Grand Format : Adieu ma concubine
Adieu ma concubine affiche

(霸王别姬)

1993

Réalisé par : Chen Kaige

Avec : Leslie Cheung, Zhang Fengyi, Gong Li

Film fourni par Carlotta Films

Martyrs de du destin

Au plus proche des troubles politiques qui ont meurtri l’Histoire chinoise du XXème siècle, le cinéaste Chen Kaige soumet aux yeux du monde sa propre représentation cinématographique de cent ans de luttes, d’oppression et de répression, à travers son ambitieuse fresque Adieu ma concubine. Par-delà les frontières de son pays, jusqu’à Cannes où il est récompensé de la Palme d’Or, il fait de son film sorti en 1993 un cri de douleur primaire face à l’ère de la violence, un hurlement entendu à travers le monde. Lui-même acteur malheureux du chaos social local des années les plus sombres, son art devient confession de son propre fourvoiement, comme le confie l’historien du cinéma Hubert Niogret dans l’intervention qu’il offre à cette nouvelle édition du long métrage, sorti sous l’égide de Carlotta Films. Fils du documentariste Chen Hua Kai, Chen Kaige est un des plus fiers représentants de la cinquième génération de réalisateurs chinois, qui voit se côtoyer dans le bouillonnement des années 1960 ses camarades Zhang Yimou et Tian Zhuangzhuang, sous le tutorat du maître Ni Zhen. Un âge d’or s’ouvre pour le cinéma asiatique, la technique et la sensibilité d’auteurs émergents s’affirment au cœur d’un groupe soudé, dans lequel Chen Kaige apparaît comme le plus talentueux des scénaristes de cette nouvelle école. Ses amis et camarades s’en réfèrent à lui lorsque face à l’angoisse de la page blanche, ils s’enquièrent de ses conseils. La sanglante Révolution culturelle initiée par Mao Zedong et ses subalternes brise néanmoins l’élan artistique de ces jeunes hommes épris de cinéma. Dès 1966, tout le monde artistique de la Chine est en proie au joug du parti communiste qui entend s’emparer de toutes les formes de spectacle pour asseoir sa réécriture du roman national, mais aussi pour violenter et souvent mettre à mort les icônes d’antan, accusées souvent sans fondement de déviance morale et d’appartenir à un grand ordre bourgeois. Pour certains affolés, les élèves de Ni Zhen quittent Pékin pour gagner la campagne et tentent ainsi de s’extraire de la tyrannie ambiante qui durera plus de 10 ans. La Révolution culturelle marque profondément cette génération de cinéastes aspirants, qui n’aura de cesse par la suite de poser son propre regard sur les blessures de l’Histoire. Un temps convaincu par la propagande nationale, Chen Kaige s’illusionne pour sa part des grands slogans patriotiques, jusqu’à croire sincèrement aux bienfaits de ce grand mouvement despotique. Si nombre de ses camarades de classe vivent dans l’exode, le cinéaste en devenir rejoint pour sa part l’armée, galvanisé par les tromperies du régime en place. Au plus proche des gens simples qui ont aussi pris les armes, trompés par les mensonges d’État, Chen Kaige parfait néanmoins son art de la narration.

J’ai toujours su raconter des histoires; c’est juste que je n’en avais pas envie auparavant. Quand j’étais dans l’armée, j’amusais mes camarades en leur racontant une histoire par semaine. Je tirais mes récits du roman Les Trois Royaumes et du Comte de Monte-Cristo. Ils voulaient tellement écouter mes histoires qu’ils me faisaient toujours frire des œufs et m’achetaient du vin. J’expérimentais différentes manières de raconter, pour voir ce qui les attirait, ce qu’ils attendaient. Alors, même si je travaille sur de nouveaux sujet, je reste le vieux moi-même

Chen Kaige – entretien paru dans le magazine Imagekeeper n°32

Plus que les nuits au contact de ses camarades militaires, Chen Kaige conserve de la Révolution culturelle une blessure profonde qui le sépare durant de longues années de son père. Pensant accomplir son devoir, il dénonce Chen Hua Kai et condamne ainsi implicitement le documentariste à une vie de forçat, loin des caméras. Un traumatisme lourd scinde cette relation filiale et nourrit l’esprit critique dont fait preuve Chen Kaige envers ces années ténébreuses, dans Adieu ma concubine. Si le futur cinéaste fut fiévreux du mal patriotique, il se montre profondément ébranlé lorsque bien des décennies plus tard, alors artiste accompli, il retrouve par hasard son père employé des toilettes d’un restaurant, conscient désormais de la duperie qui les a séparés.

