(A View from the Bridge)
1962
Réalisé par: Sidney Lumet
Avec: Raf Vallone, Maureen Stapleton, Carol Lawrence
Film vu par nos propres moyens
Deux ans après avoir brillamment collaboré avec Tennessee Williams sur L’homme à la peau de serpent, Sidney Lumet s’adjoint les services d’Arthur Miller, un autre dramaturge de renom pour Vu du pont. L’union semble parfaite entre le metteur en scène de 12 hommes en colère et l’auteur de Mort d’un commis voyageur, puisque tous deux ont le vent en poupe à l’époque. Si le parfum de la colère sociale et l’image de personnages poussés dans leurs derniers retranchements planent sur le long métrage, Vu du pont prend toutefois des allures de rendez-vous manqué entre Lumet et Miller. Les deux hommes ne se comprennent pas, Lumet se démène tant bien que mal avec une histoire qu’il ne sait pas comment appréhender visuellement, il manque de liberté, et la fragilité de Vu du pont explose au grand jour.
Dans l’exercice de la rétrospective qui est le notre durant le mois d’avril, certains clins d’œil du destin sont parfois malicieux. Il est à noter, avant d’en disséquer le contenu plus en avant, que Vu du pont est le fruit d’une collaboration entre les USA et la France. Notre cher pays aura donc participé activement à la filmographie de Sidney Lumet en investissant dans cette nouvelle oeuvre, et on ne s’étonne plus dès lors de voir notre Raymond Pellegrin national, popularisé notamment par la saga Fantômas, donner la réplique à l’acteur italo-américain Raf Vallone.
Les racines italiennes sont au centre de l’intrigue: Eddie Carbone (Raf Vallone) est un docker new-yorkais vivant humblement dans les logements modestes de Brooklyn en compagnie de son épouse et de sa nièce Catherine (Carol Lawrence), qu’il élève comme sa propre fille. Ce travailleur d’ascendance transalpine, intégré à la société américaine, voit son quotidien bouleversé le jour où deux cousins de sa femme gagnent illégalement les USA, et résident quelques jours dans leur humble appartement. Lorsqu’une romance se noue entre Catherine et Rodolpho (Jean Sorel), l’un des deux réfugiés, Eddie entre dans une rage folle et fait tout pour mettre fin à l’idylle, révelant des sentiments complexes pour sa niece.
Dans le cadre qu’il installe durant la phase d’introduction, Sidney Lumet propose avant tout l’expérience d’un milieu social particulier. La vue du pont, évoquée dans le titre du film, c’est celle que le spectateur jette sur Brooklyn et ses habitants, à travers la fenêtre du logis d’Eddie. Une forme d’union sacrée est dépeinte: dans les premières images, un ouvrier est blessé durant son labeur, et tout le monde se masse autour de lui pour lui porter assistance. L’accueil de Rodolpho et son frère Marco (Raymond Pellegrin) est même vécu comme un devoir par Eddie, qui ne se soustrait pas à son obligation. La famille de notre héros ne se réduit pas au nombre de trois, elle invite tous les habitants de Brooklyn et tous les italiens désireux de gagner les USA.
Cependant, l’union n’est que de façade, et derrière les sourires adressés aux enfants se cachent de potentiels monstres comme se révèle l’être Eddie. Arthur Miller propose un bien étrange fusil de Tchekhov à Sidney Lumet par l’intermédiaire d’un potentiel coup de fil à l’immigration pour dénoncer les deux cousins réfugiés, qui est évoqué dans le premier tiers du récit avant de résonner dans sa conclusion. Vu du pont fait ici preuve de sa plus grande force : premièrement parce que les conséquences de l’appel sont effroyables, l’arme téléphonique ne tire aucune balle mais ses répercussions sont terribles. Deuxièmement car le long métrage démonte ainsi tous les mécanismes de la défiance humaine, avec le racisme qui s’invite presque dans la discussion tant Eddie se lamente du statut d’italien de Rodolpho. Enfin parce que la déchéance du héros est ainsi totale: l’homme est devenu la bête, ce qu’il haïssait le plus, et il doit être mis à mort par le système.
Plus étrangement, et avec beaucoup de difficulté à se connecter avec le reste du récit de manière cohérente, la virilité est perpétuellement remise en cause. Eddie s’attaque au physique de Rodolpho, à sa posture, à la couleur de ses cheveux, à son goût pour le chant… Il apparaît évident que cette strate du récit est essentielle pour Sidney Lumet, son personnage principal est une bête, et démontrer son ascendant animal sur son rival est primordial pour lui. Toutefois, alors que l’ambiguïté est déjà totale concernant les intentions d’Eddie pour Catherine, on découvre ici une dimension corporel qui accentue le malaise.
Peut être est ce le manque de personnification des protagonistes secondaires qui perturbe aussi la compréhension du cheminement d’Eddie. Sans vraie connaissance de ce qu’ils sont, difficile d’assimiler ce qui motive leur cheminement. Il faut bien dire que pour une fois, la faute en incombe probablement à la direction d’acteur de Sidney Lumet, incapable d’obtenir ce qu’il veut d’un Raf Vallone à côté de la plaque. On saisit que le réalisateur est dans l’impasse, il laisse traîner sa caméra quelques secondes de trop sur son comédien et pourtant rien ne se produit, l’alchimie ne prend pas.
Dommage, car en dehors des échanges entre les personnages, Sidney Lumet se fend ici de quelques élans visuels évocateurs, annonciateurs de son sens du symbolisme qui s’aiguise. Un simple plan sur Eddie face au pont de Brooklyn, avec ce New York fantasmé de l’autre côté qui se refuse à lui, apporte un souffle nouveau au cinéma de Sidney Lumet. Dans le même ordre d’idée, une séquence unissant le héros et son épouse, face à un miroir, avec une photo de mariage au pied de la glace, permet de mettre sur le même plan ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont tristement devenus.
Film mineur de notre rétrospective, Vu du pont paye le manque de liant entre le fond et la forme, et une interprétation assez ratée.