Bones and All
Bones and All affiche

2022

Réalisé par : Luca Guadagnino

Avec : Taylor Russell, Timothée Chalamet, Mark Rylance

Vu par nos propres moyens

Invitée à une soirée pyjama, Maren s’y rend malgré l’interdiction de sortie imposée par son père. Et pour cause, l’adolescente ne peut s’empêcher de dévorer jusqu’à l’os le doigt d’une de ses amies. Après son méfait, la famille doit déménager une nouvelle fois. Une fois de trop pour le père qui finit par abandonner la jeune femme à sa majorité. Il lui laisse une cassette audio où il lui explique qu’il ne peut plus l’aider à couvrir sa faim de chair humaine l’ayant poussé plusieurs fois à tuer des gens, babysitter comme camarade de colo. Maren se décide à retrouver sa mère qui l’a abandonnée enfant. Sur sa route, elle croise d’autres personnes comme elle, ayant une faim anormale de chair humaine…

Bones and All est l’adaptation du roman éponyme de Camille DeAngelis. Quelques modifications cependant sont apportés dans l’adaptation qu’en fait Luca Guadagnino, notamment dans les meurtres ajoutant une petite touche queer que ne possédait le roman. Sorti en 2022, c’est le tout premier film du réalisateur italien tourné et se déroulant aux États-Unis. C’est son second film d’horreur, après le remake de Suspiria. Il y retrouve une partie du casting de Call Me by Your Name : Timothée Chalamet qui incarne Lee, un jeune homme vagabond qui va croiser la route de Maren et Michael Stuhlbarg qui incarne un autre dévoreur, un peu fou, qu’ils vont croiser.

À ces deux comédiens déjà bien connus du public, Dune, Les Filles du docteur March pour Chalamet, La Forme de l’eau, Pentagon Papers pour Stuhlbarg, il faut aussi ajouter l’incroyable Mark Rylance comédien et dramaturge britannique oscarisé pour Le pont des espions, André Holland comédien connu pour son apparition dans Selma, Moonlight ou encore 42, Chloë Sevigny qui a une longue carrière très hétéroclite mais revient toujours à l’horreur, depuis Dogville jusqu’à Wolfboy en passant par American Horror Story. Enfin, Jessica Harper, la star iconique des films d’horreur des années 1970 et 1980, fait une apparition furtive mais très reconnaissable pour les fans de Suspiria et de Phantom of the Paradise.

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Face à tous ces grands comédiens, la jeune Taylor Russell à la carrière montante, Perdus dans l’espace, Waves et Escape Game, est parfaitement convaincante, tellement qu’elle a remporté le prix du meilleur espoir à la Mostra de Venise. Son visage encore juvénile est scruté sous tous les angles et elle parvient à faire épouser au spectateur les émotions de son personnage qui découvre peu à peu un monde où des cannibales évoluent, le plus inquiétant étant bien sûr, d’en être une elle-même.

Bones and All crée toute une mythologie autour de ses personnages cannibales. On en vient rapidement à apprendre qu’ils sont capables de se flairer les uns les autres, qu’ils peuvent sentir les personnes mourantes et qu’enfin, ils transmettent leur faim à leurs enfants. Leur affliction pourtant les contraint à une vie de nomades, faisant automatiquement d’eux des criminels pourchassés même si, il n’y aura pas l’ombre d’une menace policière durant le film. En effet, très vite on comprend que la menace pour les dévoreurs est un autre dévoreur ou eux-mêmes. C’est une très belle métaphore de l’homme est un loup pour l’homme, mais aussi, de la solitude du prédateur.

Le film adopte une atmosphère de western crépusculaire qui n’est pas sans rappeler Aux frontières de l’aube ou encore Hitcher. En témoigne le nombre de plans sur la route défilant au milieu de paysages magnifiques mais désertiques où les personnages semblent vouloir se perdre, souvent au coucher au soleil. Cela rend le film d’autant plus beau à regarder qu’il y a cette lumière captée par le travail assez bluffant du directeur de la photographie Arseni Khachaturan, qui parvient à donner cette teinte de road movie poussiéreux avec une atmosphère vintage, nous plongeant dans les années 1980, non pas celles colorées de MTV mais plutôt celles sales et perturbantes qu’on pouvait voir dans Cujo ou encore dans Aux frontières de l’aube.

