2022
Réalisé par : Sergei Loznitsa
Film fourni par Blaq Out
Farouche dénonciateur des contradictions et des divisions propres à son Ukraine natale, l’enragé Sergei Loznitsa a fait du cinéma un outil de révolte sociale. La caméra en guise de glaive, cet habitué du Festival de Cannes livre au public son regard acide sur l’état de son pays depuis la fin des années 1990, dirigeant sa fronde nécessaire aussi bien contre les hommes que contre les institutions. Amoureux de sa terre, le réalisateur pose toutefois un diagnostic froid sur les maux qui la meurtrissent au gré d’une filmographie hétéroclite, saluée partout dans le monde. L’Ukraine de Sergei Loznitsa est cosmopolite, forte de son identité plurielle, comme il le montrait dans le road-movie My Joy, sorti en 2010, mais elle se heurte à un système politique et administratif obscur, voire parfois inhumain, notamment dénoncé en 2017 dans Une femme douce. La nation résiste mais elle souffre, saigne et gémit dans chacun de ses longs métrages. En 2018, son œuvre la plus connue, Donbass, s’attardait ainsi sur les désunions d’une des régions les plus violentées de l’Ukraine, sur ses disparités exacerbées par les conflits armés incessant et sur son impossible reconstruction. Des années avant l’invasion de son pays, le cinéaste se faisait déjà presque triste prophète d’un avenir sinistre. D’une vision complexe du présent, Sergei Loznitsa devient aujourd’hui observateur du passé. D’abord envisagé pour être un film de fiction avant que la crise du COVID ne contraigne l’artiste à changer de registre, son documentaire Babi Yar. Contexte, élaboré en collaboration avec le mémorial de Babi Yar, plonge dans les heures sombres de la Seconde Guerre mondiale pour se confronter aux crimes commis durant la barbarie nazie.
Composé exclusivement d’images d’époque, et presque sans aucune narration extérieure, Babi Yar. Contexte remonte le fil noueux de l’Histoire pour tenter de comprendre les circonstances tragiques qui ont conduit au massacre de plus de 33 000 ukrainiens, majoritairement juifs, durant 3 jours de septembre 1941, dans le ravin de Babi Yar en bordure de Kiev. De la déroute des forces soviétiques sur la ligne de front, longuement montrée dans le documentaire, à l’occupation des grandes villes par l’envahisseur nazi, Sergei Loznitsa couvre d’interminables mois d’horreur avant que les bourreaux ne soit finalement jugés, à la libération. Parfois dans le secret mais également d’autre fois avec le soutien des autorités locales et d’une partie de la population, l’ignominie a frappé l’Ukraine.
Pris en étau entre deux superpuissances totalitaires, l’Ukraine agonise, asservie par les jeux de guerre des tyrans du XXème siècle. La terre froide et souvent enneigée est éventrée par les obus et par les combats qui la frappent. La folie des hommes saccage une nature devenue théâtre de tous les affrontements. Sur les chemins de boue, l’irrépressible avancée des chars contamine le pays, comme un lent poison du fascisme qui s’infiltre doucement dans les artères d’une contrée corrompue par la haine. La population n’est plus unifiée, elle est lentement réduite en esclavage par un nouvel oppresseur prompt à imposer ses nouveaux diktats. Une vague de sang déferle sur l’Ukraine, s’immisce d’abord dans les petits villages paisibles avant de gagner la capitale, et ne reflue qu’après une ère sombre qui porte un coup fatal aux plus démunis. L’expression de l’individualité est refusée, l’être est réduit à sa simple appartenance ethnique ou à son statut de soldat. D’infinies processions de prisonniers s’étendent à perte de vue, bordées par les cadavres glacés des victimes d’une apocalypse presque insupportable pour le spectateur. La mort a supplanté toutes les lois tandis que des immeubles en ruines s’échappent des flammes qui pourlèchent les cieux, parachevant cette peinture faite d’images d’archives d’un enfer réel. L’Ukraine a été abandonnée de tous, les barricades sont devenues si ordinaires que les enfants s’y amusent innocemment, inconscients qu’ils seront peut être les prochaines victimes de la fatalité d’un conflit perpétuel.
Pour les civils, les règles propres à la survie changent du jour au lendemain. Les alliances de circonstance d’hier peuvent devenir synonyme de condamnation à mort par le nouveau régime en place. L’autorité despotique n’est qu’abstraite et faite de papier, elle prend l’allure d’un gigantesque portrait qui s’affiche sur les frontons des bâtiments. Celui de Staline d’abord, bientôt déchiqueté puis remplacé par celui d’Hitler, avant que dans la fournaise de la libération, la photographie du dirigeant soviétique ne réapparaisse, brandit avec fierté et une forme d’espoir que l’Histoire trahira. Si une profonde omerta a longuement entouré l’ère de l’occupation en Ukraine, Babi Yar. Contexte refuse de participer à l’écriture d’un roman national fantasmé et d’alimenter l’illusoire représentation usuelle d’une population insoumise face à l’envahisseur. Irréfutable de par la nature de ses images, le film prouve dans l’angoisse étouffante de gigantesque mouvements de foules galvanisées par l’arrivée de nouveaux administrateurs allemands que le nazisme a été chaleureusement accueilli par certains. Sur les trams de Kiev, les conducteurs ornent d’eux même leur véhicule de drapeaux à croix gammées, donnant à la capitale un nouvel habit sinistre. Les prisons ont changé de mains, mais leurs geôles sont toujours remplies par une cohorte de victimes innocentes. Pourtant, dans un cri d’agoni, les insurgés s’expriment aussi. Face à une dictature mortifère, l’insurrection sociale devient une nécessité. Les bombes qui font voler en éclats les immeubles de la ville sont autant d’appels aux armes et à l’humanité, malheureusement largement ignorés. Durant de longs mois d’occupation, les opinions se sont polarisées entre la déférence et la rébellion. L’Ukraine n’a plus été unie mais s’est durablement divisée, avant une réconciliation conflictuelle. Symboliquement, Babi Yar. Contexte rompt avec sa sobriété constante pour offrir à l’écran le texte d’un poète révolté face aux crimes antisémites de l’envahisseur, au plus fort de l’effroi. L’artiste prend le parti des indignés, leur offrant une vérité spirituelle totalement éloignée du conformisme des collaborateurs.