Avant cette rédemption inespérée qui incite Chen Kaige a employé Chen Hua Kai en tant que conseiller historique sur Adieu ma concubine, le réalisateur renoue totalement avec le cinéma à la fin des années 1970, au terme de la Révolution culturelle. Il quitte l’armée pour rejoindre l’académie nationale de cinéma, alors seul moyen d’obtenir l’aval du Parti Communiste pour tourner des films. Sur les bancs de l’école, la cinquième génération recomposée s’abreuve de longs métrages étrangers rigoureusement interdits sur le territoire, mais autorisés au sein de l’établissement. Le néo-réalisme italien ou La Nouvelle Vague française éduquent ces jeunes disciples à l’art subtil de la rébellion artistique. Dès lors, et jusque dans les années 2010 qui marque un retour de la mainmise du pouvoir politique sur les productions cinématographiques, à laquelle se conforme malheureusement aujourd’hui Chen Kaige dans de pures œuvres de propagande, les réalisateurs chinois ne sont pas de simples exécutants, mais des auteurs porteurs d’une sensibilité propre et d’un esprit critique sur le passé. Dans une trop brève parenthèse du temps, ils ont été libres de créer, de réfléchir et de mettre en accusation.

Chen Kaige
Chen Kaige recevant la Palme d’Or, ex æquo avec Jane Campion pour La Leçon de Piano

Lorsqu’il s’attèle à l’élaboration de Adieu ma concubine, Chen Kaige est un auteur reconnu, notamment grâce à son film Terre Jaune, sorti en 1984. Toutefois, si le succès international de ce long métrage lui confère une certaine liberté de mouvement dans les projets qu’il épouse, la colère du Parti Communiste chinois est une terrible épée de Damoclès qui pèse sur l’auteur, malgré la relâche de la censure sur le pays. Si en 1993, il est plus simple de critiquer les pages noires de l’Histoire, les réalisateurs locaux restent soumis au désidératas des décisionnaires politiques, notamment pour ce nouveau projet qui ambitionne de revenir sur près de 100 ans de souffrances. Grâce au concours d’une société de production taïwanaise détenue par Hsu Feng, ancienne égérie de King Hu, et d’un laboratoire de développement japonais, Adieu ma concubine se construit loin des regards inquisiteurs. Sa projection à Cannes étonne le monde, mais peut-être davantage que n’importe qui d’autre le Parti Communiste chinois qui découvre à cette occasion ce brûlot incandescent. La Palme d’Or permet une large diffusion du film dans le monde et sauve l’œuvre de l’oubli encore aujourd’hui, mais paradoxalement, Adieu ma concubine n’est diffusé que dans 40 salles chinoises, un total ridiculement faible pour l’un des plus grands parcs d’exploitations cinématographiques au monde. La planète entière a découvert une Chine secrète, mais les premières victimes de l’Histoire sont privées de cette fronde.

