Article : They Shot the Piano Player
They Shot The Piano Player affiche

2023

Réalisé par : Fernando Trueba, Javier Mariscal 

Avec : Jeff Goldblum, Tony Ramos, Abel Ayala

Film fourni par Blaq Out

Enquête mélodieuse

Cinéaste confirmé depuis plusieurs décennies désormais, déjà récompensé d’un Oscar en 1992 pour son film Belle Époque, l’auteur espagnol Fernando Trueba est un expérimentateur de la forme, en perpétuelle quête de réinvention filmique. Touche à tout esthétique, il pianote de toutes les touches du septième art pour faire de ses œuvres un puzzle hétéroclite où se côtoie fictions et documentaires, prises de vue réelles et animation. Jamais avare de paroles en interview pour disséquer son travail, le réalisateur se fait néanmoins avant tout observateur des grandes mouvances culturelles qui l’inspire et s’émeut des musiciens, penseurs, ou metteurs en scène qui ont nourri son regard de poète de l’image. Il est un homme de passions féroces, de curiosité insatiable et peut être plus que tout, un débusqueur des vérités cachées dans les recoins de l’Histoire et dans les cœurs endoloris. Épris de samba-jazz et de bossa nova, il traque les disques méconnus de l’âge d’or brésilien des années 1960 à la recherche des noms oubliés et des trajectoires intimes qui se cachent derrière ces figures habitées de la musique latine. Son film They Shot the Piano Player est ainsi avant tout le conte d’une rencontre fictive qui l’unit dorénavant à jamais au pianiste Francisco Tenório Júnior, une connivence artistique fusionnelle née de l’émerveillement inattendu initié par l’écoute d’un des rares disques du brésilien, mais aussi un rendez-vous entre deux êtres d’enthousiasme à jamais avorté par la disparition tragique du compositeur et interprète en 1976. Plus de vingt ans après la mort nébuleuse de Francisco Tenório Júnior, Fernando Trueba se lance à sa poursuite et tente de sauver son âme des limbes en s’enquérant de la parole de ceux qui ont côtoyé de près ou de loin le mystérieux musicien. Dans une série d’interviews, le cinéaste sollicite les grands noms du jazz, les Bud Shank, Gilberto Gil ou Milton Nascimento, il remonte la trace de l’épouse de Francisco Tenório Júnior, Carmen, de ses enfants, mais aussi de sa maîtresse Malena, à ses côtés lors de sa disparition. Le voile se lève alors sur une éblouissante épopée artistique, à jamais ternie par l’ombre des dictatures sud-américaines.

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Fernando Trueba dispose dès lors d’un matériel inestimable, et en sait finalement davantage sur l’homme de ses obsessions que sa propre famille ou que la police. Il découvre avec effroi que même si son corps n’a jamais été restitué à sa femme, tout pousse à croire qu’à la suite d’un concert à Buenos Aires, Francisco Tenório Júnior a été enlevé arbitrairement dans la nuit, torturé et finalement abattu, sous les coups de la fièvre totalitaire qui s’empare de l’Argentine et plus généralement de tout le continent. Splendeur des notes et horreur de l’Histoire sont à jamais associées au prodige. Reste à Fernando Trueba le choix de la forme pour évoquer le parcours de celui avec qui il entretient une relation presque spirituelle, à des années d’écart, et le cinéma s’impose presque naturellement au réalisateur.

Si je faisais un documentaire, ça serait un documentaire de plus sur une personne disparue, comme il en existe déjà beaucoup d’intéressants. Il serait diffusé à 5 heures du matin sur les chaînes thématiques. Et j’en étais au point d’avoir une sorte de relation fictive dans ma tête avec Tenório lui-même. Je me suis rendu compte que je devais faire ce film pour lui. Et le moyen de le faire pour lui, c’était de le faire sortir des tiroirs où on abandonne les dossiers des personnes disparues et de le faire revivre grâce au cinéma

