Mogambo

1953

réalisé par: John Ford

avec: Clark GableGrace KellyAva Gardner

Mogambo”: une expression swahilie qui signifierait “passion” si on en croit les fins fonds d’internet qu’on a dû explorer pour vous donner toutes les cartes afin de comprendre le film de John Ford. D’extase romantique, il va en être particulièrement question dans cette grande fresque amoureuse qui se joue sur fond de savane africaine, au milieu des terres sauvages où l’homme et la faune locale cohabitent. Victor Marswell (Clark Gable) est un aventurier qui capture les animaux pour les revendre aux zoos du monde entier. Par un improbable concours de circonstances, la belle Eloise (Ava Gardner) va gagner son campement et lier une relation intime avec Vic. Leur idylle naissante va être mise à mal par l’arrivée d’un jeune couple d’anthropologues venu observer les gorilles, et tout particulièrement par la femme de ce duo, la charmante Linda (Grace Kelly), pour qui le personnage de Clark Gable va fondre et remettre en cause ses principes d’homme solitaire et froid.

Terre d’Afrique

La terre, les autochtones, la faune et la flore sauvage: John Ford joue la carte du dépaysement total avec “Mogambo”. Le cinéaste fait de l’Afrique un personnage à part entière de son histoire et peut-être encore plus profondément un témoin de son récit qui reflète les émotions de ses personnages. C’est parfois un cadre paradisiaque qui invite au romantisme, parfois des animaux sauvages qui traduisent la notion de danger permanent. Toute la magie du continent se retrouve sur la pellicule et même si certaines séquences confinent plus au safari photo qu’au véritable cinéma, on pardonne facilement cet écueil devant tant de beauté.

Dans ce royaume naturel évoluent des hommes et des femmes qui semblent presque anachroniques dans ce décor. La géométrie humaine s’oppose à la sauvagerie de ces terres presque inexplorées. On garde ainsi facilement en tête les fastueuses robes d’Ava Gardner aux coupes sèches et souvent colorées, qui viennent perturber l’équilibre naturel pour mieux affirmer ce personnage. Un procédé délicieux visuellement qu’on pourrait également appliquer à la solide charpente de Clark Gable et à son maintien droit. John Ford utilise ses protagonistes pour magnifier son environnement, et inversement.

Avec une certaine classe, le réalisateur va aussi jouer de l’éclairage pour donner à sa romance une autre stature. Le soleil se couche sur la savane et ses derniers rayons se reflètent sur le fleuve voisin: immédiatement, les acteurs face à ce somptueux spectacle voient leurs silhouettes se cercler d’une teinte dorée qui rend la scène presque magique. Une aura particulière se dégage des comédiens et achève de nous transporter à l’autre bout du globe.

« Clark Gable et son gros fusil. »

La méthode John Ford

On retrouve dans “Mogambo” la façon caractéristique de John Ford pour délimiter des personnages très marqués, voire ici un brin caricaturaux. Avec une certaine facilité, on peut par exemple rapprocher Vic d’un shériff autoritaire, Eloise d’une femme affirmée et débrouillarde et Linda d’une fragile princesse: autant d’archétypes que le cinéaste a employé à des dizaines de reprises dans les westerns qui l’ont rendu célèbre.

C’est légèrement perturbant dans le premier tiers du film qui installe la relation entre Clark Gable et Ava Gardner. On craint pendant cette phase que le film ne sombre dans la comédie romantique facile, d’autant plus que les deux têtes d’affiche, sans démériter, sont un peu dans des interprétations classiques de personnages connus. Il faut attendre la venue de Grace Kelly pour que d’un coup, le récit prenne une autre stature. Indubitablement plus inspirée que le reste du casting, elle nuance davantage son rôle et tire le reste des acteurs vers le haut, jusqu’à donner au film un sentiment plus profond.

Autre marque de fabrique du cinéma de John Ford: les dialogues tranchants. Leur écriture apparaît excellente dans “Mogambo”, chaque réplique d’Ava Gardner est comme un coup de fouet, chaque réponse de Clark Gable appuie son côté irascible et chaque tirade de Grace Kelly restitue la vulnérabilité de son personnage. Chacun a sa personnalité propre et John Ford saisit que pour mener à bien son long-métrage, il doit appuyer sur les différences qui opposent ces protagonistes.

Avec un certain panache, le cinéaste va aussi insister sur le conflit d’intérêt qui existe entre ceux qui rêvent de l’Afrique et ceux qui la vivent. Vic est un loup solitaire mais au fait du monde dans lequel il évolue, et face à lui défilent des gens de passage qui ne saisissent pas la complexité naturelle et politique de ces terres sauvages. Clark Gable assume le rôle de guide, mais aussi de gardien de cette nature encore indomptée.

Triangle amoureux

Dans ce décor somptueux se joue une histoire d’amour aux accents de tragédie. Alors que Linda se précipite dans les bras de Vic, c’est une romance empreinte de culpabilité pour le mari trompé que va imposer John Ford. Mais peut-être plus profondément que cela, si on se laisse aller à l’interprétation, le cinéaste oppose l’amour pragmatique et la passion sans raison. On retrouve dans ses rapports affectifs le caractère du personnage de Clark Gable vis-à-vis de la nature: il ne tue pas, il capture. En appliquant ce dogme à ses conquêtes, on saisit le dilemme moral qu’éprouve le héros et sa crise de conscience face à ses sentiments. Il ne souhaite pas faire souffrir inutilement Linda et va lutter contre lui-même. Il y a une vraie cohérence chez ce protagoniste, parfaitement dessiné par John Ford, qui est aussi vraisemblable que fataliste.

Le réalisateur s’écarte de la romance facile hollywoodienne pour aller vers du moins commun, du plus douloureux. L’amour n’est pas que du bonheur absolu dans notre réalité, il est aussi fait d’épreuves à surmonter et “Mogambo” en fait un thème central. Il n’y a pas de bons ou de mauvais personnages dans le film, simplement des humains en proie à leurs instincts et qui tentent de faire de leur mieux dans un contexte étouffant. L’affection profonde rime avec sacrifice, s’éprendre de quelqu’un est coûteux émotionnellement et le lâcher-prise s’impose parfois. Le long-métrage s’affirme comme une théorie pertinente de la romance, ou plutôt du “Mogambo”.

Mogambo” comporte quelques petits défauts gênants: un côté contemplatif parfois trop affirmé, et un premier tiers un peu laborieux. Mais comment ne pas succomber devant ces paysages paradisiaques de l’Afrique et adhérer au propos de fond du film qui réussit à prendre de l’ampleur avec le temps. Un long-métrage solide et efficace.

Nicolas Marquis

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