(Il deserto rosso)
1964
Réalisé par: Michelangelo Antonioni
Avec: Monica Vitti, Richard Harris, Carlo Chionetti
Film fourni par Carlotta
Les évolutions techniques du cinéma bouleversent les codes et les habitudes. Dans les années 60, le passage du noir et blanc à la couleurs confronte tout un panel de cinéastes accomplis à un nouveau défi. Les grands noms du 7ème art tentent tous des approches différentes, dans une période où l’expérimentation est de mise et les règles restent à établir: ils n’ont rien de commun, les premiers essais colorisés de Hitchcock ou de Kurosawa, leurs processus créatifs sont radicalement différents. Dans le girons des réalisateurs émérites ayant le plus épousé ce nouveau paramètre visuel, Michelangelo Antonioni se révèle d’un éclat sans pareil. Dès son premier essai, Le Désert rouge, le légendaire metteur en scène fait de ces nouvelles teintes un axe narratif à part entière, auxquelles la nouvelle restauration proposée par Carlotta, actuellement en salles, rend grâce.
Un film dans lequel Michelangelo Antonioni s’attarde sur le portrait complexe de Giuliana (Monica Vitti), une femme en perdition, en proie à l’angoisse permanente et à la dépression, suite à un accident. Plongée dans un monde qu’elle ne comprend plus et dans une vie désormais vide de sens, cette épouse et mère trouve réconfort dans les bras de Corrado (Richard Harris), un industriel et ami de son mari. En même temps que cet homme mystérieux, le spectateur découvre la psychée chahutée de Giuliana.
Une femme à la dérive
Les affres psychologiques de l’héroïne du Désert rouge constituent donc l’essentiel du propos de Michelangelo Antonioni, qui opte pourtant pour un choix bien singulier dans sa mise en scène. Par son travail du cadre et de décors qui n’ont rien de naturel, le cinéaste propose au spectateur de ne pas cerner Giuliana par une approche extérieure, mais nous confronte davantage à son point de vue personnel. On éprouve le monde qui l’entoure, hautement allégorique, de la même façon que ce protagoniste perdu. Pour nous aussi cet univers semble dissonant, à peine cohérent: seules quelques bribes de scénario servent de fil conducteur, et la récurrence de certains éléments, comme les terrifiants bateaux qui parsèment l’œuvre.
Dès lors, l’essentiel du succès du film repose sur les épaules de Monica Vitti qui accomplit brillamment sa mission. Elle est l’égérie du Désert rouge, le seul repère du public. Il aurait été trop simple de placer le spectateur dans la peau de Corrado et Michelangelo Antonioni refuse froidement cette option. D’un bout à l’autre du long métrage, c’est Giuliana qui fait office de fil rouge fragile. C’est ainsi que le cinéaste atteint une définition particulièrement exacte des troubles mentaux, plus proches des malades que de leur entourage.
Michelangelo Antonioni plonge cette femme esseulé, incapable d’aimer à nouveau de son propre aveux, dans un contexte de peur profondes et primaire. La hantise de la mort, la sienne ou celle de son fils, est une constante qui frappe Giuliana sans prévenir. Le moindre élan de bonheur familial ou sentimental est vécu avec le couperet perpétuel d’être saisie d’une crise de panique profonde. Pourtant l’héroïne résiste coûte que coûte, et affirme devoir accepter ce monde hostile comme sa propre réalité à laquelle elle ne peut se soustraire. Michelangelo Antonioni saisit les démons des personnes fragiles psychologiquement comme personne.
Amours
En maquillant, à peine, son film en romance, Michelangelo Antonioni propose une solution relativement étrange aux maux de Giuliana. Pour redevenir entière, elle devrait s’abandonner à Corrado, et succomber à ses charmes, ouvertement affichés. Il semble alors étrange d’imposer cette relation adultérine en remède: Giuliana aurait-elle besoin de s’affranchir de son ancienne vie pour renaître? Ne peut-elle plus rien espérer de son passé? Le Désert rouge gagne cependant un autre de ses innombrables degrés interprétatifs avec cet axe. Il est parfois complexe de distinguer époux et amant: dans sa mise en scène, le réalisateur les réunit et les confond régulièrement à travers son cadrage. Leur proximité scénaristique est elle aussi intrigante: tous deux sont des industriels, tous deux semblent du même milieu. À plus forte raison, l’époux de Giuliana n’est pas dupe mais s’efface clairement au profit de son rival. L’amour le pousse-t-il à laisser sa femme prendre son envol?
Une idée accentuée par le rapport que Giuliana entretient avec son fils. Ce garçon curieux, aussi candide que érudit, est une source de stress supplémentaire pour sa mère. Il est clair que la peur vivace de la mort de cette partie d’elle-même est le moteur de nombreuses crises de l’héroïne. Giuliana semble presque réduite à un rôle animal, de protectrice farouche, mais qui ne sait plus comment procéder. Pour offrir de quoi réfléchir par l’image, Michelangelo Antonioni propose la représentation enfantine d’un bateau, une fois de plus, dans la chambre de cet enfant, alors que ce moyen de transport angoisse profondément Giuliana.
L’anti Fantasme de l’Italie
Si le parcours personel d’une femme à la dérive est le moteur du film, Michelangelo Antonioni impose aussi une réflexion sur l’urbanisation, et l’industrialisation de l’Italie. On est ici bien loin d’un Rome idyllique, c’est dans un décor d’usines et de cabanes délabrées que prend place Le Désert rouge. Le cinéaste dénonce ouvertement la place des fabriques, sources de pollution dans son œuvre: rien n’est naturel dans ses visuels. Plus fort encore, les lacs et autres plans d’eau apparaissent contaminés par les déchets néfastes. Dans une séquence bien précise, Giuliana évoque même la fumée s’échappant des nombreuses cheminées comme du poison, pourvoyeur de mort.
C’est dans ce domaine artificiel que la photographie de Michelangelo Antonioni apparaît la plus éclatante. Les choix de couleurs évoqué en introduction accentuent en permanence un monde où l’homme a pris le pas sur la nature. Le jaune, le bleu, le vert sont tous acides et corrosifs, offrant un ballet bien curieux aux yeux du spectateur. Mais c’est sans doute le rouge, de plus en plus omniprésent à l’image et mentionné dans le titre, comme un mal qui ronge Giuliana, qui explose le plus à l’écran.
Ceci dit, pour parfaitement comprendre Michelangelo Antonioni, il faut toujours avoir conscience de ce qu’il ne montre pas. Le Désert rouge paraît presque politique par moment dans le refus d’exposer les ouvriers. Alors que les usines devraient le permettre, le film se cantonne à l’image d’une classe supérieure dirigeante. Plus intriguant encore, dans une ruelle s’amoncellent des habitations vétustes mais le décor est proposé comme complètement vide. Les gens humbles sont invisibles aux yeux des plus fortunés. C’est d’ailleurs dans cette scène que Michelangelo Antonioni fait un acte unique dans son film: celui de refuser la couleur.
Carlotta ressort en salles Le désert rouge en version restauré le 26 janvier prochain.
L’enchantement visuel et le foisonnement de couleurs contrastent intelligemment avec la décrépitude d’une femme en pleine perdition. Michelangelo Antonioni souligne son film pour accentuer l’interprétation libre du spectateur.
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