(They Drive by Night)
1940
Réalisé par: Raoul Walsh
Avec: George Raft, Ann Sheridan, Ida Lupino
Aujourd’hui encore, le concept de “rêve américain” reste bien ancré dans notre société moderne, et par extension l’art s’en fait l’écho. Cette idée que les USA sont une terre d’opportunité où travailler dur peut mener de la pauvreté à la richesse persiste et habite régulièrement les œuvres qu’on consulte. Mais n’idéalise-t-on pas trop un principe qui n’est au final qu’un fantasme? À l’évidence oui, et c’est aux créateurs de venir nuancer ce dogme. Raoul Walsh, le réalisateur d’”Une femme dangereuse”, va s’inscrire dans cette démarche et va souligner les incohérences et les contradictions de cet état d’esprit, tout en subtilité et avec beaucoup de naturel, pour inviter le public à réfléchir autour de cette thèse trop souvent idéalisée.
Pour ce faire, il va s’appuyer sur un scénario de Jerry Wald et Richard Macaulay, adapté d’une nouvelle de A.I. Bezzerides. Un matériel de base qui nous propose de suivre le destin de Joe Fabrini (George Raft), un chauffeur de poids lourd éreinté par des cadences de travail inhumaines. Sur la route, le danger est partout pour Joe et son frère Paul (Humphrey Bogart). À la suite d’un drame, Joe abandonne l’habitacle de son véhicule et son indépendance pour devenir chef mécanicien dans l’entreprise d’un ami et s’établir avec sa petite amie Cassie (Ann Sheridan). Mais même hors des camions, la défiance est partout et Joe va se retrouver plongé dans une machination orchestrée par la femme de son employeur qui semble avoir jeter son dévolu sur notre héros.
Ce qui interpelle peut être le plus rapidement dans “Une femme dangereuse”, c’est la notion de danger autour de laquelle évolue le récit. Raoul Walsh n’impose pas d’antagoniste clair, simplement des hommes moins bons que d’autres mais point de Némésis pour Joe et Paul. Non, ici c’est une menace plus insidieuse qui se niche, terriblement usuelle: l’accident de la route. Les chauffeurs sont contraints de passer leur vie sur le bitume et la mauvaise manœuvre ou le sommeil au volant sont les ennemis du film. Raoul Walsh impose la cabine du véhicule comme un espace calme, où prennent place les discussions les plus intimes et puis tout d’un coup, la mort surgit sans crier gare. Une belle idée de mise en scène.
Intriguant d’ailleurs de constater à quel point le travail parasite la vie privée des chauffeurs jusqu’à devenir leur seule occupation. L’épanouissement personnel est relégué au second plan, le personnage d’Humphrey Bogart par exemple refuse catégoriquement de construire un avenir et de devenir père, contraint par sa sordide besogne. Son emploi s’immisce pernicieusement dans sa sphère familiale et lui dicte ses propres règles. Une profonde mélancolie s’en ressent pour ces hommes aux ambitions simples et pourtant inatteignables: un repas chaud et une femme aimante suffit au bonheur de ces êtres brisés.
« Une Kro! »
C’est une large portion du récit qui est consacrée à cette idée, mais dans la deuxième moitié de son film, Raoul Walsh va venir contrarier la “success story” typique de l’oncle Sam. Dans “Une femme dangereuse”, on se trompe, on galère, on fini enfin par s’élever et un détail va venir nous contraindre à chuter et à tout recommencer de zéro. Le cinéaste profite pleinement de cette partie de son histoire pour tacler la bourgeoisie de son époque, oisive en diable, mais on ne peut pas réduire sa proposition à une simple fronde. Raoul Walsh a pour ambition d’être au dessus de tout cela. De sa charge sociale émane un message plus profond sur la nature humaine.
Face à la dureté et la précarité qui frappe les conducteurs, “Une femme dangereuse” propose une forme d’unité en bas de l’échelle sociale, une camaraderie franche et indéfectible. Les camionneurs sont comme des frères, unis par une douleur commune. On se demande si Raoul Walsh n’idéalise pas un peu trop ce sentiment, puis vient le temps de prendre un pas de recul. Bien sûr que le cinéaste baigne dans une forme de fantasme plus vrai que nature, mais probablement voulu. En éliminant les tensions entre routiers et en soulignant ce qui les réunit, le réalisateur permet au film d’écarter cette problématique pour rester concentré sur son message premier: les conditions de travail inhumaines.
Au casting, on retiendra deux performances, deux second rôles pourtant de premier plan: tout d’abord Humphrey Bogart épatant dans son personnage de bougon terrassé par des années de travail et par la menace des huissiers souhaitant saisir son camion. Tout le charisme légendaire du comédien éclate à l’écran. L’autre interprétation qui nous a saisie c’est celle de Ann Sheridan: on fond pour son personnage en un claquement de doigt et elle conserve une sorte de distance par rapport à l’histoire qui lui permet de gagner en stature.
De quoi contrebalancer la performance de George Raft, pour une fois un peu en-deçà. Cela vient peut être de l’écriture de son rôle, plus mélodramatique que les autres. On a rien contre une bonne dose d’émotions un peu disproportionnée mais ici cette idée cohabite mal avec le portrait de la société. Heureusement, l’ensemble du casting est servi par des dialogues fabuleux, à la répartie cinglante, qui permettent à “Une femme dangereuse” de marquer les esprits. Maîtriser la langue de Shakespeare sera sans doute un plus pour bien apprécier cet aspect: la copie sous-titrée qu’on a pu acquérir ne rend pas hommage aux belles tirades du long métrage et c’est bien dommage.
Faisons fi du côté mélo discret du film qui nous a un peu refroidi pour se féliciter d’avoir vécu une aventure pleine de réflexions intelligentes sur l’état de notre société, encore aujourd’hui.