Au cœur de l’intrigue du film se jouent le destin de Cheng Dieyi (Leslie Cheung) et de Duan Xiaolou (Zhang Fengyi), deux jeunes enfants victimes des méthodes violentes de l’apprentissage des codes de l’opéra chinois, à l’orée des années 1920. Dans le secret du dortoir, les deux jeunes artistes se consolent de leur tendresse et s’apportent un réconfort mutuel. Xiaolou, alors appelé Shitou, est destiné à interpréter le roi Han de l’opéra Adieu ma concubine. Dieyi quand à lui, répondant alors au nom de Douzi, doit se travestir, comme le veut la tradition chinoise, pour incarner sa contrepartie féminine, la concubine qui se sacrifie pour son maître, alors qu’il pense son territoire envahi par l’ennemi. Au prix de nombreuses épreuves, le duo suscite l’engouement populaire des masses qui se pressent dans les théâtres, mais devenus adultes, Xiaolou et Dieyi doivent affronter les heures sombres du XXème siècle, toile de fond du récit. Face à l’occupation japonaise des années 1930 et 1940, à l’essor du Parti Communiste et aux affres de la Révolution culturelle, ils se noient dans les remous de l’Histoire, Xiaolou resigné face à l’inexorable destin de son pays, Dieyi ivre d’opéra jusqu’à confondre sa propre personnalité avec le rôle qu’il incarne sans relâche. Sur plus de 50 ans, leur parcours commun se joue à l’écran, et leur union est perturbée par l’obsession de l’interprète de la concubine pour son roi imaginaire, mais aussi par la jalousie qui empoisonne Dieyi lorsque Xiaolou se marie avec Juxian (Gong Li), une prostituée qui quitte le temple des plaisirs de la chair.

En quête du sublime

Enchaînés à un destin qu’ils n’ont pas choisi, tristes héros du théâtre de leurs propres existences déchues, Dieyi et Xiaolou sont conduits à renier leur individualité dans le premier acte du film, confinant à l’épreuve de force émotionnelle avec le spectateur de Adieu ma concubine, tant les instantanés de l’apprentissage de l’opéra chinois s’illustrent par des visuels de la torture infligée à des enfants. L’idéal que poursuivent les deux protagonistes leur est imposé, et ils sont constamment soumis aux volontés de personnages plus âgés, comme autant de pères de substitution déviants. La rigueur martiale inculquée de force transforme les chants du spectacle destiné à être joué en lamentations d’agonie d’une enfance contrainte, refoulée, et en définitive totalement reniée lorsque Douzi et Shitou renoncent à leurs propres noms. L’esprit mutin des tout jeunes adolescents est remodelé jusqu’à n’être plus qu’un vague souvenir, le soupir d’un âge volé. La mise en image tout en mouvement de Chen Kaige apparaît alors comme une vaine tentative de capturer une fougue juvénile encore vaguement présente, mais définitivement vaincue dans les plans fixes qui marquent la suite de son œuvre ou qui exposent en préambule les sévices subis. Vie et mort se frôlent et se confondent, l’insouciance d’un fugueur qui rêve de pommes au sucre candi davantage que de perfection artistique se perd dans son suicide, première victime éprouvée de la noirceur d’une autorité malfaisante. Se dédier à l’art est un pacte avec le diable, scellé dans le sang par la marque de la main blessée de Dieyi, sur le contrat qui l’unit à son propriétaire de corps et d’âme. Sous le regard des représentations graphiques de l’opéra Adieu ma concubine qui ornent les murs, l’enfant est privé de son originalité, une malformation physique, par une mère qui l’abandonne après avoir lui avoir découpé un doigt supplémentaire, pour que son corps rentre dans le moule austère du camp des prisonniers de l’art. Le rouge du sang s’exprime à l’écran comme un motif écarlate récurrent qui trouve écho tout au long du film. D’abord montré dans l’introduction du long métrage, dans un enfer de glace marqué par la désaturation de l’image faite de noir, de blanc et de teintes pourpres, la résurgence de notes vermeils accompagne également le maquillage de Dieyi, prison de fard à paupières de son être, la signature de son acte de libération face au tribunal qui juge sa complicité avec l’ennemi nippon, et finalement éclaboussent les bannière du parti communiste qui envahissent totalement le cadre dans le dénouement du récit. Adieu ma concubine donne une nuance chromatique au malheur, le rouge qui entache.