Fernando Trueba

Fictionnaliser une partie des recherches du réalisateur devient ainsi instrument de vérité, mais aussi de sublimation, un moyen de faire revivre Tenório, de donner un corps à celui qui n’a jamais pu être enterré, des traits imaginaires à un visage barbu assoiffé de liberté, ayant pour simple voix sa musique. They Shot the Piano Player est à la parfaite confluence de la réalité du documentaire, en faisant étalage de l’écoute des véritables interviews de Fernando Trueba, et de l’imaginaire fou d’un cinéma d’animation volontairement saccadé, pour exposer les instants perdus dans l’abîme du temps. Le réalisateur s’autorise pour presque seule entorse à son périple une profonde métamorphose de son propre personnage et il se construit un alter-ego américain, lui aussi touché d’abord par les arpèges de Tenório, lui aussi en quête de parole, mais cette fois sous l’incarnation d’un journaliste américain à la poursuite de l’extase sensorielle et des faits obscurs. Jeff, auteur mélomane, est une pure transposition du metteur en scène, une invention très inspirée de sa propre odyssée, qui prend vie grâce à la voix suave et langoureuse de Jeff Goldblum, ami de Fernando Trueba mais surtout lui-même pianiste, créant ainsi une filiation implicite avec Tenório. Les dessins du co-réalisateur Javier Mariscal, que l’illustrateur nomme “nuages”, sont autant d’essais désespérés de ressusciter un âge lointain et frénétique d’une bossa nova aussi mélancolique que joyeuse, sur les écrans de cinéma.

J’ai découvert que dans l’animation, il y a un pacte de crédibilité entre le spectateur et le film, c’est à dire que si on dit que c’est Charlie Parker, qu’on dit “Voici Charlie Parker qui joue” et qu’on joue sa musique, le spectateur accepte que c’est Charlie Parker

Fernando Trueba

Partition commune

Au carrefour brésilien du monde, les artistes se rencontrent et partagent leur sensibilité dans des fêtes colorées jusqu’au bout des nuits assoiffées. Rio de Janeiro est une sarabande, un carnaval montré dans toute sa couleur, un nexus de musiciens, de philosophes et de mélomanes dans les volutes des clubs de Bottle Alley. La ville est l’épicentre explosif d’une vague latine qui s’empare du monde, d’une fièvre sud-américaine qui s’immisce dans la peau d’une génération qui redéfinit les codes de l’art. C’est l’endroit où il faut être à un instant précis, où le quotidien s’efface sous les envolées mélancoliques ou joyeuses des anges de la bossa nova. Dans l’anonymat d’une ruelle sombre, Ella Fitzgerald s’engouffre en saccade dans un tripot brésilien, avant que la détonation de la samba-jazz livre une scène chaloupée où la chanteuse s’invite sur scène. Chaque solo est un hymne aux enthousiasmes et aux peines profondes, un cri de révolte rempli de vie qui transfigure chacun des nombreux instants musicaux de They Shot the Piano Player. Avant l’âge des ombres, Fernando Trueba hurle au spectateur son amour de cette musique et entraîne les âmes rêveuses dans une longue danse endiablée. Il ricoche entre les nuances des harmonies délicieusement ressuscitées et la parole libre des survivants des années 1960. Joao Gilberto et Bebo Valdés jouent et le public devient étudiant à l’école de la musique sincère. Caetano Veloso parle et ses mots élèvent la psyché des spectateurs vers une illustration plus abstraite de l’art, vers un langage qui ne peut en définitive que s’écrire en clés de sol, en blanches et en noires. Néanmoins, la bossa nova n’est jamais décrite comme un phénomène unique, elle est à l’inverse le prolongement d’une profonde refonte des codes culturels qui s’emparent de la planète. À ceux qui refaçonnent les mélodies, They Shot the Piano Player répond par la récurrence d’évocation de la Nouvelle Vague française qui remodèle le cinéma. Jules et Jim ou Les Quatre Cent Coups s’invitent à l’écran comme partie intégrante d’un même élan naturel et universel de l’art. Jusque dans le titre du film de Fernando Trueba, le tutorat fantasmé de François Truffaut s’impose, dans une claire référence revendiquée à Tirez sur le pianiste.

C’est aussi un film qui, sans s’en rendre compte, est un hommage au cinéma, dans la mesure où la bossa nova et la Nouvelle Vague ont été deux phénomènes contemporains du renouveau artistique d’une génération nouvelle, celle des années 1960, qui vont changer la musique et le cinéma non seulement en France et au Brésil, mais aussi dans le monde entier.

