1995
de: Wayne Wang
avec: Harvey Keitel, William Hurt, Giancarlo Esposito
C’est l’un de nos jeux préférés depuis qu’on s’est lancé dans l’aventure “Réfracteurs”: s’inspirer des errances artistiques des autres pour alimenter nos séances de visionnage. On aime toute cette saine émulation qui fait la force des cinéphiles modernes et il suffit en général de parler avec passion pour nous convaincre. Si on prend la peine de vous raconter tout ça, c’est parce qu’il y a quelques jours, nos (talentueux) camarades de Ciné Maccro ont publié un très chouette article au sujet de “Brooklyn Boogie” (et on vous invite d’ailleurs à y jeter un coup d’œil avec un petit lien). Immédiatement, ce sont des souvenirs de l’adolescence qui sont remontés dans le petit cœur du Réfracteur qui vous sert aujourd’hui, l’époque où sa cinéphilie s’est affutée et où les œuvres de plusieurs auteurs ont fini par rendre votre serviteur fan d’une ville où il n’a jamais mis les pieds. À tel point qu’il revêt le maillot des New York Knicks frappé du numéro 33 à chaque match de basket des locaux. Mais avant de nous pencher nous aussi sur l’œuvre susmentionnée du duo Wayne Wang et Paul Auster, petit arrêt sur « Smoke« , un autre de leurs films sorti la même année et étroitement lié à “Brooklyn Boogie”.
Le quotidien de Auggie (Harvey Keitel), un revendeur de tabac de New York, se fait au rythme des anecdotes qu’échangent les clients et au fil des rencontres. Son destin va se retrouver entremêlé avec celui de Paul (William Hurt), un habitué et écrivain qui a perdu sa femme dans des circonstances tragiques, et Rashid (Harold Perrineau), un jeune garçon mystérieux que l’auteur héberge brièvement.
En mélangeant ces trois trajectoires distinctes, “Smoke” va dérouler tranquillement toute une définition de la filiation. Pendant presque deux heures, le film va théoriser avec brio le sentiment si complexe qu’éprouve un père pour son enfant. Qu’on l’ait connu ou non, que le destin nous l’ait enlevé ou pas, peu importe! Avec raffinement et classe, le long-métrage va réussir à tisser une toile impressionnante de complexité.
Probablement parce que l’amour parental est loin d’être le seul sujet de réflexion du film. C’est davantage un essai philosophique sur la notion de temps qu’affirment Wayne Wang et Paul Auster. Le temps qui passe et qu’on ne rattrape plus, ou bien ces moments de la vie où ils semblent comme suspendus, ou encore la volonté d’aller immédiatement de l’avant vers le futur: tout cela alimente le foyer principal du film pendant toute la durée de “Smoke” avec une belle maîtrise.
« Ouistiti! »
Pourtant, le long-métrage n’est jamais condescendant. À l’inverse, son propos est vaporeux comme la fumée de cigarette qui donne son nom au film. Impossible de passer à côté, son odeur et sa vision vous obsèdent, mais dans le même temps, impossible de le saisir pleinement. D’ailleurs, le film n’attrape pas sa thèse de manière idiote mais se contente plutôt de la contenir pour qu’elle se développe seule.
Pour preuve, la retenue visuelle dont fait preuve “Smoke”. Sa réalisation n’a rien de tape-à-l’oeil, bien au contraire. En s’appuyant sur de riches dialogues, Wayne Wang et sa caméra se font intimes et bienveillants. On ressent tout l’amour pour ce quartier de New York et cette adoration est contagieuse. L’oeuvre n’a besoin que d’une poignée de lieux pour être suffisamment dense.
Grâce à cette subtilité, le moindre mouvement devient important. Prenons en exemple concret le cadre qui se resserre sur le visage de certains personnages pendant un monologue: c’est du langage cinéma classique pour donner de la contenance au propos, mais ici, c’est fait si rarement que ça fonctionne magnifiquement à chaque fois. En seulement deux ou trois tirades, “Smoke” se réapproprie parfaitement cette grammaire.
La narration par l’objet est elle aussi notable et saluable. Alors que chaque année, des dizaines de blockbusters alignent des budgets pharaoniques pour finalement se réfugier derrière un schéma classique (récupérer l’objet, vaincre le vilain), ici Wayne Wang ne va pas en faire un moteur mais plutôt une aide au visionnage. Le contenu d’un sac en papier qui passe de mains en mains ou un appareil photo qu’Auggie garde précieusement: dans les deux cas, le film ne se repose pas là-dessus mais utilise plutôt cette approche pour alimenter ses métaphores.
Les héros de ce long-métrage sont humbles, ordinaires, et c’est pour ça qu’ils fonctionnent si bien. En chef de file, en mentor presque pourrait-on dire, Harvey Keitel crève l’écran. Tous les superlatifs lui ont déjà été adressés dans sa carrière et “Smoke” est l’une de ses plus belles partitions. Alors que le film ne se déroule que dans une poignée restreinte de lieux, l’acteur semble toujours au sommet de sa forme pour donner encore un peu plus d’épaisseur à un film déjà si complet.
C’est presque impossible de résumer complètement “Smoke” tant son propos est paradoxalement dense et vaporeux. Avec authenticité et amour, Wang et Auster délivrent une pellicule magnifique qui parle à tous.