La destruction complète de l’innocence sert de terreau perverti à la renaissance d’une nouvelle identité, où se confondent dans un ballet sordide les relents d’une personnalité perdue et le rôle voué à être incarné sur scène. L’école de l’opéra de Pékin ne forme pas des acteurs, elle construit des rois et des concubines faits de chair tuméfiée par les coups. Dieyi, unique personnage du film qui apparaît réellement sensible à la beauté de l’art, est amené à renoncer à tout ce qu’il est et à tout ce qu’il ressent, démentant même son sexe dans les tirades qu’il apprend difficilement, pour n’être plus que la coquille vide d’une serviteuse au chevet de son roi. Comme toujours troublant de pureté, le regretté Leslie Cheung livre dans Adieu ma concubine une interprétation insaisissable, où il devient volontairement impossible pour le public de discerner où commence la concubine et où s’arrête la sensibilité d’un homme à fleur de peau, à la fureur contenue. Dieyi a épousé la dignité froide de son personnage jusqu’à fusionner avec lui, il n’est plus acteur, il est personnage, une fiction volatile inscrite dans le film. 

Le personnage sur lequel je me suis le plus concentré était Dieyi. Il “brouille la distinction entre le théâtre et la vie, entre le masculin et le féminin” (comme il est dit dans le film). Littéralement accro à son art, il incarne une figure tragique qui ne veut poursuivre qu’un idéal de beauté, jusqu’à devenir réellement Yu Ji, la concubine

Chen Kaige – entretien paru dans le magazine Imagekeeper n°32

Puisque Xiaolou est roi sur scène, il peut se permettre d’étaler ses airs débonnaires hors des planches, il est admis qu’il peut jouir des plaisirs de la vie, notamment amoureux auprès de Juxia. En complète opposition, Dieyi ne s’évalue lui-même qu’à l’aune de l’affection que lui porte son partenaire, et à la lumière des sacrifices qu’il fait pour lui. L’un est inconscient de ce qu’il est, l’autre servil jusque dans la dignité froide dont il fait preuve face à l’épouse de son ami. Une dimension homoérotique se greffe alors à Adieu ma concubine, mais elle reste toujours sous-jacente, visible dans le regard brûlant de Leslie Cheung mais interdite par la vie maritale de son roi. Face à Juxia, Dieyi apparaît le plus souvent maquillé, dans la peau de son personnage, et s’affronte alors deux manifestations de l’amour destiné à un même homme, deux désirs, l’un tabou, l’autre concrétisé. La concubine est enchaînée aux bons plaisirs de Xiaolou, esclave de sa volonté, prête à tout perdre pour lui, sa dignité essentiellement puisque c’est là son offrande la plus précieuse. Un mal pernicieux l’a à jamais liée au roi, et en réitérant les maux de son enfance envers un bébé qu’il sauve de l’abandon et qu’il forme avec la rigueur qu’il a connu à l’art théâtral, Dieyi construit son propre malheur. Sa détresse culmine dans une séquence où l’enfant devenu adulte ivre d’un communisme sauvage vole le rôle de la concubine à son maître, et où malgré tout, l’ancienne gloire de l’opéra consent à coiffer son roi pour qu’il se produise sur scène, pour que le spectacle survive à sa déchéance. À plus d’un titre, Dieyi est le rôle d’une vie pour Leslie Cheung, à tel point que l’histoire personnelle de l’acteur et celle de la concubine se noue d’une étrange parenté. Comme il est permis de le croire pour l’interprète de la concubine, le comédien, ancienne gloire de la cantopop, a avoué sa bisexualité publiquement et s’est malheureusement suicidé après une longue période de dépression, laissant le cinéma orphelin d’un de ses plus grands acteurs.

