Article : Soltero
Soltero affiche

1984

Réalisé par : Pio De Castro III

Avec : Jay Ilagan, Rio Locsin, Chanda Romero

Film fourni par Carlotta Films

Un monde en plein changement

En 1984, les Philippines sont à l’aube d’un tournant politique majeur de leur Histoire. Depuis près de vingt ans au pouvoir, le régime totalitaire mené par le dictateur Ferdinand Marcos connaît ses derniers mois de règne. Meurtris par les luttes sociales qui fragmentent la population et par une récession économique qui frappe durement les plus précaires, le pays agonise avant de bientôt renaître sous l’impulsion démocratique qui bouleversera tout un peuple, deux ans plus tard. Les griffes du pouvoir militaire se desserrent et un élan libertaire s’empare de la contrée asiatique. Parfois insoumis, comme sous les coups de semonce filmiques de la figure tutélaire du septième art philippin Lino Brocka, bravant l’autorité, le cinéma local de l’époque est aussi pris d’une fièvre libertaire dans les circuits de production d’État. Toujours contrôlés, les metteurs en scène du moment se jouent de la censure et des contraintes, renient par la ruse et la malice les interdits et font étalage à l’écran d’un regard nouveau sur la société. La sexualité n’est ainsi plus taboue dans le cinéma philippin, l’homosexualité n’est plus systématiquement vue comme une tare telle qu’elle était dépeinte par le passé, mais plus que tout, le désespoir d’une nation modernisée mais toujours malheureuse trouve un écho à sa détresse sur les écrans des salles de cinéma.

Confluence des talents conjugués de l’acteur et réalisateur Pio De Castro III, du dramaturge et scénariste Bienvenido M. Noriega, Jr., et du comédien star Jay Ilagan, Soltero est un des plus vibrants exemples de cet élan nouveau qui s’empare des Philippines. Si la détresse du sous-prolétariat n’est pas le sujet du film, la mélancolie sentimentale et professionnelle de la classe moyenne manillaise est au centre de toutes les attentions. La capitale vit dans le confort, mais dans les appartements montrés en entame du long métrage se jouent les drames humains des cœurs alanguis impatients d’aimer. Soltero est presque un écho asiatique aux grandes œuvres de Claude Sautet, de par sa vision romanesque d’hommes et de femmes qui ont presque tout, mais à qui il manque pourtant l’essentiel, l’âme sœur. Dans l’effervescence d’un quotidien trivial, l’affect s’invite et contamine de sa mélancolie les êtres esseulés. La cadence dictée par le monde du travail semble agir comme un métronome du récit, puis dans la fulgurance d’un des nombreux monologues bouleversants où explose l’émotion devenue impossible à contenir, Pio De Castro III embarque ses acteurs et les spectateurs dans une recherche des mots les plus purs à poser sur le spleen ordinaire du célibat.

Pio de Castro III
Pio de Castro III

Tel un écho du passé professionnel de Bienvenido M. Noriega, Jr., Crispin (Jay Ilagan), le triste héros de Soltero, est un employé de banque de Manille, esclave d’un travail qui ne lui apporte que peu de joie. Le relatif confort de son appartement ne suffit pas à adoucir la peine profonde qu’il éprouve devant l’impasse de sa vie sentimentale. Tiraillé par les sentiments qu’il éprouve toujours pour son ancienne flamme Christina (Rio Locsin), devenue sa confidente, Crispin s’interdit d’entrevoir un autre futur et se morfond dans la monotonie d’une existence ponctuée par ses sorties nocturnes alcoolisées entre amis. Le rétif doit néanmoins affronter les nouvelles épreuves d’une vie qui apporte inlassablement son lot de désillusions, notamment lorsque la maladie s’empare de la mère de Crispin, lorsqu’amis et famille quittent les Philippines vers d’autres cieux, ou lorsqu’une promotion qu’il pensait acquise lui est finalement refusée au bénéfice de RJ (Chanda Romero), nouvelle venue dans l’établissement bancaire. Sous le poids du quotidien, l’homme éprouvé cède à l’accablement.