Ce n’est pas le premier film à explorer l’idée d’une race de cannibale. Vorace d’Antonia Bird avec l’incroyable Robert Carlyle et un casting assez fou dépeignait déjà l’idée d’une humanité vacillante cédant au mythe du wendigo et s’y perdant. Là encore, il y avait quelque chose de crépusculaire puisque le film parlait de la fin de l’Eldorado du grand ouest américain. Plus récemment, Grave de Julia Ducournau décrivait comment une adolescente issue d’une famille végétarienne découvrait que ce choix alimentaire avait pour but de calmer leurs appétits cannibales. Ce qui est intéressant c’est comment ces films plantent peu à peu la mythologie d’un monstre peu exploité dans le cinéma d’horreur actuel: le cannibal.

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Pourtant, le cinéma italien lui avait donné son âge d’or, notamment le cinéaste Ruggero Deodato qui a créé le mythe avec Cannibal Holocaust, véritable choc à l’époque de sa sortie. A l’instar du zombie, il lui fallait toutefois sortir du cadre du folklore exotique pour prendre toute sa puissance, c’est ainsi qu’avec Anthropophagous le cannibale quittait la jungle pour s’attaquer à une petite île grecque en apparence paradisiaque. Que le cannibale soit une tribu indigène, un tueur en série (n’oublions pas le mythique Hannibal Lecter qu’à rendu iconique Anthony Hopkins dans Le Silence des agneaux) ou une malédiction transformant les humains en être animal à la manière d’un Wendigo, il est l’incarnation d’un tabou de nos sociétés et par son existence le reflet de l’abomination dont les humains sont capables.

Comme il nous est impossible de concevoir les abominables crimes d’un tueur en série, ceux de soldats fait sur des civiles ou encore ceux d’adolescents cédant à leurs pires pulsions, le cannibale est le reflet de cette noirceur primitive et animale logée en chacun de nous, la somme des pulsions qu’on refoule en se persuadant qu’il est impossible qu’on y cède. Cette image du cannibale tend à nous montrer qu’y résister est difficile. Malgré tout l’espoir nous est donné, dans Vorace où le héros parvenait à résister à la faim dévorante et conservait son humanité, autant que dans Bones and AllMaren parvient à tenir la faim éloignée par la puissance de l’amour.

Dit ainsi, le film pourrait être d’une naïveté totale. Pourtant, il est loin de l’être. L’amour est vu à la fois comme une quête impossible pour ces prédateurs, comme Sully qui représente autant la solitude les guettant que la folie qui finira tôt ou tard par détruire leur humanité. Malgré tout, l’amour demeure la seule arme dont ils disposent, la seule chose valable en ce monde en ruine. Nos héros s’y raccrochent avec un désespoir romantique, dans le sens du mouvement littéraire et pictural du XIXème siècle. Cet amour parce qu’il est oh combien fragile n’en est que plus chérissable, que plus puissant, que plus nécessaire.

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Indéniablement, le réalisateur italien Luca Guadagnino sait comment filmer l’amour naissant, troublant, fragile, se brisant comme il l’avait déjà démontré dans le très beau Call Me by Your Name. Ici, l’histoire d’amour de deux adolescents marginaux voués à une vie de violence et de noirceur est d’autant plus belle qu’elle est rendue assez réaliste. La caméra s’attarde sur les échanges de regards, sur les doigts qui s’entrelacent, sur des silences, des non-dits qui finissent par prendre des proportions dramatiques, rendant vivant et passionnant à suivre ce couple de cinéma. 

En ayant cette approche charnelle, la mise en scène est assez douce ce qui tranche avec les instants « gore » qui surviennent quand la faim de nos dévoreurs se fait sentir. Ainsi les caresses et baisers du jeune couple laissent naître le doute, vont-ils finir par s’entre-dévorer ? Cette sensualité de l’horreur est assez proche de celle qu’avait adopté Antonia Bird dans Vorace, si ce n’est que Bones and All est un peu plus bavard, mais ce qui est dit en raconte beaucoup sur la marginalité des dévoreurs et la vie de solitude à laquelle ils sont condamnés.


Le réalisateur nous dépeint aussi une Amérique rurale et pauvre. En suivant ces personnages de marginaux, il s’attache à une frange de la société qu’on voit rarement au cinéma classique mais à qui le cinéma d’horreur n’a cessé de rendre hommage, à savoir les pauvres, les vagabonds et ici, les sans-abris. Tueurs en série (Henry, portrait d’un serial killer), ex soldat (Rambo, le tout premier film de la saga) ou cannibales (Massacre à la tronçonneuse), ces laissés-pour-compte se voient offrir une ultime revanche dans le sang et les larmes comme Thelma et Louise en avait offert une à deux femmes que le patriarcat écrasait.

Bones and All est actuellement au cinéma.

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