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Leslie Cheung dans le rôle de Dieyi

Si Chen Kaige est ouvertement frondeur en critiquant de manière acide les méthodes de formation archaïques et violentes des acteurs de l’opéra de Pékin, il tente malgré tout de sauver des flammes une certaine idée de la splendeur de cet art. Il veut renier le mal, mais conserver le beau, le sublime, le faste des costumes et la pureté des voix. Adieu ma concubine confère sa magnificence à l’opéra à travers le parcours des hommes qui le font, bien plus qu’à travers le regard de ceux qui s’en abreuvent. Le saint spectacle appartient à ceux qui en sont protagonistes, et non pas à ceux qui s’en nourrissent sans une once de conscience. Les mécènes sont courtisés, mais ils sont toujours exclus d’une forme de vérité artistique à laquelle ils aspirent sans pouvoir la toucher. Le protectorat, certes nécessaire, est dépeint sous un jour perverti, incarné par un prédateur sexuel qui viole Dieyi ou plus longuement par Yuan (Ge You), un homme qui ne perçoit que l’aspect technique de Adieu ma concubine et qui n’hésite pas à contraindre ses interprètes pour régaler les soldats d’occupation japonais. Autant de nouvelles récurrences de figures d’autorité déviante d’une conception critiquable du monde, autant d’agents corrupteurs de la poursuite d’un idéal artistique. En se soumettant à Yuan, Dieyi trahi l’opéra, et n’en fait plus qu’une farce qui se joue dans les jardins du riche souteneur. L’acteur est coupable très certainement d’être la concubine aux mains d’un nouveau maître, davantage qu’un homme doué de conscience politique. D’une même manière, et même si cette représentation à vocation à sauver Xiaolou, l’interprète de la courtisane renie toute forme d’idéologie en se produisant devant l’envahisseur japonais, une coercition morale inconsciente qu’il paye lorsque le Parti Communiste prend le pouvoir et entend imposer ses nouveaux diktats à des hommes nés enchaînés. Sous son joug oppressif, le dogme politique veut contraindre la recherche spirituelle et affective, et faire plier les artisans du spectacle dans le but de les réformer. Xiaolou, Dieyi et subrepticement Juxian sont comédiens de l’opéra de leurs propres existences, souvent renvoyés à une autre forme de public. Ils font face aux foules lors du procès de Dieyi, lors de la mise en accusation de Xiaolou pour trahison envers la Révolution culturelle, et plus ouvertement à la fin du film, lorsque les trois protagonistes sont confrontés à la fureur des gardes rouges dans un torrent de feu et de haine. Cette évolution progressive de l’exposition des personnages envers la foule accompagne un désenchantement lent des salles où se joue Adieu ma concubine. D’abord bouillonnantes de vie et de couleurs, les auditorium perdent lentement leur faste, les teintes grises des uniformes s’emparent des foules, les applaudissement ne sont plus manifestation de joie mais plutôt d’une rigueur militaire inappropriée, pour finalement culminer dans les ultimes représentations, où le portrait de Mao Zedong et son regard noir remplace les décors jadis rutilants. L’Histoire ronge de son vice l’extase de l’opéra, elle l’envenime, la contamine, la dévore jusqu’à ne plus laisser paraître que des corps vieillis dans une salle vide.

