(Bardo, falsa crónica de unas cuantas verdades)
2022
Réalisé par : Alejandro González Iñárritu
Avec : Daniel Giménez Cacho, Griselda Siciliani, Íker Sánchez Solano
Film vu par nos propres moyens
À travers des films devenus légendaires, une génération dorée de cinéastes mexicains marquent l’histoire récente du septième art. Aussi bien adeptes de longs métrages intimistes que de l’exubérance du grand spectacle, les fils des années 1960 imposent leur griffe sur la pellicule, le plus souvent avec l’adhésion du public. Guillermo del Toro et Alfonso Cuarón ne sont pas seulement respectés dans le milieu, ils sont adulés et courtisés par les grands studios, au point de jouir d’une liberté créatrice désormais presque absolue. Troisième membre de cette sainte trinité d’Amérique centrale, Alejandro González Iñárritu se distingue de ses confrères et amis par un style qui séduit davantage la critique que le public. Ses œuvres sont le plus souvent des succès commerciaux, mais c’est surtout à travers la reconnaissance de ses talents par l’industrie, exprimée dans les cérémonies de récompense où son travail est presque constamment reconnu, que le réalisateur s’est fait un nom. De Cannes aux Oscars, en passant par les Golden Globes, le cinéaste a accumulé une impressionnante collection de prix, et montre un savoir-faire technique et narratif qui confine au génie, symbolisé par son esthétique unique. De façon amusante, son évolution dans l’industrie du cinéma semble relativement analogue à celle de ses comparses. Après des débuts remarqués dans son pays, avec le sublime Amours chiennes sorti en 2000, Alejandro González Iñárritu exporte son talent vers les États-Unis où il enchaîne avec brio les films salués par les observateurs. De 21 grammes en 2003, à The Revenant en 2015, en passant par Birdman en 2014, il élabore désormais ses films aux USA, si on excepte sa parenthèse espagnole Biutiful en 2010. Pavée d’or, sa filmographie est le témoignage d’un artiste unique, capable d’une subtilité et d’une force interprétative de chaque plan qui impressionne. Cependant, après avoir été prolifique depuis ses débuts, le réalisateur était curieusement absent des écrans depuis 7 ans, laissant ses adeptes dans le désarroi. Après une période creuse, il revient sur le devant de la scène l’année dernière, avec Bardo, Fausse chronique de Quelques Vérités, disponible sur Netflix, prouvant une fois de plus sa proximité qui dépasse la simple nationalité avec Guillermo del Toro et Alfonso Cuarón qui ont eux aussi ponctuellement travaillé pour le géant de la SVOD.
Davantage qu’une simple nouvelle réalisation, Alejandro González Iñárritu s’offre avec ce long métrage un véritable retour aux sources vers son pays originel. Après 22 ans d’exode, il renoue avec ses origines mexicaines, dans un film tourné majoritairement en Amérique centrale. Une volonté qui n’a rien d’innocente, puisque Bardo, Fausse chronique de Quelques Vérités est proche de l’exercice autobiographique allégorique, selon les aveux du cinéaste. Son personnage principal n’est pas Alejandro González Iñárritu lui-même, mais il est également un réalisateur qui a quitté ses terres pour déménager aux États-Unis où il est reconnu pour son talent, avant de regagner le Mexique. Au-delà de cette parenté évidente avec Alejandro González Iñárritu, le protagoniste du film partage surtout un grand nombre d’angoisse avec son créateur. Si le film est un mensonge constant, un voyage fantastique où la frontière entre rêve et réalité n’est jamais clairement tracée, les tourments profonds du cinéaste s’expriment ponctuellement, et l’onirisme de sa fiction est un moyen affirmé d’exorciser ses propres démons.
