(Druk)
2020
Réalisé par: Thomas Vinterberg
Avec: Mads Mikkelsen, Thomas Bo Larsen, Magnus Millang
Hey tenancier! Remplis donc mon verre et dose-moi ça bien: c’est pas que j’ai soif mais j’ai la gorge qui me gratte. Et puis tiens, merde, ressers donc tous les soifffards de ton bistro parce que je vais vous en raconter une bonne, bande de pouilleux. L’histoire de quatre types comme nous, quatre profs, quatre amis qui sont dans l’impasse de leurs vies un brin médiocres. Pour se sortir de la torpeur, ils vont essayer d’appliquer une théorie qui consiste à maintenir un certain taux d’alcool dans le sang pour être plus à l’aise dans le monde qui les entoure, plus sûrs d’eux, plus euphoriques, bref heureux. Mais vous savez quoi bande de tordus? Les quatre compères, malgré leurs diplômes, ils valent pas mieux que nous autres les piliers de comptoir et rapidement, leur foutue expérience va partir en vrille alors qu’ils cherchent à atteindre des doses toujours plus hautes.
Le flacon
Fin de notre jeu de rôle (de composition bien sûr), rassurez-vous, à l’heure où il écrit ces quelques lignes sur “Drunk” de Thomas Vinterberg, votre serviteur est bien sobre, l’esprit ouvert comme toujours à une nouvelle pépite cinématographique. Et quelle aventure que ce long-métrage qui va éprouver le spectateur pendant deux heures avec une malice et une justesse à toute épreuve. Une œuvre qui va embrasser ses personnages, alternant des plans très proches des visages de ses protagonistes où ils nous semblent presque à portée de main, quitte à jouer du hors-champ pour capturer une émotion, et prises de vue plus installées qui englobent le quatuor dans son ensemble, créant une véritable dynamique de groupe. Esthétiquement, “Drunk” est sans faute.
Mais la qualité du film, malgré le talent foudroyant de Vinterberg, s’évalue presque avant tout par rapport à la performance de ses quatres acteurs principaux. Le cinéaste nous ballade entre ces destins brisés et pathétiquement ordinaires, offrant un spectre complet de l’homme moderne dans ses turpitudes et réservant un moment de gloire à l’écran à chacun de ses comédiens. Tous répondent présents et relèvent le défi, victoire indéniable à la clé, menés par un Mads Mikkelsen complètement démentiel, monstre de subtilité dans son jeu sans faille.
Dès lors que le support est au niveau de la tâche qui l’attend, Vinterberg peut étaler son talent, offrant un scénario d’une logique effrayante de cohérence, qu’il signe avec son complice de toujours, Tobias Lindholm. Ensemble, ils créent des attentes qu’ils récompensent en prenant régulièrement le contre-pied. “Drunk” est presque mathématique: il existe un axe de symétrie très clair au centre du film qui marque la limite entre l’euphorie des premiers instants et la descente aux enfers qui s’ensuit. Certes, le réalisateur prend quelques raccourcis, notamment au niveau de la rapidité des effets de l’alcool et de son assimilation par le corps humain, mais son jeu malicieux avec le spectateur balaye ces défauts. La scène de début trouve écho dans le final, une musique utilisée en première partie ressurgit dans la seconde, même une simple scène de repas s’affiche de part et d’autre de cette séquence centrale pivot du film.
« Aucun rapport avec « Abbey Road »
L’ivresse
Au premier degré, si on était un peu idiot et qu’on ne prenait pas de recul sur l’œuvre, on pourrait voir en “Drunk” une véritable dénonciation des effets destructeurs de l’alcool, et il est vrai que le film porte en lui ce combat. On voit dans le long-métrage de Thomas Vinterberg tous les démons psychologiques qui font d’un homme un alcoolique: le besoin d’en consommer toujours plus, l’illusion du contrôle, les excuses bidons… “Drunk” ne renie pas cette lutte une seconde.
Mais il serait presque malhonnête de réduire le film à ce constat simpliste. Le cinéaste va faire preuve d’une compassion sans faille pour ses personnages, même dans les moments les plus tendus. Ces quatre amis, ce sont autant d’individualités prisonnières d’une vie qui les opprime, dans laquelle ils ont renié tous leurs rêves. Vinterberg offre un joli numéro d’équilibriste pour qu’on s’identifie à ces tristes héros sans jamais les condamner totalement, invitant à la compréhension de leur errance alcoolisée.
C’est alors immédiatement que l’alcoolisme apparaît comme une triste fatalité pour les personnages principaux du film, un échappatoire tant espéré et enfin caressé, un refuge au mal-être de ces hommes en perdition. Il serait complètement frauduleux de qualifier “Drunk” d’œuvre sur les ravages de l’alcool, on a en fait ici davantage un film sur la détresse émotionnelle et le poids du monde qui enferme nos héros.
Les autres
Progressivement, une société monstrueuse se dessine dans l’œuvre de Vinterberg, un cadre social qui ne considère plus l’humain comme une valeur mais plutôt comme une ressource éphémère. Un monde hypocrite qui tolère l’alcoolisme tant qu’il ne se voit pas et qui se contente de punir lorsque la limite est franchie, sans pédagogie. Pire, la consommation d’alcool semble même encouragée dès le plus jeune âge pour mieux faire rentrer les adolescents dans un schéma mortifère.
Face à ce poids sociétal invivable à la longue, s’enivrer apparaît parfois comme un choix du courage. Une façon de tendre le majeur en l’air, de se dire “Merde, allez tous crever bande d’idiots, moi je veux exister”. La bouteille comme un cri du cœur, c’est l’un des axes de réflexion les plus courageux de “Drunk” et c’est exécuté avec une telle maîtrise qu’on ne verra plus jamais un pochtron de la même façon. Un remède amer à une vie atroce qui nous renvoie à nous-mêmes: sommes-nous esclaves de ce cirque ambulant? Oui, et ça doit changer!
C’est l’un des meilleurs films de l’année! “Drunk” emporte le spectateur dans un périple mouvementé, riche en émotions et qui invite à pousser la réflexion encore plus loin une fois la lumière de la salle de cinéma rallumée.
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