Le sacrifice personnel, souvent sans récompense, devient dès lors le seul mètre étalon offert au spectateur, pour mesurer l’abnégation et le dévouement presque mystique des protagonistes de Adieu ma concubine. Au détriment de leur âme, de leur chair et de leur passion, le trio au cœur du récit tentaculaire offre tout au dieu opéra, sans rien attendre en retour. De main en main, une épée symbolique se passe entre chacun des personnages, comme récompense dérisoire et sans valeur propre à leur abandon. Se sacrifiant pour son art, Dieyi a renoncé aux élans de ses passions affectives pour Xiaolou, et hérite de la lame pour seule matérialisation de ses renoncements. Son partenaire de scène s’est détourné de ses idéaux politiques sous-jacents pour continuer de se produire, écornant par la même l’image du roi qui lui est associée, et c’est dans le fracas, que l’arme lui échoit, sans qu’il en mesure réellement la signification. Plus allégoriquement, Juxian a fait le deuil de sa vie d’épouse et de mère face à l’intensité d’une relation de couple implicite qui unit les deux héros du film, et reçoit elle aussi cette épée, l’instrument de mort de la concubine dans l’opéra que jouent Dieyi et Xiaolou. Adieu ma concubine est une course mortifère à l’excellence, la recherche d’une raison de vivre qui transcende le quotidien, qui supplante le matérialisme, les convictions, et les sentiments. Juxian se rapproche alors de ses deux partenaires en étant esclave de son destin, un temps condamnée à n’être qu’une prostituée, pourtant elle s’est défaite de cette loi implicite et contemple avec mélancolie la déchéance de ceux qu’elle aime mais qui ne peuvent pas s’affranchir d’un avenir tracé pour eux. Derrière les trois personnages, c’est l’image de toute une Chine réduite à l’état de masse informe qui s’invite, tout un peuple qui veut exister pour soi mais qui doit se plier aux rôles qu’on lui octroie sous peine de plus grandes souffrances. Face à la mer, les enfants de l’opéra de Pékin se disaient invincibles et inébranlables, pourtant le futur a eu raison de leur force mentale et physique, ils ne sont plus que des silhouette perdues dans les affres de l’Histoire, un espace désormais vide face à l’étendue aquatique que revisite Dieyi. L’unique leg des apprentis est un récit de douleur, voué à se répéter des mains de nouveaux tortionnaires. Ils sont les héros malheureux d’une épopée de l’épreuve de chair et de l’âme, dont il ne reste au final que les reliquats d’un mal primordial. Contraint de se sevrer de l’opium, Dieyi ressuscite les fantômes de son passé, se remémore la blessure fondatrice infligée par sa mère, la solitude, et comme unique corde de sauvetage, l’affection de Xiaolou renouvelée, comme une résurrection de sa douceur d’enfant. Il ne reste dans leur mémoire que des vestiges d’un temps révolu, l’émerveillement fugace de cerfs-volants aperçus enfants entre les portes de leur prison, une poterne que les deux acteurs referment définitivement à la mort de leur maître. Pour Dieyi, derrière la présence énigmatique de Leslie Cheung, survivent peut-être les ruines d’un émerveillement d’antan, la rutilance du monde de l’opéra qui l’avait ébloui et qui avait défini sa raison d’être. Néanmoins, aucune récompense tangible ne leur est offerte, il ne subsiste que la beauté et la douleur, intrinsèquement liées.

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Leslie Cheung et Zhang Fengyi dans les rôles de Dieyi et Xiaolou.

 Le théâtre de l’Histoire

Cimentée dans l’enfance, la complicité entre Dieyi et Xiaolou s’épanouit dans l’attendrissement inattendu qu’ils se vouent mutuellement. Avant d’être roi et concubine, ce sont avant tout ces gamins traumatisés par la maltraitance, qui dans la fulgurance d’un geste d’affection transcendent le quotidien austère pour s’offrir un réconfort vital. Adieu ma concubine convoque à nouveau l’image de la mère de Dieyi pour exacerber le moindre mouvement anodin. Un manteau posé sur les épaules de l’apprenti apparaît comme le seul signe concret de douceur que lui offre celle qui lui a donné la vie, et c’est ce même mouvement que répète Xiaolou, inconscient de la portée symbolique de son élan d’altruisme, et c’est ce même acte que refuse de subir Dieyi par la suite, des mains de Juxian, achevant de faire d’elle une rivale affective. Dans la psyché de Dieyi, Xiaolou comble la fureur du besoin d’être aimé que sublime Leslie Cheung, l’aspiration violente de devenir le protégé, si ce n’est l’amant, de celui qui lui porte une attention inopinée. Ils saignent tous deux, mais il se soignent ensemble dans la confidentialité d’un bain pris à deux, d’une main qu’on préserve de l’eau pour ne pas y laisser de cicatrice, un geste répété lors du sevrage de Dieyi. Le film épouse toute sa dimension romantique contenue dans ces non-dits, ces instantanés presque mutiques, presque uniquement symbiose de la chair et de la chaleur. L’inconséquence de Xiaolou et l’attachement profond de Dieyi en reproduirait presque la dynamique de l’opéra qu’ils jouent, unissant un seigneur tourné vers son royaume, et une femme éperdue pour l’homme qu’elle aime, jusqu’au suicide. L’interprète de la concubine peut se trahir en jouant devant les japonais, puisque c’est là la seule façon de sauver son roi. Reconnaître son acte de trahison à la nation au cours de son procès devient la reconnaissance de son sacrifice idéologique, puisque selon sa logique, l’amour s’évalue à la hauteur de sa renonciation. 