Le héros de Bardo, Fausse chronique de Quelques Vérités est cependant documentariste. Adulé aux États-Unis où il s’apprête à recevoir un prix pour l’ensemble de sa carrière, Silverio Gama (Daniel Giménez Cacho) regagne son pays natal pour renouer avec ses racines et promouvoir son dernier film. Sur place, il se heurte aux métamorphoses d’un pays qui perd progressivement son identité. L’influence politique et économique américaine gangrène la nation, et le Mexique se meurt lentement. Désemparé face à la situation, Silverio arpente les rues en quête de son passé, esquive les sollicitations de médias qu’il semble détester, et tente par-dessus tout de conserver un lien fort avec sa famille, malgré les épreuves qui s’imposent à eux.
En retournant au Mexique, Alejandro González Iñárritu pose un regard sans concession sur un pays qu’il aime du plus profond de son être, mais dont il constate le délabrement progressif. Renouer avec ses racines est une nécessité pour Silverio, fier de ses origines qu’il brandit face à sa famille, mais également un crève-cœur face aux vues de l’effritement progressif de la cohésion nationale. Le protagoniste a conscience d’être un privilégié, loin de la misère économique des plus démunis, mais il tente à travers ses déambulations dans les rues de conserver un lien avec les classes sociales opprimées. Faire du héros un documentariste prend alors un nouveau sens. Silverio est un nanti, mais sa démarche artistique tente de restituer la réalité, malgré quelques escamotages visuels clairs, dénoncés par certains personnages. L’âme du Mexique s’évapore face à une américanisation exacerbée, au point que le film s’ouvre sur l’annexion de la Basse-Californie par les États-Unis. La modernité a mis à mort la substance du pays, et les médias inféodés au réseaux sociaux accélèrent un processus de déliquescence constant de la mémoire. À l’écran, Fausse chronique de Quelques Vérités montre explicitement le cadavre de gigantesques divinités locales mortes sur les parvis de Mexico dans des plans époustouflants. L’Histoire du pays est même explicitement interrogée, dans une séquence où Silverio débat avec Cortez de son héritage. Les personnages âgés du récit ne sont pas non plus garants de la mémoire, et le film tente de montrer que la dernière génération d’hommes et de femmes proches de leurs racines perd ses repères. La mère du protagoniste vit ainsi recluse dans son appartement, et l’environnement direct de son habitat est étrangement absent de tout figurant, alors qu’à quelques pas de là, la ville est en pleine ébullition. La fatalité d’un quotidien éprouvant pousse même les habitants du pays à quitter leur terre. Dans une scène à la démesure étourdissante, des milliers de mexicains arpentent le désert, fuyant leur contrée. Silverio en est le témoin, mais toujours distant. Les exilés sont en guenilles, recouverts de poussière, tandis que lui est en costume impeccable. Il a déjà quitté leur monde, il n’est plus acteur de cette migration, il n’en est plus que spectateur impuissant, lui qui est parti depuis longtemps. Sa position de documentariste est à ce titre interrogée. Silverio se pense porteur de la vérité, mais son propre fils Lorenzo (Íker Sánchez Solano) le confronte à son approche de son métier, l’accusant de ne faire des opprimés que des sujets de film, sans s’y attacher.