Du besoin d’être aimer

Du portrait d’un homme, Soltero fait avant tout la photographie d’une classe sociale désintéressée des luttes politiques, jouissant d’un confort matériel affirmé, mais pourtant désespérément seule. Manille est une ruche en pleine effervescence, une cité sans repos où s’aventurent les êtres esseulés, naviguant frénétiquement entre leurs appartements modernes, leur travail cloisonné et la frénésie des nuits sans repos. Crispin n’a besoin de rien si ce n’est de l’essentiel, l’amour, et c’est justement ce manque qui le conduit sur son propre chemin de croix. Sa routine millimétrée, montrée en introduction dans un montage syncopé, est un déguisement d’homme épanoui dont il se pare pour éviter d’affronter le mal de son destin solitaire. Il profite de tous les plaisirs, mais les instruments de la modernité l’incitent à dérailler, à quitter les chemins balisés de son essor économique pour se replier sur soi. Crispin n’entretient que peu de plaisir auprès des marqueurs de son ascension sociale. Sa voiture n’est qu’une épave qui menace de cracher son dernier toussotement de fumée à chaque virée; sa chaîne hi-fi refuse la musique pop entendue par moments à l’extérieur pour laisser la place à une musique symphonique aux accords mineurs; la télévision n’est qu’un halo illusoire devant lequel Crispin est atone. Soltero est un blues, une ballade triste dans l’envers terne du décor rutilant. Le protagoniste n’est jamais aussi sincère que dans le confort anonyme de la nuit, lorsque jusqu’au bout de l’ivresse il anesthésie sa peine.

S’il reste soucieux de s’instruire et d’étoffer son champ de connaissance, Crispin ne semble mue que par la main invisible d’une autorité maternelle qui l’invite à troquer sa détresse affective contre l’élévation intellectuelle. Un temps perçu comme la voix de la raison, les vérités qui ont régi l’existence de la vieille femme agonisante sont démenties par l’exposition constante de la solitude amoureuse du protagoniste, et à plus forte raison par la mort esseulée de cette figure tutélaire, mère de sang, soeur de peine.

Si l’esprit et le corps sont rassasiés, on a aucune raison d’être triste

La mère de Crispin

Crispin vit selon cet adage, apprend parallèlement le langage informatique et le japonais, rêvant d’un voyage qui ne se fera jamais, pourtant le savoir ne panse pas les blessures d’un destin solitaire. Le héros ne fait que combler les temps morts d’une vie marquée par le manque de douceur charnel, lui-même conscient qu’il ne s’éduque que par “désœuvrement”. Le mode de vie des anciens n’est plus adapté aux affres modernes, une prise de conscience qui n’est révélé à Crispin qu’au terme de son périple émotionnel, relaté avec nostalgie dans une lettre à Christina lue le regard fixé vers le spectateur, une apostrophe directe de l’attention du public.

Soltero illu 1

L’obédience maternelle est à rebours de l’élan romanesque qui définit Crispin et dans une plus large mesure Soltero dans son ensemble. Les yeux du protagoniste voient dans l’amour des couples qui l’entourent une union parfois disparate de deux peines qui se rencontrent, là où sa mère n’observe que de potentiels soucis. À un carrefour de la vie, deux cœurs éperdus capables d’aimer s’unissent et font fi des différences et des interdits. Autour de Crispin, des êtres se passionnent malgré les regards accusateurs, s’affranchissent des codes d’une morale rétrograde au-delà du handicap, de la barrière de l’âge ou de l’homosexualité encore mal perçue à cette époque. Cette pureté émotionnelle invisible et terriblement inaccessible motive Crispin à croire à une grande histoire d’amour qui n’est pourtant pour lui qu’une illusion. Il s’impose en grand héros romantique qui revendique sa quête fragile de l’âme sœur au cœur de la tempête de ses pulsions. Il brave les proches qui lui proposent un pis-aller sentimental, refusant d’échanger sa peine contre un compromis. Son supplice le définit, l’espoir qui s’y cache est sa raison d’être. Aux élans conformistes d’une amie proche, un personnage anonyme répond à quelques scènes d’écart que l’amour passionnel est une quête vaine “mais que si on s’en empêche, alors on perd la tête”.

