leur pain. Cette expression a été notamment popularisée par les Rolling Stones qui chantaient “It’s the honky tonk women, Gimme, gimme, gimme the honky tonk blues”. Ce blues qu’évoquaient les “pierres qui roulent” va être au centre de “Honkytonk Man”, un film réalisé par Clint Eastwood et pour lequel il tient également le premier rôle. Celui de Red, un musicien un peu raté, qui dans un dernier élan va tenter de rejoindre Memphis pour passer une prestigieuse audition qu’il n’espérait plus. Pour l’accompagner, il embarque entre autres son neveu Whit (Kyle Eastwood, le propre fils de Clint, c’est dire à quel point le long-métrage est une oeuvre immensément intime) et ensemble, ils vont sillonner les routes américaines dans un enchaînement de péripéties qui dresse un portrait des États-Unis du début du 20ème siècle.
Broken Hearted Blues
Dans son œuvre, Clint Eastwood va petit à petit dessiner les contours d’un personnage plus fragile qu’il n’y paraît, éreinté par une vie de misère et un brin pathétique dans son approche de l’existence. L’acteur va clairement jouer de son image de cowboy charismatique issue de ses plus grands westerns pour offrir une performance presque à contre emploi. On est loin avec Red du blondin du “Bon , la brute et le truand”, on se place bien plus dans la sphère intime d’un petit combinard perpétuellement rattrapé par ses vices. C’est avec une excellente performance que Clint porte le film sur ses épaules: on y adhère tant qu’on accepte ce protagoniste.
Un modèle presque malsain pour Whit qui lui voue un culte sans bornes. On comprend parfaitement ce qui peut fasciner le petit garçon chez son oncle grandiloquent, mais en même temps qu’on accepte cette posture, on subit avec une certaine angoisse la perversion du neveu devant la vie décousue de Red. L’alcool et le rapport aux femmes vont par exemple entraîner With sur une pente dangereuse. On éprouve même une profonde peine sincère lorsque l’oncle délaisse le jeune garçon, on souffre de l’abandon avec lui.
À travers ce mélange qui marie ancienne garde et jeune génération, Eastwood dresse un portrait des États-Unis en pleine mutation. On passe des coins ruraux isolés aux villes florissantes avec cette volonté perpétuelle de rester au bas de l’échelle sociale malgré les aspirations des personnages. On est loin des grands mythes américains que le cinéma naissant impose sur grand écran. Au contraire, “Honkytonk Man” va se jouer de ces éléments célèbres des films d’aventure pour en offrir une version plus réaliste, comme dans la scène de l’évasion de prison complètement potache.
Ressort également du long-métrage, et c’est bien naturel, l’amour de la musique. Mais pas celle lisse et bon enfant des grands producteurs, celle au contraire des bars glauques et mal éclairés. Entre radio et performance sur les scènes improvisées des Honkytonk, Clint Eastwood livre sa passion pour les sonorités brutes et les complaintes qui interpellent directement les auditeurs.
« À la queue leuleu! »
Partition
Niveau réalisation, Eastwood va se faire relativement discret et académique: une position qui se défend pour dresser le portrait d’un personnage complexe avec le plus de retenue possible. On note tout de même la volonté de donner au récit beaucoup de rythme: les scènes s’enchaînent tambour battant et le montage va accentuer cette démarche jusqu’à laisser traîner quelques faux-raccords bien trop visibles.
La bonne idée reste sans doute dans la manière avec laquelle Eastwood va utiliser With. Le petit garçon est timide et effacé, presque passif, mais avec cette attitude, il laisse la place au spectateur pour s’identifier à lui. On rentre dans sa peau et on éprouve immédiatement nous aussi une certaine fascination pour Red: le scénario offre une stature particulière à cet oncle hors-normes.
Reste tout de même un dernier tiers bien trop long et sentimental qui tire sur la corde de l’émotion avec trop d’insistance. Cette fin ne dépareille pas de l’ensemble mais elle dénature presque un peu trop les protagonistes construits jusqu’alors. Un sentiment de facilité s’empare de nous: certains y souscriront devant tant de bons sentiments mielleux, d’autres comme nous resteront sur la réserve.
Une vie de musique
Subsiste tout de même le message de fond du film, avec en premier lieu une ôde à la vie de bohème, celle qu’on parcourt à toute allure sur les chemins poussiéreux, celle qui ne demande pas son reste et s’impose comme pleine et complète. Red est un “voleur de poules” certes, mais il n’éprouve que peu de regrets, conscient qu’il a su croquer dans l’existence à pleines dents.
Mais aussi satisfait soit-il de cette vie, le personnage de Clint Eastwood catalyse malgré lui au fil de l’aventure tout un tas d’opportunités non saisies. Son voyage vers Memphis prend des allures de dernière chance pour assouvir un rêve jamais concrétisé. Exister pleinement est une chose qui n’empêche pas de voir dans son parcours un destin brisé par l’addiction et les mauvais choix, aussi assumés soient-ils.
C’est cette dualité parfois contradictoire qui va donner au film son ton inimitable. À intervalles réguliers, on ne sait sincèrement plus si on doit rire ou pleurer devant les frasques de notre duo disparate. L’esprit qui habite “Honkytonk Man” est assez unique, nous renvoyant à nos propres certitudes et questionnant nos choix les plus intimes.
“Honkytonk Man” est un film somme toute un peu classique mais qui ne rate pas sa cible. Certains écarts de scénario un peu mièvres sont contrebalancés par une patte tout à fait originale qui fait de ce long-métrage une expérience agréable.