La corrélation entre la dynamique de la fiction qui sert de fil rouge à Adieu ma concubine et les images à l’esthétique somptueuse de grandiloquence de Chen Kaige transcende le trio de protagonistes pour faire de l’opéra un écho des troubles de toute la Chine. Le conteur de destin n’étudie pas seulement les hommes, ni uniquement une époque au long court, il tente également d’unifier un peuple autour de ses grands récits sempiternels pour transcrire ses maux. Comme le roi de Adieu ma concubine, une nation entend de nouveaux dictateur se déguiser sous des chants ancestraux, se réapproprier les mythes légendaire, mais derrière le masque, les ogres du présent sont prêts à dévorer les brebis égarées, plutôt qu’à les ramener dans le rang des bêtes dociles. La Révolution culturelle n’est qu’un instrument du pouvoir prompt à réécrire les codes traditionnels pour tordre la réalité à son désir. La déliquescence progressive de l’épanouissement social de Xiaolou s’illustre alors comme une vive dénonciation de l’emprise totalitaire du Parti Communiste chinois sur le bien-être des ressortissants chinois. En fusionnant petite et grande histoire, Chen Kaige décrit une roue du malheur, qui ne cesse de tourner en éprouvant les mêmes citoyens, et en protégeant les nouveaux despotes. Survivre, c’est déjà se trahir pour le roi, prêt à renoncer à tout son apprentissage pour prendre une dernière fois la lumière des projecteurs, prêt à dénoncer son ami pour échapper à la mort, prêt à répudier sa femme pour une ultime bouffée d’oxygène. Adieu ma concubine ancre le récit dans les heurts du XXème siècle pour qu’à l’écran, s’affrontent fiction illusoire et réalité opprimante, dans un jeu de dialogues ininterrompus. Dieyi tente d’anesthésier sa nostalgie sous l’effet de l’opium, mais son empoisonnement entrave son épanouissement artistique, et le condamne à la déchéance. Même factice, le plaisir est interdit à un peuple blessé, à qui il ne reste plus que des échos du passé, des lettres écrites à une mère disparue et brûlées pour ne jamais être envoyées.

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Gong Li dans le rôle de Juxian.

Les véritables planches du long métrage ne semblent dès lors plus être celles des salles de spectacle, mais davantage les coulisses des théâtres, les loges, là où Dieyi et Xiaolou ne peuvent qu’être sincères l’un envers l’autre, puisque c’est ici que s’opère leur mutation d’homme à personnage. La sincérité des mots échangés est démultipliée lors des séquences où face aux miroirs ils se font face à eux mêmes, et lors de ces instants transitoires où ils changent de peau, manifestation esthétique de leur double personnalité. Il n’est de plus grande douceur pour Dieyi que de maquiller son partenaire, de dessiner les traits noirs qui forment son masque de chair, de le modeler selon son souhait pour s’extasier de sa beauté. Dans ce sanctuaire, ils sont unis comme ils le furent enfants, dos à dos mais cœur à cœur. Avec un grand soin, Adieu ma concubine sacralise l’envers du décor, l’antichambre du succès, de toute une féérie d’ordinaire refusée au public.