Continuer de croire est un effort de tous les instants, un périple de chaque moment durant lequel Crispin espère, caresse, chute et se relève dans la douleur. Soltero se sublime dans l’affliction et crée un profond sentiment d’injustice né du contraste entre l’adhésion naturelle éprouvée pour le protagoniste et le perpétuel sentiment que sa bonne volonté et son âme tendre ne sont pas récompensées par la douceur d’une relation fusionnelle. Aimer est un besoin primordial pour Crispin, mais le monde autour de lui se refuse à lui accorder ce réconfort. La main sévère d’un scénariste aussi précis qu’impitoyable trace une route semée d’espoirs déchus et d’une mélancolie sans cesse exacerbée. Le héros se montre en parfait père de substitution pour l’enfant de Christina ou pour son neveu malade, pourtant celui qui comble l’absence n’a presque jamais l’assentiment d’une caresse aimante pour honorer ses efforts désintéressés. Crispin possède la pulsion d’aimer et éprouve le besoin d’être aimé en retour, comme le met à nu sa mère dans un de ses ultimes dialogues, néanmoins l’accord avec ses partenaires potentielles est sans cesse défaillant, déséquilibré, et en définitive brisé. Auprès de Christina, il épouse le rôle de confesseur dans un sublime monologue de Rio Locsin qui casse le rythme du film pour offrir un moment suspendu et qui expose toute la détresse de son personnage, une femme à la beauté fulgurante prisonnière d’une relation adultère. Toutefois l’écoute attentive de Crispin ne fait que mettre en évidence la scission entre les deux êtres à la dérive, l’une tournée vers un avenir impossible, l’autre lové dans le mirage d’un amour déjà mort. Le protagoniste bouleverse de son abnégation au-delà de tout espoir, il touche le spectateur au plus profond de sa chair par son absence totale de rancune pour celle qui l’invite à l’oublier. Comme un acte de merci d’où ne rejaillit en définitive qu’un moment d’amertume, Soltero unit plus tard Crispin et Christina d’une séquence charnelle, pourtant la scène apparaît comme hors de la temporalité du film, ultime volute évanescente d’une passion qui s’est consumée, d’un brasero passionnel du passé qui s’éteint dans une dernière lueur. Pio De Castro III réitère ce phénomène de fracture entre Crispin et la femme de ses convoitises dans la fin de son œuvre. Son héros a appris à désirer à nouveau, son éducation affective le pousse à croire à un avenir commun avec RJ, qu’il pense connaître mais qui ne peut que se refuser à lui. La séparation est cette fois autant visuelle que narrative, alors que les lignes du décors cloisonnent les personnages, sur les marches d’un cinéma devenu théâtre d’un autre aveu. Pourtant, Crispin doit espérer, car c’est cet espoir fou qui le définit avant tout et qui le maintient en vie.

Les séquences de vie nocturne du protagoniste sont de brèves ruptures avec la quête de tendresse propre au film, essentielles à une parfaite compréhension de la douleur lancinante éprouvée par Crispin. Dans la fureur des nuits manillaises, les corps éreintés, brûlés par l’alcool et le besoin d’un geste charnel, se cherchent, se frôlent, se rencontrent, au milieu du tumulte des clubs de la ville. Anonyme parmi tant d’autres, frère de peine d’un de ses amis et plus discrètement de tous ces visages sans noms, Crispin est un capitaine à la dérive qui endort brièvement les élans de son cœur pour assouvir sa satiété érotique. Pio De Castro III fait de ces scènes de complets contresens visuels de sa mise en scène ordinairement langoureuse, douce comme son mélodrame. Dans le chaos du temple des âmes en perdition, le rythme des images est surmultiplié, les couleurs criardes s’imposent au tempo des stroboscopes, la musique efface ses longs accords harmoniques pour laisser place aux cadences robotiques des pistes de danse. Crispin et ses amis s’imaginent un temps philosophes de la solitude des businessmen philippins, à l’écart de la civilisation, pourtant ils sont ramenés à un état trivial, ils endolorissent leur mal-être au long des nuits d’ivresse jusqu’au bout du malaise, sur les boulevards des rêves brisés. Derrière le masque de la bienséance diurne sommeille la bestialité d’animaux meurtris qui dans le confort de la nuit trouvent des partenaires de substitution pour oublier que derrière leur déguisement, “leur vie s’effondre”. Comme un écho à cette débauche malgré tout très sage, Pio De Castro III réitère le rythme robotique de ces scènes lors d’une tentative avortée de suicide de Crispin, elle aussi nocturne. Le metteur en scène souffle l’idée lointaine que les ténèbres de la nuit attirent l’idéaliste, comme un chant de sirènes dévoreuses de matelots en perdition, prêtes à s’en saisir de leur étreinte macabre.