Fernando Trueba

Au spectateur émerveillé par la découverte d’un pan lointain de la culture sud-américaine, They Shot the Piano Player confronte l’image d’artistes nimbés d’une spiritualité exacerbée. Devant la caméra imaginaire, les guitaristes, clarinettistes ou trompettistes dispensent leur bonne parole. La musique est leur religion, les partitions leurs évangiles. Des textes saints qui se lèguent, se retrouvent, surgissent des heures sombres pour se transmettre à un nouveau prophète qui en livre une nouvelle interprétation, à l’aune de son aura différente mais complémentaire. Muet pendant tout le film, si ce n’est par ses chansons, Tenório prend presque des allures de figure christique, de par son apparence mais surtout de par sa présence ressuscitée. À plusieurs reprises, des qualificatifs mystiques sont employés pour le décrire. On le dit fransciscain, adepte de la méditation, calme, empathique, d’un altruisme si débordant qu’il transcende sa simple condition d’être humain. Le protagoniste du film apparaît hors des diktats de son époque, ce qui le mène tragiquement à sa mort, mais il tutoie l’éternité et triomphe grâce à l’immortalité de sa musique qui a bouleversé ses contemporains, et même Jeff, des décennies plus tard, dans un autre pays à l’Histoire artistique différente. They Shot the Piano Player en tant que film semi-documentaire achève de graver pour toujours la présence divine d’un apôtre du dieu bossa nova. Fernando Trueba s’amuse même de cette élan religieux en offrant à deux reprises des évocations d’oracles de fortunes, en relatant les mots de deux diseuses de bonne aventure qui semblent être les seules à même de confirmer la mort de Tenório, comme si le pianiste appartenait désormais à un plan spirituel flou où se sont abîmés tous les martyrs sud-américains.

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They Shot the Piano Player approche donc la splendeur musicale avec retenue. Il permet au public de s’en émerveiller, mais ses secrets sont réservés à une élite qui s’est lancée dans la course infinie à la magnificence artistique. Le spectateur est sans cesse en marge d’un sacrosaint culturel qu’il ne peut qu’effleurer, harassé par le poids du perfectionnisme des musiciens du film. Les artistes sont réunis autour de leur création, ils parlent une même langue faite de poésie, de notes et de silences douloureux. Ils frôlent l’essence primordiale de la mélancolie jusqu’à se consumer dans le brasero de leurs obsessions. La joie les enjoint lors d’une improvisation inattendue, la peine cimente leur fraternité lorsque l’auteur Vinicius de Moraes évoque avec douleur la disparition de Tenório, dans un film d’archive retrouvé par Jeff. Un sublime orchestre du Brésil s’accorde à l’unisson dans l’espoir de vivre malgré tout, et se réunit dans le souvenir du pianiste, l’un des leurs et l’un des nôtres. Si Fernando Trueba n’a pas l’orgueil de se réclamer de cette lignée, il essaye néanmoins à son échelle d’émuler une sensation samba-jazz, faite de rebonds réguliers dans son film, d’une allégresse des couleurs, mais aussi d’un spleen récurrent. Les années de gloire de la bossa nova ne sont plus, mais elle reste un héritage offert à qui veut s’en saisir, remis à jour lorsque deux camarades de Tenório entonnent un chant à son honneur. They Shot the Piano Player veut croire plus que tout que la musique a vaincu la tragédie et qu’elle est retournée en offrande vers le peuple.

C’est l’identité brésilienne, c’est aussi un merveilleux moment où un groupe de quatre ou cinq personnes se lance dans une fantastique fusion entre la musique populaire et les paroles d’une poésie très érudite, aussi une manière de comprendre cette musique et de la rendre très sophistiquée et très cultivée, mais sans jamais perdre les racines populaires

Javier Mariscal

Au coeur des ténèbres

Comme un contrepoint dans une symphonie de couleurs, They Shot the Piano Player fait de son métronome un élan de noirceur en livrant à l’écran de multiples représentations de l’enlèvement de Tenório, sous une lumière aussi sombre que le noir de la Ford qui emmène le pianiste vers sa dernière demeure. L’ombre de la dictature est une rayure opaque sur l’exubérance d’un continent qui vit de son plus bel éclat alors qu’il sombre dans les méandres de l’opération Condor, visant à déstabiliser les démocraties locales pour installer des tyrans aptes à collaborer avec les USA. Comme un cancer qui métastase, une carte de l’Amérique du sud se griffonne de teintes ténébreuses lorsqu’il est fait évocation de l’agonie des peuples. Fernando Trueba ne tente pas de s’essayer à une tâche perdue d’avance, il ne tente pas de donner des explications concrètes à une folie totalitaire qui ne fait aucun sens. Au bouillonnement culturel des années 1960 et 1970, il oppose simplement la réalité sous son jour le plus cru, dans le récit désespéré d’une vie brisée, celle de Tenório, mais aussi à travers une collection d’anecdotes qui sont autant de nuances sur une palette obscure de l’inhumanité. Si Jeff et le réalisateur sont des personnes semblables, alors tous deux avouent leur impuissance au moment de représenter l’ESMA, lieu de séquestration et de mise à mort des prisonniers politiques argentins, au cours d’une visite que le journaliste souhaite filmer, mais devant laquelle il se montre si ébranlé qu’il en referme son caméscope, accablé par le poids de l’Histoire. La vie de Tenório éclabousse l’écran, mais sa mort fait partie de son destin, elle en est indissociable. Son héritage n’est pas fait que de musique, il est aussi un témoignage de l’injustice la plus féroce. Plutôt réservée à la deuxième partie du film, cette expérience de l’abomination confine à l’épreuve de force émotionnelle. Elle force le public au devoir de mémoire.