Toutefois, davantage qu’une invitation au soulèvement populaire, le poème qui marque le basculement de Babi Yar. Contexte dans l’évocation crue du massacre prend avant tout l’allure d’un hurlement de désarroi contre la mise à mort systématique de tous les juifs de Kiev. Face à un crime contre l’humanité institutionnalisé, l’homme seul ne peut rien. Ils sont 33 771. Des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants. Coupables de rien d’autre que d’être d’une confession différente ou parfois même de n’être que de simples passants égarés sur un chemin qui les conduit à la mort, face contre terre, entassés sur les cadavres de leurs pairs dans le fossé de Babi Yar. En lettres capitales, l’Histoire a inscrit ici une de ses plus funestes pages. Piétinés par des soldats et des membres de la police locale en quête d’un dernier souffle de vie à étouffer, les martyrs du ravin de Kiev ont laissé un testament de sang aux générations futures. Dans le secret de la nuit, ensevelies avant que ne pointe le jour puis finalement exhumées pour être brûlées, leurs dépouilles sont un rappel de la plus sordide infamie. Qui pouvait ignorer la tragédie ? Qui pouvait croire que plus de 30 000 personnes avaient simplement été délogées alors que le bruit ininterrompu des mitraillettes et des cris d’agonie résonnait à quelques mètres de la capitale ? Les morts de Babi Yar ne doivent jamais être oubliés, une tâche rouge sang indélébile marque à jamais le XXème siècle.
Conscient que son documentaire touche sa profonde substance au moment de l’évocation du massacre, Sergei Loznitsa brise les règles cinématographiques préalablement établies dans son œuvre. Durant plus d’une heure, presque aucun mot n’est prononcé à l’écran, mais la voix des survivants de Babi Yar, de véritables miraculés, doit résonner le plus fortement possible. Après les silences de mort, les prises de parole sinistres et intarissables pour décrire ce que les images ne pouvaient pas complètement retranscrire. Bien étrange de comprendre parfois quelle intention morbide a poussé certains caméramans amateurs à filmer l’insurmontable, pourtant il n’existe aucun plan de mise à mort. Pour vivre cette expérience, Babi Yar. Contexte se repose sur les témoignages lors des procès suivant la libération, ceux de mères endeuillées qui dans un torrent de larmes racontent avoir feint la mort durant des dizaines d’heures, au milieu de leurs proches assassinés, avant de fuir au petit matin. Le tribunal devient alors lieu de la réunification nationale. La vérité ne peut plus être ignorée puisqu’entre les colonnes de marbre, elle est consignée à jamais, sur papier et sur pellicule. La justice nouvelle affronte l’injustice totale. Symboliquement, après les attroupements accueillant triomphalement l’arrivée des nazis, une bien plus gigantesque marée humaine assiste à la pendaison des tortionnaires de Babi Yar. Un pays se recompose en assistant à la mort de ses bourreaux.
Pourtant, pour une Ukraine désespérément dans les feux de l’Histoire, une ère d’oppression succède à une autre. À peine remis de l’occupation, le pays sombre sous les élans dictatoriaux des régimes soviétiques qui durant presque 50 ans, jusqu’à l’indépendance du pays, imposent la loi du silence autour des évènements de Babi Yar. Aucune instance politique ne souhaite entretenir le souvenir de ce qui est perçu comme une défaite et un repli honteux de la population. Le pays se modernise et piétine les tombeaux de victimes, allant jusqu’à inonder le ravin avec les eaux usées rejetées par les briqueterie de Kiev. Babi Yar. Contexte, conjointement avec le Mémorial de Babi Yar, épouse alors une indispensable mission de devoir de mémoire presque un siècle après la tragédie, alors que le pays accepte de regarder enfin son passé traumatique. Toutefois, au moment où le cinéaste s’attèle au projet, seuls 6 historiens sont spécialisés en la matière, soit presque rien pour un tel drame, l’accomplissement du film devient dès lors essentiel. Néanmoins Sergei Loznitsa invite les spectateurs à ne pas voir en Babi Yar. Contexte qu’un simple témoignage historique, mais également une mise en garde pour l’avenir. L’horreur qui a pris place n’attend que la plus mince opportunité pour se reproduire, et malheureusement, depuis la sortie du long métrage, l’actualité de l’Ukraine fait à nouveau planer l’ombre de la mort sur une population blessée par l’invasion russe.
Le sang, la mort et la fureur à travers des images d’archives. Babi Yar. Contexte est un documentaire indispensable à la préservation de l’Histoire et un hommage nécessaire.
Babi Yar. Contexte est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus :
Une interview de Sergei Loznitsa sur France Culture
Un discours de Sergei Loznitsa