(東京ゴッドファーザーズ)
2003
Réalisé par: Satoshi Kon
Avec: Aya Okamoto, Yoshiaki Umegaki, Toru Emori
Film vu par nos propres moyens
Le monde oublié
Au cœur de la filmographie de Satoshi Kon, Tokyo Godfathers possède une réputation bien particulière: celle d’être le long métrage du magicien de l’animation le plus accessible au néophyte. Il est vrai que si le cinéaste aime usuellement jouer de notre perception du monde, mélangeant aussi bien passé et présent que réalité et imaginaire, il impose ici un récit bien plus ancré dans le concret. Pourtant, en faisant le choix de centrer son histoire sur un trio de sans-abris dans les rues de Tokyo, Satoshi Kon n’est-il pas dans la mise en lumière d’un monde presque caché que les spectateurs les plus cruels font le choix d’ignorer au quotidien? Ne sont-ils pas nombreux, nos contemporains dédaigneux qui détournent le regard à la rencontre d’un SDF que la vie a fauché? Sans complaisance, le cinéaste braque ici sa vision sur ces invisibles, esquissant leurs parcours, non sans oublier de saupoudrer Tokyo Godfathers d’un soupçon de magie.
Pour ce nouveau film d’animation, Satoshi Kon s’inspire très librement du Fils du désert de John Ford et le propulse à notre époque. C’est le soir du réveillon de Noël que le quotidien terne de trois clochards unis par leur condition précaire bascule. Alors qu’ils arpentent les rues enneigées de la mégalopole japonaise, Gin, Miyuki et Hana font la découverte d’un nouveau-né abandonné dans un amoncellement d’ordures. S’ensuit une quête désespérée pour retrouver la famille de ce nourrisson qui propulse nos trois héros dans une surenchère de péripéties rocambolesques au quatre coins de la ville.
Une ville au centre
Satoshi Kon fait mention explicite de Tokyo dans le titre de son long métrage et cette démarche semble loin d’être innocente. Le décor qu’installe l’artiste fait tellement partie intégrante de son film qu’il en deviendrait presque un personnage à part entière, ce que le réalisateur confirme dans ses notes préparatoires: pour lui les bâtisses tokyoïtes sont semblables à des visages, qui bien souvent appuient l’émotion présente à l’écran . À travers une représentation très appliquée de la ville, on éprouve une vision moins idyllique que ce que nous offre d’ordinaire le cinéma. Les lumières typiques des immeubles japonais ne seront pas oubliées, mais elles apparaissent lointaines, presque inaccessibles, alors que le sol que foulent les trois héros est régulièrement jonché de détritus. Dès lors, le générique de Tokyo Godfathers revêt un sens bien particulier, alors que les noms composant l’équipe technique de l’œuvre ne s’affichent pas de manière classique, mais se fondent dans les panneaux publicitaires de Tokyo pour créer une osmose immédiate.
La pelliculeuse neigeuse perpétuelle qui recouvre la ville est un autre élément de mise en scène essentiel à la compréhension du film: en plus de nous renvoyer à la dureté du mode de vie de ces sans-abris, le froid les faisant constamment souffrir, elle apporte une touche de pureté à l’ensemble. La dominance de teintes claires contraste avec un propos parfois âpre et permet à Satoshi Kon de trouver un juste équilibre émotionnel, entre rire et larme. La récurrence du prénom Kyoko, signifiant justement “Pureté”, attribué à l’enfant découvert mais également à plusieurs personnages secondaires ponctue cette volonté du cinéaste de nous plonger dans un véritable conte moderne.
Le temps des miracles
Si le positionnement spatial n’est donc pas anodin, celui temporel ne l’est absolument pas non plus. En se situant en partie le soir du réveillon de Noël, et à plus forte raison en initiant l’histoire d’un enfant miraculeusement retrouvé par trois personnages, Satoshi Kon invite l’imaginaire biblique. Constamment, de façon très subtile, le réalisateur dissémine les nombres 12 et 25 dans des éléments de son univers: c’est parfois l’heure d’un réveil, le numéro de la clé d’un casier, ou le montant d’une course en taxi.
Pourtant, dans l’introduction de son œuvre, Satoshi Kon déboulonne ouvertement l’église: les trois sans-abris qui viennent à la soupe populaire doivent subir le sermon d’un curé trop loquace à leur goût, et ne se gênent pas pour le signifier ouvertement. En vérité, il semblerait que dans Tokyo Godfathers, le sacré ne se niche pas dans les dogmes cléricaux mais dans des instants du quotidien où la magie s’invite. L’héroïsme est récompensé par le destin, les élans de bravoure ne sont pas vains. Aide toi, et le ciel t’aidera selon la loi du long métrage.
Une histoire de famille
La condition de SDF est synonyme de douleur, et impossible pour Satoshi Kon de passer outre, malgré la touche ludique et familiale de son film. Au contraire, le réalisateur utilise son art pour souligner ce que notre société a de plus honteux dans le traitement réservé aux démunis. L’odeur, dont nos héros ne peuvent évidemment pas se défaire facilement, est ainsi souvent mise en avant dans les réactions des passants. Si la mise en scène invite au rire, on se sent immédiatement coupable de celui-ci et une profonde autocritique s’invite naturellement. Plus ouvertement, une scène d’affrontement où Gin est passé à tabac par une bande de jeunes adultes glace le sang. Tokyo Godfathers interroge sur la place que l’on réserve aux êtres les plus défavorisés, sans avoir besoin de jouer la carte de la complaisance. Notre trio est complexe, sa trajectoire torturée, et l’animation de leurs visages parfois proches de la grimace l’accentue.
Mais au final, l’idée motrice de Tokyo Godfathers semble être une approche originale de ce qui compose une famille, au sens le plus imagé. Dans leurs passés respectifs, Gin, Miyuki et Hana ont tous les trois connu des déboires, mais ils se sont pourtant réunis, malgré leurs différents vivaces. Il est facile de voir en eux une émanation du père, de la mère et de la sœur aînée de Kyoko, sauvée des ordures. Non content de parvenir brillamment à cette définition complexe, Satoshi Kon y revient perpétuellement à travers ses personnages secondaires, eux aussi dans un jeu de nuance autour d’une thèse simple: la famille que l’on se crée est parfois plus importante que celle dans laquelle on est né.
Tokyo Godfathers est édité par Sony.
Sous ses airs de conte de Noël familial, Tokyo Godfathers cache en fait un message de société capital, délivré de mains de maître par un génie de l’animation toujours aussi séduisant.