(The Country Girl)
1954
réalisé par: George Seaton
avec: Bing Crosby, Grace Kelly, William Holden
Il y a des œuvres qui dès leur introduction s’affirment déjà. En nous proposant en ouverture les fauteuils d’une salle de spectacle presque vide, “Une fille de la province” fait déjà preuve d’ingéniosité. L’écran devient un miroir qui réfléchit leur propre image à ceux qui avaient payé leur ticket pour découvrir le long-métrage de George Seaton, pour peu qu’on se replace dans le contexte de l’époque. Ce procédé est loin d’être innocent, il est là pour immédiatement avancer un des axes moteur du film: “Une fille de la province” va vous plonger pendant un moment aussi prenant que mélancolique dans l’envers du décor d’une pièce de théâtre, dans les coulisses du show-business, à quelques mètres à peine des feux de la rampe, jusque dans les loges où un drame humain va se jouer.
Car le long-métrage qui nous séduit aujourd’hui est bien plus qu’un simple making-of scénarisé: c’est un tourbillon de sentiments, une partition qui se joue à trois protagonistes et qui va les pousser jusqu’à leurs ultimes limites émotionnelles, au bord du gouffre. D’un côté, Bernie Dodd (William Holden) est un metteur en scène plein d’ambition qui est en pleine élaboration de sa prochaine comédie musicale. Pour interpréter le rôle principal, il se chamaille avec son producteur qui voudrait jouer la sécurité. Bernie a lui une toute autre idée en tête: il tient absolument, et va obtenir gain de cause, à travailler à nouveau avec Frank Elgin (Bing Crosby), un ancien collaborateur qui traverse une mauvaise passe, traînant notamment une réputation d’alcoolique notoire. Dans l’ombre de l’acteur, sa femme Georgie (Grace Kelly) le supporte à bout de bras et tente de lui maintenir la tête hors de l’eau. Mais rapidement, Bernie va voir en elle une menace, un intervenant extérieur gênant et ne va pas percevoir que sans elle, Frank n’est qu’un fantôme en proie au démon d’un passé tragique.
George Seaton va donc en premier lieu théoriser autour du monde du spectacle et en offrir une image peu reluisante. À travers le personnage de Bernie, un homme sincère mais obsédé par son spectacle, il va démontrer que derrière les projecteurs s’étale un système qui broie les hommes. Sa comédie musicale apparaît comme une grande lessiveuse à êtres humains qui ne fait jamais cas des destins brisés de ceux qui y participent. Seule compte pour ce metteur en scène la performance, il est obsédé par la réussite et à chacune de ses réparties cinglantes, il gifle émotionnellement les autres protagonistes, les utilise comme des pions qu’il manipule sans pour autant être totalement manichéen. C’est d’ailleurs assez intéressant de noter que celui qui interprète Bernie, William Holden, avait déjà le premier rôle de “Boulevard du crépuscule”, un autre film qui tirait à boulet rouge sur le star-system.
« On avait dit tarte au thon, bordel! »
Dans l’ombre de ce metteur en scène un brin tyrannique se dresse le personnage de Frank, celui qui catalyse les sentiments les plus puissants dans le film. Il est presque à l’opposé de Bernie: plus sensible comme une bête blessée. Deux interprétations opposées qui rappellent les personnages fouillés d’un âge d’or d’Hollywood aujourd’hui lointain. Un homme un brin pathétique et triste qui a malgré lui une influence néfaste sur ceux qui l’entourent. Seaton creuse ce personnage jusqu’à la moelle, raffine son propos pour être le plus cohérent possible. Son alcoolisme par exemple est avancé à l’écran sans en faire trop: Frank se trouve des excuses et des prétextes, rejette la faute sur les autres, fuit ses responsabilités avec une pointe de culpabilité. On est loin d’une représentation fantasque de la dépendance qui trouverait une résolution en 1h30 de film. Non, ici Seaton décide d’en faire un trait de caractère effroyablement omniprésent.
Mais aussi saluables soient les performances de William Holden et Bing Crosby, c’est sans nul doute possible celle de Grace Kelly qui nous a le plus scotché. C’est elle qui porte sur ses épaules la charge émotionnelle du film grâce à un jeu d’actrice parfait. “Une fille de la province” aurait facilement pu tomber dans un registre trop théâtral où on déclame davantage qu’on interprète. Non, ici Grace Kelly apporte du naturel, du liant, elle tire vers le haut ses partenaires en même temps qu’elle s’affirme. Elle nuance et complexifie son personnage, comme à travers son accent provincial et ses expressions un poil campagnardes, pour lui donner vie.
C’est d’ailleurs un rôle qui sert de véritable pont entre les autres protagonistes, c’est à travers elle que le film va aller chercher des thématiques plus profondes. Elle appuie la toxicité qui peut exister entre deux époux que la vie a giflé. Elle souffre pour son homme, se refuse toutes formes d’existence personnelle, ne survit plus que pour entretenir l’illusion de son couple. C’est le souffre-douleur d’un mariage qui n’est plus que le vestige d’un passé lointain et elle permet à Frank de se donner le beau rôle. Il existe dans “Une fille de la province” un sentiment de sacrifice humain très fort qui invite aux larmes. Un monde de rêves et destins brisés où plus personne n’est heureux.
C’est avec une maîtrise époustouflante que Seaton va convoquer le passé tragique de Bing Crosby et Grace Kelly. Quelques notes de musique récurrentes qui rappellent à chaque fois le moment horrible où le couple s’est vidé de tout sentiment pour n’être plus qu’un cadavre sans âme à peine maquillé. Un fatalisme omniprésent où les gestes d’affection ont disparu plane sur le film et insuffle un spleen complètement bouleversant. Pour mieux renvoyer la balle entre ses personnages et inverser régulièrement les rapports de force entre eux, Seaton s’appuie aussi sur un jeu de lumières virtuose: celles de la scène de spectacle à l’évidence, celles du miroir de la loge qui souligne le visage de Frank, la pénombre d’une rue qui invite aux confidences, mais également même une simple ampoule au plafond qui illumine celui qui se trouve en dessous et lui offre d’un coup une contenance visuelle.
“Une fille de la province” est une petite pépite relativement méconnue, un bijou de mise en scène et d’interprétation qui mérite qu’on lui porte une attention particulière tant il bouleverse même les cœurs les plus endurcis.
Ping : Les feux du théâtre - Les Réfracteurs