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Fragmentées du reste du récit, en nombre peu important, les scènes nocturnes de Soltero n’en sont pas moins des prolongements naturels du corps d’un récit qui se compose de la mise en lumière d’une multitude d’hommes et de femmes malades d’aimer et de vouloir aimer. Presque tous les personnages qui gravitent autour de Crispin sont confrontés à l’abandon d’un partenaire. Au crépuscule des sentiments, les âmes en peine se réunissent et partagent la douleur du deuil d’une vie qui s’évanouit. L’idéalisme faillible du protagoniste est contrarié par les désillusionnés qui traversent son existence et qui n’ont plus sa volonté de croire au futur. Soltero est un moment de répit pour les blessés de la vie moderne, un espace de parole où est permis un apitoiement bref à ceux qui n’ont personne d’autre à qui parler. Leur témoignage est frappé du sceau de la vérité absolue et trouve leur gravité dans l’enchaînement méthodique de monologues ininterrompus, respirations primordiales dans la robotisation d’un quotidien qui ne permet plus de prendre le simple temps de la respiration. Mille nuances de la détresse amoureuse s’exprime là. Au hasard de la vie et de ses rencontres, l’être humain se rend compte qu’il est finalement uni à ses pairs par la nécessité de ne “pas vieillir seul”, angoisse clairement énoncée par plusieurs intervenants. L’amour les a amputé de leurs illusions de jeunesse, de leur naïveté, et pourtant il reste un fol élan psychologique et physique manifesté dans une étreinte pleine d’emphase que partagent Crispin et Christina au moment des adieux. Les sentiments ne sont pas raisonnables, ils poussent les solitaires à chercher un dernier moment de partage charnel alors que leur histoire est déjà morte.

Temps morts

Dès lors, Soltero s’apprécie comme une course contre le temps, la poursuite d’un âge qu’on ne rattrape plus, une ère dont s’entrevoit encore la silhouette vacillante sous les traits de la mère de Crispin, mais condamnée à disparaître à terme. Les Philippines des années 1980 dépeintes dans le film sont une ère de cassure entre les rites du passé révolu et la frénésie d’une modernité s’est affranchie du momentum propre à la découverte du sentiment amoureux. Ici agonise le temps de la passion, l’instant diaphane de la découverte émotionnelle, alors que se confrontent l’image d’une mère agonisante et la mise en lumière d’une nouvelle société des femmes accomplies professionnellement, à-même d’ordonner la vie de bureau de Crispin. Une charge mentale implicite est associée aux personnages féminins du film, à plus d’un titre métronomes du parcours sentimental et professionnel du protagoniste. À travers l’affliction de sa mère, Crispin doit devenir le pourvoyeur de soins de son ascendance aimante, dans l’agonie de ses illusions d’enfance. Pourtant, alors que celle qui l’a mis au monde rend son dernier soupir, le héros est aussi invité parallèlement à faire le deuil de sa relation avec Christina. Tous les amours de Soltero finissent sur une note mortifère, comme si l’attachement au passé était une entrave de l’épanouissement. La nostalgie devient un boulet solidement harnaché aux pieds du protagoniste, un bagage affectif qu’on traîne dans le secret du quotidien.

Au croisement des cultures mis en lumière par le film, Soltero répond que le futur ne s’entrevoit qu’au-delà de la ligne d’horizon que contemple le héros en conclusion du long métrage. Durant deux heures vécues comme un instantané de la vie de Crispin, les langues se confrontent, les rites se confondent, les avenirs possibles se dessinent. Pour tous les personnages du film, le futur ne s’esquisse qu’en dehors des Philippines, prisonnières d’un immobilisme mortifère. Les relations les plus pures du protagonistes ne sont que des oiseaux de passages qui se posent brièvement dans le nid originel mais qui finissent toujours par s’extirper d’un cocon qui ne permet pas leur épanouissement. Dans les couloirs d’un aéroport ou dans le hall d’une gare routière, Crispin regarde les autres aller et venir, traverser son existence comme autant de témoins de l’impossibilité d’entrevoir une destinée dans un pays qui leur interdit la plénitude. Sans cesse, Soltero réaffirme par le dialogue la nécessité d’un départ. À la confluence des influences dont se réclame Crispin, pratiquant le tagalog, l’anglais et le japonais, les autres ont presque tous choisi des chemins de traverse, par-delà les frontières. L’amour, le confort ou la nécessité affective tracent un chemin hors de l’archipel, faisant par là même de Soltero un film désillusioné.

Crispin est la figure de l’instant présent, un Janus qui tourne l’un de ses visages vers le passé et l’autre vers le futur, esclave d’une ère contemporaine qu’il ne fait que vivre passivement. Le protagoniste se fait amorphe socialement, désintéressé par une quelconque ascension professionnelle qui ne guérirait en aucun cas les meurtrissures de son cœur. Il est le parangon de l’instantané, du temps figé qu’il tente de capturer à travers ses dessins, caressant dans le déchirement le visage d’un amour révolu. Autour de lui, le monde se métamorphose, mais Crispin se complaît dans l’inertie, dans le goût d’un carpe diem sans saveur. L’illusion de ses élans passionnels se couche sur le papier qu’il gratte inlassablement, dans les multiples portraits de femmes qui lui ont déjà échappé. Pourtant, évoluer serait trahir la vérité de ses sentiments, un obstacle infranchissable auquel sont également confrontés les pyromanes de son être.

