(오아시스)
2002
Réalisé par: Lee Chang-dong
Avec: Sol Kyung-gu, Moon So-ri, Ahn Nae-sang
Film vu par nos propres moyens
Le début des années 2000 marque un tournant dans l’Histoire du cinéma sud-coréen. Les films de la péninsule ne sont plus réservés à une exploitation locale et aux circuits festivaliers: une nouvelle vague déferle sur le public occidental et remporte l’adhésion durable du public. Les grands noms qui émerveilleront les spectateurs pendant des années s’installent. En 2000, Park Chan-wook signe JSA (Joint Security Area), avant d’entamer sa trilogie de la vengeance en 2002, dans laquelle Old Boy fait figure de porte-étendard du nouveau cinéma coréen à l’international. En 2003, Bong Joon-ho livre de son côté Memories of Murder, son polar noir voué à devenir culte. Pour Lee Chang-dong, ce début de nouveau siècle est le moment de la confirmation: Green Fish a esquissé les contours d’un réalisateur naissant, Peppermint Candy a confirmé les espoirs et rencontré un franc succès. Son film suivant, Oasis, sorti en 2002, profite pleinement de l’émergence du septième art de la péninsule asiatique. Malgré son sujet difficile, l’œuvre rencontre son public, et jouit par-dessus tout d’une forte reconnaissance critique, octroyant à Lee Chang-dong le Lion d’Argent cette même année. L’artiste est enfin adoubé sur la scène mondiale, pour un long métrage qui partage plusieurs traits communs avec ses œuvres précédentes. Comme le symbole d’une continuité dans son périple cinématographique, Lee Chang-dong réunit à nouveau Sol Kyung-gu et Moon So-ri, les amants maudits de Peppermint Candy, dans une romance malmenée par une société austère.
Alors qu’il sort tout juste de prison suite à un homicide involontaire, Hong Jong-du (Sol Kyung-gu) se heurte aux difficultés de la réinsertion. D’un caractère fuyant, influençable et inadapté à la société, le jeune homme est traité en paria par les siens, qui lui accordent à peine le gîte dans le garage de son grand frère. Lorsque Hong Jong-du souhaite rendre visite à la famille de la victime de son forfait, il fait la rencontre de la fille du défunt, Han Gong-ju (Moon So-ri), souffrant d’une paralysie cérébrale qui pétrit son corps de spasmes incontrôlés, et qui lui impose de grandes peines pour s’exprimer. Abandonnée dans un appartement vétuste, la jeune femme survit tant bien que mal. Une relation initialement étrange se noue entre les deux protagonistes: Jong-du est fasciné par Gong-ju et éprouve du désir pour elle. Après des débuts chaotiques, un romance sincère s’installe, rapidement réprimandée par les proches des deux personnages qui leur refusent le droit à l’amour.
Avec Oasis, Lee Chang-dong s’attèle une fois de plus à élaborer le portrait de deux exclus de la société coréenne, que leurs proches tentent de dissimuler au regard du monde. Jong-du et Gong-ju sont dans une recherche perpétuelle de liberté, revendiquent par leur amour le droit d’exister dans un pays qui les marginalise. Cependant, une barrière tacite mais opaque leur interdit l’épanouissement de l’âme, les reléguant au rang de citoyens de seconde zone. En faisant de ses personnages tour à tour des passagers d’une automobile, Lee Chang-dong symbolise leur enfermement. Jong-du, fraîchement libéré, voudrait laisser ses mains profiter du courant d’air extérieur, mais son frère lui impose de fermer la fenêtre, tandis que Gong-ju voyage le visage collé à la vitre, dans une tentative désespérée de caresser l’extérieur. Leurs habitats respectifs sont également significatifs: Jong-du ne possède pas de logement propre, et doit dormir sur un vulgaire canapé dans le bureau de son frère. Gong-ju est cloisonnée dans un appartement vétuste que sa famille a fui en l’abandonnant. Dans ces quelques maigres mètres carrés, la jeune fille construit un monde miniature par le prisme de son imagination. Avant même que la romance ne s’installe, la vie des deux protagonistes est déjà taboue. Oasis est implicitement une peinture de son époque: en 2002, la Corée du Sud se relève encore de la crise économique de 1997, et tente d’offrir une nouvelle apparence idéalisée au monde. Ainsi, le culte de l’argent, l’absolue nécessité de travailler, et la contrition de celui qui à tout perdu en affaires, sont des éléments centraux de la reconstruction du pays, dénoncés dans le film. Parce qu’ils ne rentrent pas dans le moule de cette nouvelle identité, Gong-ju et Jong-du sont exclus.
