1976
de: Martin Scorsese
avec: Robert De Niro, Jodie Foster, Cybill Shepherd
Chaque samedi, Les Réfracteurs laissent le choix du film au sympathique générateur de conseils culturels “tastr.us”, en prenant la première recommandation proposée, sans limite d’époque. Cette semaine, Tastr a sélectionné pour nous “Taxi Driver” de Martin Scorsese.
C’est d’abord comme un aveuglement que l’on ressent, un centième de seconde où on ne sait pas vraiment si la vision nous reviendra. C’est l’effet des néons fluorescents qui pullulent sur les grandes avenues. Une intensité à vous flanquer une migraine abominable et un bourdonnement électrique que masquent à peine les klaxons, les hurlements et les rires pourtant assourdissants. Dans le caniveau s’écoule même les jours de soleil un liquide trouble et nauséabond: la bête saigne. Dans cette ville aux allures d’ogre impitoyable navigue une frêle embarcation jaune faite de tôles. Sur sa banquette arrière, la puanteur est presque insoutenable, le chauffeur en est probablement à sa dernière course alors que le soleil se lève. De lui, vous ne verrez jamais que le dos: un anonyme, à peine une silhouette, personne…
Allez, fin de notre prose fabuleuse, revenons à notre ton habituel, plus digeste. On s’excuse, mais il est impossible d’évoquer un si grand chef-d’oeuvre sans tenter d’élever un peu le niveau. Place au cinéma de l’intelligence avec “Taxi Driver”. Réfléchi certes, mais avant tout un long-métrage de chaque sens. Le film se vit, il se touche, il se sent. Plonger dans l’ouvrage de Martin Scorsese c’est avant tout faire la connaissance d’une ville, New York, ici dépeinte comme un véritable personnage à part entière, davantage pourrissant que malade, à l’image de son pays.
Dans ce dédale déambulent les oiseaux de nuit: les soulards, les prostituées et leur macs, les “costards-cravates” en rut, les dealers, les maris cocus et autres voyous en tout genre. Le long-métrage est une collection de personnages aussi éparse que complète.
Pour piloter le taxi, Travis (Robert De Niro bien sûr), un vétéran des Marines (du moins affirme-t-il) qui opte pour ce travail de nuit, étant frappé d’insomnie. Un peu limité intellectuellement et surtout au bord du burnout violent, il tente de faire sens du chaos ambiant qui inonde les rues et se radicalise lentement.
« De Niro qui tente d’aller incognito au cinoche. »
Cet homme est en fait parfaitement inscrit dans un concept de lutte des classes à l’américaine. Son état le condamne au bas de l’échelle sociale et l’enferme dans un carcan qui l’étouffe. Travis aspire à de plus hautes vocations alors que le système le condamne. La collision est inévitable. Pire, elle est créée par la société.
Évidemment, Robert De Niro en virtuose offre l’une de nos performances d’acteurs favorites. À travers un phrasé et tout un éventail de tics nerveux à la manière dont il se tient régulièrement le visage, il fait vivre un homme aussi compréhensible que détestable. Tout simplement l’une des plus belles collaborations entre deux génies du cinéma.
L’autre, c’est le réalisateur, Martin Scorsese. Malgré l’âge de “Taxi Driver”, on y reconnaît déjà la patte du cinéaste, notamment dans l’utilisation de la voix-off toujours à-propos. Créateur dans l’ombre, raconteur fabuleux dans la lumière, Scorsese produit lui aussi une de ses plus belles pellicules, car l’une des plus percutantes. Si le sujet forcément politique est un coup de poing, la réalisation est l’aboutissement technique qui inflige le K.O.
Et pour aiguiller nos deux parangons d’injustice sociale, un thème musical de Bernard Herrmann, tantôt fait de lourdes percussions, tantôt aux accents cuivrés, qui reste invariablement en tête des années plus tard. Chaque sens on vous a dit, y compris l’ouïe.
À toi grand classique je veux te dire tout mon amour. Notre histoire n’aura duré que 2h, mais elle restera à jamais gravée en moi.