Si Silverio a quitté son pays et n’est plus totalement mexicain, il n’est pas non plus américain, mais davantage écartelé entre deux pays où il n’a sa place nulle part. Sa propre fille Camilla (Ximena Lamadrid) lui oppose cet état de fait en soulignant qu’il est bien incapable de prendre le métro, et même si Silverio tente de la contredire, son voyage est un échec total assimilé à une mort allégorique. Le protagoniste n’est cependant pas culpabilisé, son déménagement aux États-Unis a été effectué dans le but louable d’offrir un meilleur avenir à ses enfants. Bardo, Fausse chronique de Quelques Vérités ne creuse jamais l’enfance de Silverio explicitement, mais à travers quelques dialogues, on devine qu’elle a été synonyme de souffrance que le héros veut épargner aux siens. Cependant, en voulant accomplir un geste noble, le protagoniste ne s’est pas seulement coupé de ses racines culturelles, il a aussi privé Lorenzo et Camilla d’une partie de leur identité. Les descendants de Silverio ne sont admis nulle part, ni dans une Amérique qui les considère mexicains, ni dans leur pays natal vers lequel ils veulent revenir et dont ils se lamentent, comme d’un doux rêve lointain. Avec démesure et folie, Alejandro González Iñárritu exacerbe cette idée en imposant une réflexion beaucoup plus large sur l’opposition entre les deux pays. Le cinéaste dénonce ouvertement des frontières qui ne sont plus définies par les peuples ou par les politiques, mais par des intérêts financiers de multinationales, au point qu’Amazon achète littéralement une partie du Mexique pour l’industrialiser. Le nord envahit le sud, explicitement dans une scène de lutte armée au cours de laquelle soldats américains et mexicains en tenue d’époque s’affrontent violemment. Une fois encore, Bardo, Fausse chronique de Quelques Vérités bascule ici dans un onirisme absolu qui donne toute sa délicieuse folie au film. La lutte est factice, les trucages sont ostensibles au point de voir glisser un figurant sur des centaines de mètres, et les coups ne sont pas portés. Tout n’est que spectacle, mais au terme de la bataille, le drapeau mexicain est brandi, et Silverio énonce clairement que “Seuls les mexicains peuvent transformer une défaite en fierté”. Le pays est conquis, mais loin d’avoir rendu les armes.
La famille du protagoniste est donc écartelée entre deux cultures, mais ce que Silverio a accompli, il l’a fait pour les autres avant tout. L’opposition avec sa famille, sujet central de l’œuvre, naît d’une incapacité du héros à exprimer son amour et son altruisme. Lorenzo est sa chance de se montrer bon père, selon les mots de son épouse Lucia (Griselda Siciliani), mais leur relation est conflictuelle. Presque toute l’ambition esthétique de Bardo, Fausse chronique de Quelques Vérités est d’offrir de larges plans séquences dans un monde fantasmagorique, en assimilant le spectateur au héros, pourtant lorsque père et fils s’affrontent, Alejandro González Iñárritu brise cette règle en restituant la scène dans une approche totalement réaliste. Il est légitime de se demander si le cinéaste ne relate pas ici une de ses vérités intimes que sous-entend le titre du film tant la rupture formelle est prononcée. Le cinéaste entretient une nostalgie des temps simples de la petite enfance, baignée dans une lumière bienveillante, dans des instants fusionnels qui s’opposent au fil rompu de l’éducation d’un adolescent qu’il ne maîtrise pas, au point de ne plus comprendre la tristesse de sa fille Camilla dont il se croit pourtant proche. Silverio voudrait aimer sans parole, tout comme il a perçu l’affection de son père malgré l’absence de mots, mais se confronte à son échec. Cette incapacité s’explique par le socle de la famille des protagonistes du film, frappée par la douleur d’un enfant mort à la naissance. Alejandro González Iñárritu amène cet axe du récit avec malice, avant de sombrer dans le chagrin. De façon lunaire, le long métrage évoque initialement la présence d’un troisième enfant qui a refusé de sortir du ventre de Lucia pour y rester logé, rejaillissant au moment les plus intimes. Ce n’est qu’au fil de l’odyssée onirique que le cinéaste quitte la farce pour progressivement faire comprendre le deuil qui a étreint la famille, et qui continue de la morceler. Pour parler de sa peine, le réalisateur doit l’aborder avec humour, avant de céder à l’émotion et de se détacher de ce fantôme. Le défunt n’a pas disparu, il est là, incarné dans le récit, comme une présence spectrale omniprésente.