La fondation du visage moderne de toute une nation met à mal les dogmes préalablement établis. Comme nombre de sociétés asiatiques, la Corée du Sud a hérité des dogmes confucianistes, qui font de la famille le socle de la société. Lee Chang-dong tranche radicalement avec ces bases philosophiques . Même si Oasis montre une certaine déférence envers les anciens, la cellule familiale est la première coupable de l’exclusion des deux protagonistes, davantage que les institutions. Non seulement leurs lignées les ostracisent, mais elles leur renient également leur part d’humanité. Jong-du est sans cesse accablé pour ce qu’il est, tandis que Gong-ju est occultée par ses proches, notamment lors d’une scène où un membre de sa famille batifole dans son salon avec sa maîtresse, ignorant totalement la jeune handicapée. Dans cette représentation déjà âpre de la famille, Lee Chang-dong accentue le bouleversement des valeurs en dépossédant les personnages principaux de toute reconnaissance envers leurs sacrifices passés et présents. Dans les derniers instants du film, on comprend que Jong-du a été incarcéré à la place de son frère, pourtant celui-ci ne cesse de le rudoyer. Gong-ju a permis à ses proches de déménager dans un immeuble luxueux, normalement réservé aux handicapés, pourtant ils laissent la jeune femme dans l’environnement sordide qui est le sien. Au moment d’une photographie de famille, les deux protagonistes sont invités à quitter le cadre pour être exclus du cliché: ils ne sont pas admis par les leurs.
Dès lors, la collisions entre les deux futurs amants ne peut se faire que dans une forme de douleur. Puisque la société n’a inculqué que la haine à Jong-du, impossible pour lui d’exprimer son attirance avec les conventions de rigueur. À plus d’un titre, la première rencontre entre les protagonistes a tout d’une agression sexuelle, voir d’un viol. Oasis fait de ce premier contact une épreuve de force, seul le chaos peut réunir les deux êtres à la dérive. Trouver une forme d’équilibre, d’épanouissement, et de beauté dans la romance est alors une prouesse qu’accomplit Lee Chang-dong. Son film est une pure histoire d’amour et une revendication des sentiments, qui habite ses personnages. Deux parias se trouvent, s’unissent, et font naître un sentiment noble là où personne ne pouvait le concevoir. En utilisant des surnoms pour caractériser les deux personnages, Oasis joue des apparences et détourne les idées reçues. Dans la confidence de leur amour, le spectateur perçoit la jeune femme à l’allure singulière comme “princesse”, et le garçon à la moralité fluctuante comme “Général”.
Dans le prolongement de la légitimité sentimentale brillamment étalée, Oasis est une réclamation claire du droit à la parole et à la libre expression. Si Gong-ju a de la peine à s’exprimer, elle est dans un mutisme total à l’entame du récit, et dans sa conclusion. Le verbe ne lui vient uniquement lorsqu’elle est en compagnie de Jong-du, et lorsque son cœur peut s’ouvrir aux émotions. L’être qui découvre ses élans affectifs peut tutoyer l’accomplissement de soi et l’affirmation de ses envies. Jong-du ne connaît pas de trajectoire similaire: le monde extérieur n’a de cesse de le marginaliser. Néanmoins, dans le cocon du couple unique qu’il tisse avec sa partenaire, il a le loisir de se laisser aller, de confier ses pensées les plus intimes. Par ailleurs, lui qui est considéré comme un moins que rien par tout le monde trouve dans cette relation un sens à sa vie. Il est utile et nécessaire à Gong-ju. Personne n’écoute les deux abandonnés, alors ils se portent secours mutuel, dans une relation d’équilibre que la société ne parvient pas à concevoir.
Oasis transcende la force de cet amour à travers une succession de moments de cinéma précieux, qui illustre la magnificence des sentiments dans un océan de noirceur. Régulièrement, Lee Chang-dong brise les barrières de la réalité pour insuffler une dose de fantastique au récit. Alors que l’extrême solitude de l’être est dénoncée, un monde onirique se confronte au spectateur. Gong-ju joue avec le reflet d’un miroir, avant que les rayons de lumière ne deviennent des papillons; la tapisserie de sa chambre devient vivante; ou plus ostensiblement, son handicap l’abandonne et elle devient parfaitement valide dans des instants de communion avec Jong-du. En un battement de cils, Moon So-ri passe des spasmes musculaires à une grâce lente et langoureuse des mouvements, qui enlace son partenaire. Au moment du tournage du film, l’actrice craignait de ne plus trouver de travail, et a consacrée toute son énergie à ce qu’elle percevait comme une ultime prestation, pivot central du film selon Lee Chang-dong. En guise d’acte d’amour final, Jong-du quitte la sphère du réel pour influer sur celle de l’imaginaire: alors que son amante à peur pendant tout le long métrage des ombres d’un arbre qui se jettent sur un mur, l’homme brave le danger pour scier les rameaux, et lui offrir le repos de l’âme.
Pourtant dur dans son approche et porteur d’une vraie noirceur, Oasis est un film précieux, aux sentiments sincères, et une définition unique de l’amour réciproque. Un tour de force.
Oasis est disponible sur le marché de l’occasion, notamment dans l’édition de Arte Vidéo, qui comprend:
– La bande-annonce
– Le making-of du film
– L’interview avec l’Actrice Moon So-Ri