Pour moi, il y a deux types de films. L’un est très maîtrisé : l’ambiance, l’environnement et l’éclairage y sont soigneusement élaborés. L’autre est plus spontané. Avec Adieu ma concubine, j’essaie de recréer ce que l’on pourrait appeler des rêves de gloire, et pour cela, j’ai senti que je devais adopter une approche du premier genre

Chen Kaige – entretien paru dans le magazine Imagekeeper n°32

Si les coulisses sont initialement consacrées, Chen Kaige se lamente de la perversion de ce lieu saint par les péripéties sociales et économiques. Juxian est d’abord marginalisée de cet espace, elle en reste sur le seuil tandis que Dieyi s’y enferme. Pourtant, les mécènes, puis les soldats, viennent sans pudeur occuper le décor. Ils s’y invitent sans conscience qu’il violent l’intimité du spectacle, le moment suspendu et fusionnel de deux hommes dédiés à leur art. Du pas de la porte suinte le malheur, le monde rattrape les évadés hypnotisés par le prestige. Là où ils prenaient le temps de communiquer, dans des scènes proches d’échanges conjugaux, s’immisce bientôt le serpent des chaos politiques et des intérêts financiers. La magie de l’opéra est dévoyée, dérobée par des hommes qui ne comprennent que partiellement la valeur du sacrifice, et qui détournent les acteurs de leur mission en faisant d’eux des marionnettes, des jouets à qui ils peuvent confisquer le rituel du maquillage que Dieyi fini par trivialiser en offrant à Yuan les traits du roi, ou qu’ils peuvent exhiber devant l’armée d’occupation. La politique conflictuelle du XXème siècle chinois démystifie l’opéra, le défait de tous ses artifices jusqu’à ce que les loges ne soient plus privatives mais communes, jusqu’à ce que les mêmes atours se passent à plusieurs personnages, jusqu’à ce que toute substance ésotérique soit détruite.

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Dans ce paradis perverti, rien ne peut naître. Ni l’enfant que porte Juxian et qu’elle perd au cours d’une bagarre sur scène, ni l’idylle fantasmée de Dieyi, ni le vague souhait d’ascension sociale de Xiaolou. Amitiés et amours se consument dans un ballet de flammes qui envahit l’écran et duquel ne surgit que le portrait de Mao Zedong, instant de bravoure cinématographique, bien loin des œuvres que propose désormais Chen Kaige. Le cinéaste brûle tout, jusqu’à la pellicule, pour que plus jamais une fleur vénéneuse ne renaisse sur ce sol maudit. À l’enfer de glace de l’entame du film répond celui du feu de la conclusion, apothéose de mort au terme des souffrances du temps. D’abord flambent les costumes, symbole de la mort d’un art, puis enfin, dans la fournaise d’un bûcher, les illusions dépérissent. Les trois protagonistes s’affrontent sous la contrainte des gardes rouges. Ils marquent leurs vis-à-vis au fer rouge de leurs mots cinglants, mélange de mensonges, de non-dits et condamnation à la peine capitale. Pour sauver leur peau, Xiaolou et Dieyi ont tout perdu; il ne reste plus que d’eux un vague souvenir, un mirage du passé qui se réinvite après la fin de la Révolution culturelle, mais un rêve fragile, à jamais empoisonné par une ombre funeste.

En bref : 

Adieu ma concubine est sans conteste l’un des films les plus importants de l’Histoire du cinéma chinois. Une œuvre aussi acerbe que tendre, un regard sur le passé sans complaisance, une épopée d’hommes et de femmes à la poursuite d’un idéal artistique.

Adieu ma concubine est disponible en Édition Prestige Limitée chez Carlotta Films, dans un coffret comprenant le film en 4K UHD et en Blu-ray simple, avec en bonus : 

  • La cinquième génération (24mn – HD) – Un entretien avec Hubert Niogret, historien du cinéma.
  • Making-of (24 mn)
  • Deux bandes-annonces.
  • Livret de 40 pages
  • Jeu de 10 photo
  • Marque page
  • Affiche
Adieu ma concubine boite 1
Adieu ma concubine boite 2

Cette édition est désormais épuisée sur le site de l’éditeur, mais reste disponible chez de nombreux autres revendeurs.

Adieu ma concubine est également disponible en édition simple, 4K UHD ou Blu-ray simple chez Carlotta Films, avec les mêmes bonus vidéos que l’édition EPL.

Adieu ma concubine boite 3

Adieu ma concubine boite 4

Nicolas Marquis

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