Le travail de documentariste de Silverio, rarement montré sauf lorsque le film appuie sa réflexion sur l’identité mexicaine, est alors une échappatoire, un refuge personnel face à ses propres démons. Le protagoniste y vit en autarcie, malgré les reproches de sa femme qui voudrait le voir quitter son écran d’ordinateur pour solidifier les liens familiaux. Ce que le héros de Bardo, Fausse Chronique de Quelques Vérités accomplit artistiquement, il le fait pour lui, et la gloire qui accompagne ses films est perçue comme une malédiction que Silverio fuit à tout prix. Dans une séquence réalisée de main de maître, le héros est plongé dans une fête qui célèbre sa carrière. Sur la piste de danse, Silverio explose d’une joie transcendante, il célèbre la vie auprès des siens, mais au moment de monter sur scène pour recevoir son prix, il fuit l’estrade pour se réfugier dans l’introspection de ses souvenirs d’enfance. Ses longs métrages bien que documentaires car ils sont le fruit d’une observation du monde, il s’agit avant tout d’une expression personnelle de son être et là encore, il est autorisé de faire des parallèles entre Silverio et Alejandro González Iñárritu. Se pensant imposteur, Silverio pense constamment qu’il sera dénoncé pour son approche du cinéma. Dans une émission de télévision qu’il fantasme, et qui est l’une des plus belles scènes du film, le réalisateur fait face à la vindicte d’un animateur qui le maudit, et d’un public rêvé hilare qui le frappe de ses éclats de rire. Alejandro González Iñárritu se place ensuite lui-même en position d’objecteur de tout ce que Bardo, Fausse Chronique de Quelques Vérités fera pourtant à l’écran. Un personnage accuse Silverio de tronquer la réalité en mettant en scène des entrevues avec des personnages disparus, néanmoins, un peu plus tard, le réalisateur sera bien confronté à Cortez. Une proche du documentariste lui reproche la durée de ses œuvres, cependant, Bardo, Fausse Chronique de Quelques Vérités prendra tout son temps, à juste titre, pour tirer vers les 2h30 de film. Silverio est Alejandro González Iñárritu et inversement, les deux hommes sont perpétuellement confondus et premiers détracteurs de leur propre travail. Dans le prolongement de cette idée, la remise de prix évoqué durant tout le film finit symboliquement par être assimilée à une torture physique.
Si la finalité d’un film est vaine, et son élaboration critiquable, où Alejandro González Iñárritu place-t-il la vérité artistique ? Face aux saillies d’un ami qui le met en accusation, Silverio quitte sa position rétive pour répondre dans l’agressivité par une revendication de son droit à la création. L’ensemble de Bardo, Fausse Chronique de Quelques Vérités est une fantaisie que son cinéaste sait parfois totalement abstraite, pourtant, dans cette séquence, il manifeste une forme de fierté envers son œuvre. Si le public n’adhère pas au long métrage, au moins son réalisateur aura extériorisé une douleur profonde, enfouie en lui depuis des années. Son personnage principal symbolise ce désintérêt des critiques en rendant muet celui qui le prend à parti, condamné à agiter les lèvres sans que le moindre son ne sorte de sa gorge. Une séquence qui s’oppose aux instants où Silverio, en parfaite harmonie avec se mère ou sa femme, parvient à s’exprimer sans ouvrir la bouche. La beauté du cinéma n’est d’ailleurs pas située dans le résultat final, mais davantage au moment de sa création. Silverio n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il tourne dans le désert mexicain, entouré du mysticisme de ses ancêtres mais aussi des gens simples que le réalisateur veut côtoyer. Le héros du long métrage y apparaît d’abord divin au point de s’envoler, au tout début du film, avant que ces landes désolées ne deviennent un paradis dans la conclusion du récit.
Réalisé par l’un des plus grands cinéastes de sa génération, Bardo, Fausse Chronique de Quelques Vérités est une fantaisie constante qui prend des allures d’autoportrait unique, déjanté, et hypnotisant.
Bardo, Fausse Chronique de Quelques Vérités est disponible sur Netflix.