Changer, ce serait perdre la tête

RJ

Il n’est de pire blessure que l’indifférence d’apparence de l’être désiré. Lancé dans une course aux chimères, Crispin ne profite que ponctuellement du plaisir d’aimer. Si ses passions sont condamnées à être balayées, le sinistre héros caresse tout au plus le plaisir d’avoir désiré durant un temps suspendu et fait de son abnégation euphorique envers un futur illusoire sa raison d’être, l’inscrivant ainsi finalement davantage en dehors de la marche du temps.

Soltero est alors une quête d’une vérité supérieure qui transcende les carcans présents, une recherche d’une vérité absolue applicable à toutes les époques. Au pinacle de la solitude, les hommes se tournent vers Dieu, à la découverte d’un dessein sibyllin dans le chaos du quotidien. Pourtant, les suppliques des dévots trahissent plutôt leur état d’âme personnel, bien plus qu’elles ne révèlent la présence d’une supposé autorité omnisciente. Sur les bancs de la chapelle de l’hôpital de Manille, Crispin confesse avant tout sa solitude, avant d’espérer le salut de sa mère. Il accepte dans l’acte contrit ses propres tourments, jure de lutter contre eux, et espère que cette piété factice guérira son aïeule. Se confesser est presque toujours un acte tourné vers soi dans Soltero, bien plus qu’une ouverture vers le divin. La croyance est un instrument, un artifice, l’espérance folle qu’un fantasme religieux guérira nos peines, notamment manifesté par le beau-frère absent de Crispin qui imagine que ses prières guériront son fils. Au comble du désespoir, les personnages du film renient la science pour se tourner vers les rites ancestraux. Pourtant, le protagoniste de Soltero est autant imploré par une femme qui le désintéresse, qu’il ne supplie lui-même. L’amour est un sentiment obscur proche de la piété, un élan qui ne se confesse que dans l’espoir dérisoire qu’il sera entendu par celui qui fait la sourde oreille. La tendresse est une croyance absurde mais essentielle qui guide les êtres esseulés, et que bien souvent ne voit plus les hommes contentés.

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L’existence n’est en fait la résultante de la somme de nos blessures.

On est défini par nos luttes, pas par nos triomphes
Teddy

Comme l’illustre une scène où RJ apprend à Crispin le fonctionnement d’un ordinateur, et où elle met en avant la différence fondamentale entre un processeur de l’époque, réceptacle de toute la mémoire mais seulement capable d’exécuter une tâche, et un cerveau humain apte à laisser sa pensée divaguer sur de multiples problèmes, l’homme moderne est un agglomérat de divers dilemmes, allant de la croyance en Dieu au choix d’un repas à venir, en passant par le sens de la vie. Nous ne sommes jamais plus que l’addition de nos joies fugaces et de nos désillusions passées, la sommes de nos espoirs déchus et de nos expériences sociales. Si les larmes de Crispin sont appelées à se confondre avec la pluie battante, l’être simple transcende sa condition de simple bureaucrate pour devenir paladin de la détresse moderne. Il doit s’anesthésier pour s’endormir et pourtant au point du jour, il regarde l’horizon, conscient que son heure viendra mais songeur sur sa destination à venir, sur “là où vont les âmes épuisées” comme le clame la chanson de fin de Soltero. La clé de l’énigme d’une vie était finalement cachée dans l’introduction du film, lorsque les mots de Bienvenido M. Noriega, Jr. s’inscrivent à l’écran : 

À ceux qui cherchent le bonheur malgré leur solitude et à ceux qui l’ont peut-être trouvée mais préfèrent quand même être seuls

Bienvenido M. Noriega, Jr.

Le bonheur, ce voyage vers l’inconnu qui confronte au désespoir.

EN BREF :

Odyssée étourdissante d’émotions dans le quotidien de l’homme simple, Soltero convoque le passé de quiconque a déjà aimé pour s’aventurer dans les abîmes de la passion. Un grand film.

Soltero est disponible en Blu-ray chez Carlotta Films, avec en bonus : 

  • Une bande-annonce
  • Une vidéo sur la restauration du film
Soltero Boite

Nicolas Marquis

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