Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon​

(Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto)

1977

de: Elio Petri

avec: Gian Maria VolontèFlorinda BolkanGianni Santuccio

Au troisième jour du confinement salutaire ordonné par les autorités, les Réfracteurs se permettent un petit clin d’oeil à nos voisins italiens qui vivent ce calvaire depuis de longues semaines. Pas de quoi bouleverser leurs quotidiens ou même le votre, vous qui lisez ces quelques lignes, mais une main tendue tout de même. Penchons nous aujourd’hui sur un film venu donc de nos amis (en dehors des compétitions footballistiques) transalpins, “Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon”. Un Giallo comme on nomme ce genre cinématographique typique de leur joli pays. Un style que l’on rapproche souvent du film d’exploitation mais qui sait aussi s’ouvrir sur des réflexions plus profondes, comme nous allons le démontrer.

Le film retrace le parcours d’un haut fonctionnaire de police, qui la veille de sa mutation du service criminel vers la division politique, va froidement assassiner une jeune femme avec qui il entretenait une relation morbide, pour ne pas dire sadomasochiste. Une espèce de polar donc, mais qui va entraîner dans son sillage une étude sur l’autorité en général, remplie de pertinence.

Premier signe que l’on est bien au coeur de l’une des époques les plus riches du cinéma italien, un nom: Ennio Morricone. Le célèbre compositeur, rendu mythique notamment pour ses collaborations avec Sergio Leone, signe une bande son toute à fait délicieuse, qui souligne efficacement le parcours semé d’embûches de ce policier pervers et torturé.

L’ambiance du long-métrage s’impose comme immédiatement malsaine: en plus du meurtre, c’est l’impunité de cet homme qui saute aux yeux. Non content d’avoir égorgé sa victime, il quitte son appartement bouteilles de champagne sous le bras, un sourire cynique au lèvre, avant de regagner son commissariat pour partager le délicieux breuvage avec ses collègues. Pour appuyer cette image d’une police qui se moque ouvertement des règles, un simple titre de journal qui évoque une bavure policière semble presque faire rire les membres des forces de l’ordre. Pire, un interrogatoire qui tourne en torture, et on comprend que “Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon” va être un véritable brûlot.

Preuve de ce propos qui n’est pas circonscrit à la trajectoire de ce seul flic: son anonymat. Pendant tout le film, pas une seule fois on ne mentionne son nom. Un procédé qui permet à Elio Petri, le réalisateur, d’étendre son plaidoyer à tous les hauts fonctionnaires de police, sans pour autant imposer une généralité absolue. 

Cet homme-symbole se croit au dessus de toutes règles, plus malin que tout le monde. Sa relation avec la victime que nous restitue quelques flashbacks appuie sur sa perversité et sur son obsession morbide pour les meurtres qu’il a élucidés. Enfin du moins ceux pour lesquels le dossier a été classé, car si il y a bien un doute que nous permet le film, c’est celui-çi: cet homme a t’il réellement résolu ces énigmes, ou c’est il contenté de jeter l’opprobre sur le premier venu. Un entretien avec un supérieur hiérarchique semble appuyer la deuxième hypothèse: les débuts de l’enquête sur le crime dont il est coupable s’orientent vers l’ex-mari de la victime alors que rien ne permet de le prouver, simplement parce que ce dernier a le tort d’avoir affirmé ouvertement son homosexualité à la fin de son mariage.

« ben ouais, c’est bien un « fuck » à peine déguisé! »

On comprend donc que notre flic et criminel transporte en lui toute la critique du cinéaste quand à l’impunité de la police, dans ces années sombres. Suite à sa mutation au sein de la division des crimes politiques, il va donner une conférence de presse, où s’érigeant en parangon de justice, il va tenir des propos proches du fascisme affirmé. Jugez plutôt: “la répression est notre vaccin!” hurle t-il, la bave aux lèvres. Il faut savoir que la section politique de la police italienne des années 70 n’avait pour seule mission que de mater tout début de révolte étudiante ou ouvrière.

Le film ne va pas s’arrêter là dans la description d’une dictature à peine camouflée. Fraîchement arrivé dans son nouveau service, notre anonyme va ordonner des mises sur écoute totalement arbitraires et en nombre pharaonique. Se débrouillant pour récupérer le dossier de son propre crime, il va à nouveau orienter l’enquête, cette fois vers un jeune anarchiste, mais toujours avec l’approbation de sa hiérarchie.

Le sentiment d’oppression commence à pointer le bout de son nez quand une séquence superbement mise en scène, voit errer ce symbole de la police au milieu des empreintes (les siennes) trouvées sur le lieu de son crime, imprimées sur de gigantesques affiches. C’est le moment où le film se nuance, et où l’on comprend un peu mieu les motivations de cet homme qui pouvait sembler avoir tout du meurtrier caricatural des films de ce genre.

Effectivement, plus le long-métrage dure, et plus la psyché de ce symbole de la répression se complexifie. Celui qui s’affirme être un “père sévère” dans une autre jolie scène, cette fois d’interrogatoire, n’est pas un personnage simple. À mesure que l’on découvre ses motivations, toute la réflexion de Elio Petri prend une nouvelle dimension. Ce carriériste qui ne doit son succès qu’à son attitude, on le croit d’abord dépourvu de conscience. Loin de là! On va vite comprendre que son crime irréfléchi est le résultat d’une dualité morale, proche du dédoublement de personnalité. C’est volontairement qu’il a laissé traîner des preuves l’incriminant sur le lieu du meurtre. Quand l’enquête avance, on découvre un homme qui vit la traque comme un jeu pervers, une preuve irréfutable qu’il est “au-dessus de tout soupçon”. Mais également qu’il cherche à se faire prendre, pas seulement pour cet acte irraisonné, mais pour son attitude tout au long de sa carrière. Il cherche tellement à subir sa punition qu’il se permet même d’envoyer des preuves par courrier.

Pour étayer cette thèse du symbole d’une police sans contrôle et sans justice, deux éléments: premièrement, le refus de ses collègues de l’accuser alors que l’étau se resserre sur lui: on se protège les uns les autres. Deuxièmement, le contexte politique compliqué de l’époque. Les révoltes étudiantes et ouvrières évoquées plus tôt, notre anti-héros partage nombres de leurs valeurs. “Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon” n’est pas un polar, c’est un pamphlet politique maquillé en film policier. La suprématie absolue de la répression sur la justice est omniprésente, et la dualité entre sens du devoir et perversion d’un homme qui veut asseoir sa domination, c’est cela le thème de ce film, porté par un acteur habité, Gian Maria Volonté. Cette affirmation trouve perpétuellement écho jusqu’à un final somptueux.

Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon” est un incontournable. Tout simplement l’un des meilleurs films que nous ayons eu l’occasion de réfracter, car en épousant les code du polar, Elio Petri ne se contente pas d’affirmer sa thèse politique: il la démontre.

Nicolas Marquis

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