Personne n’était intéressé à enquêter sur le sort de ces personnes qui avaient été victimes de toutes les dictatures. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un matériel très intéressant, car il ne concerne pas seulement une période de la musique brésilienne, mais aussi une période de l’Amérique latine, une période historique très difficile, très dure et très cruelle

Fernando Trueba

À la fureur sans raison s’accorde une mort presque absurde, qui ne trouve ses motivations que dans l’apparence physique de Tenório et dans son métier d’artiste. L’homme qui a voulu s’affranchir des frontières et de la peur est puni pour ses pulsions libertaires. À l’évidence, le héros du film n’appartient à aucun cadre social ordinaire, pas même à celui de sa famille qu’il abandonne régulièrement, il est fils d’une époque qui aspire à l’allégresse à travers l’introspection et une mise à nue des sentiments tus. Davantage que leur musique, les dictatures reprochent aux libres penseurs leur volonté de vivre selon des codes nouveaux en couchant sur le papier ou sur les claviers de piano le vague à l’âme de tout un peuple. Au mauvais endroit, au mauvais moment, pris d’une désinvolture si profondément ancrée dans son âme qu’il n’a même pas conscience de la folie de son simple acte de sortir seul la nuit, Tenório a été absorbé par les ogres du pouvoir, avalé par le temps pour ne plus jamais réapparaître, gommé des livre d’Histoire. Même sa mort n’est pas permise d’être actée. Il est disparu, simplement “plus là”, et à ses proches, même le deuil est interdit. Les pays frappés par l’opération Condor n’ont pas juste mis à mort une génération, ils ont tenté d’effacer à jamais leur existence des lignes du grand livre de l’Histoire sud-américaine, laissant autant de nations meurtries et orphelines.

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Que reste-t-il alors des fragments épars de la vie d’un homme privé de son moment de gloire par la fureur institutionnalisée ? Sa musique, à l’évidence, mais peut-être davantage l’émotion qu’il a suscité chez ceux qui l’ont connu. Tenório n’a pas seulement enchanté, il a touché, influencé, bouleversé ceux qui devant la caméra opposent parfois le silence mortifié aux questions de Jeff. Le pianiste a existé malgré les coups d’État et la réécriture de l’Histoire, il a survécu par l’art à la folie pure. Il ne reste plus qu’une poignée d’enregistrements du musicien, mais il a laissé une trace indélébile dans le cœur de ceux qui l’ont écouté, et dans celui de ceux qui l’écoutent encore et qui le découvre au hasard d’une balade chez un disquaire ou d’une excursion cinéphilique vers They Shot the Piano Player. Au plus intime, il reste de la splendeur de l’homme le vague souvenir triste d’une présence dans sa maison, d’un amour pour sa femme et ses enfants qu’il a baigné de mélodies, et le sourire innocent de petits-enfants qu’il n’a jamais connus. Dans les mots de Vinicius de Moraes reste encore le fantôme d’un ami davantage qu’un simple musicien, d’un être aimant sans rien demander en retour. They Shot the Piano Player est l’héritage auditif et affectif d’un homme brièvement plus fort que sa mort, qui n’est pas défini par sa tragédie mais plutôt par sa joie de vivre. Le passé dans la peau, Fernando Trueba s’évertue à vaincre une faucheuse politique par la force de son art.

En bref : 

Pur hommage filmique, They Shot the Piano Player ressuscite l’âme d’un musicien et d’un père qui a bercé un âge d’or de la bossa nova et qui se montre à l’écran plus fort que l’injustice de sa destinée avortée.

They Shot the Piano Player est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus : 

  •  Making of (34 min.) 
  •  Le vrai du faux : documentaire & fiction (18 min.)
  •  Dans les coulisses de l’animation (14 min.) 
  •  Une bière avec Tenório (2 min.)
  •  Un clip musical d’un titre de Tenório en photos (3 min.) 
  •  Leg Tenório (5 min.)
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Nicolas Marquis

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