Da 5 Bloods

2020

de: Spike Lee

avec: Delroy LindoJonathan MajorsClarke Peters

Il y a des réalisateurs avec qui on tisse une certaine complicité au fil des années. Leurs combats nous parlent, résonnent en nous, et même dans leurs œuvres les moins abouties on y reconnaît une part de nous-mêmes. C’est presque une amitié, preuve en est le petit sourire qu’on esquisse quand le cinéaste utilise des ressorts autour desquels il a souvent travaillé. À ce jeu, Spike Lee a une place toute spéciale dans le cœur de vos Réfracteurs. On a grandi avec lui, on s’est indigné avec lui, on a vibré avec lui et notre cinéphilie s’est aiguisée grâce à lui. De la curiosité, on en avait donc pas mal avant d’aborder “Da 5 Bloods”, et découvrons avec joie que Spike Lee va au bout de nombreuses démarches qu’il a abordées au long de sa carrière pour en tirer la quintessence.

L’histoire, vous l’avez probablement déjà survolée au gré de vos errances récentes sur Internet: 4 vétérans noirs du Viêt-Nam retournent en Asie pour mettre la main sur des lingots d’or qu’ils avaient dissimulés pendant la guerre. Sur le chemin, ils vont discuter, s’unir ou encore se confronter et bien sûr, se remémorer leurs souvenirs funestes du conflit, et tout spécialement la mémoire de leur frère d’armes tombé pendant le conflit, Norman (Chadwick Boseman).

Pour prouver ce que nous avancions concernant le travail de Spike Lee et sa volonté d’aller tout au bout de ses démarches, commençons par le plus évident, le visuel. Et premier rictus complice: le cinéaste va encore plus loin dans le jeu de cadrage qu’il a travaillé tout au long de sa carrière. En se jouant du ratio de l’image tout au long du film, il nous rappelle d’innombrables souvenirs. Mais surtout, suivant le format adopté, le réalisateur va utiliser un sentiment différent. Ainsi, des images filmées comme avec une caméra de vacances nous plongent dans l’enfer de la jungle avec les 4 comparses, alors qu’un 16/9 plus traditionnel nous invite à une forme de cinéma plus empirique.

Encore plus parlant, son travail sur l’étalonnage et le grain de l’image. En variant la palette de couleur, c’est une émotion totalement différente que Spike Lee peut faire naître dans nos coeurs. Idem pour les flashbacks de la guerre, où l’aspect de l’image sert à attester d’une autre époque avec un naturel total. C’est une véritable conjugaison spécifique que le cinéaste revisite.

Et puis il y a la musique, dont on est tombé fou amoureux. Alors soyons honnêtes, quand l’essentiel des mélodies du film sont tirées du répertoire de Marvin Gaye, Spike Lee c’était déjà largement mis Les Réfracteurs dans la poche. Mais notre constat, on l’étend également aux compositions originales de Terence Blanchard. La complicité avec Spike Lee est totale pour celui qui a composé l’essentiel de ses OST. Toujours prompt à apporter un niveau de dramaturgie supplémentaire avec ses accords, Blanchard va lui aussi tout au bout de lui-même.

« Quand quelqu’un a détruit ton chateau de sable »

Même si une partie du récit est fatalement ancrée dans le passé, Spike Lee en tire tout un tas de réflexions autour de la situation actuelle des USA et de la place des noirs dans une société qui continue de les haïr. Avec des scènes de speakerine censée démoraliser les soldats pendant le conflit, il va dresser un pont temporel entre la guerre du Viêt-Nam et l’actualité. Une fois de plus, le cinéaste utilise l’Histoire pour appuyer ses démonstrations politiques toujours pertinentes. Il se refuse à accabler uniquement les blancs, et lorsqu’il désigne l’un des 5 bloods comme un pro-Trump, casquette partisane vissée sur la tête, on comprend que le réalisateur va tacler à la gorge une Amérique dysfonctionnelle dans son ensemble. Cette casquette va d’ailleurs devenir un véritable symbole fort du film, et on constate le coeur lourd que les récents troubles raciaux aux USA étaient presque anticipés par Spike Lee.

À une échelle plus personnelle, Spike Lee va aussi démonter le monde du cinéma, et réfléchir à la représentation et l’iconographie américaine. En substituant le héros blanc habituel, remplacé par une bande d’anciens GIs noirs, il théorise autour de l’absurdité du film de guerre à l’américaine. Dans des scènes volontairement sanguinolentes, où le réalisateur adopte la grammaire du cinéma d’action, il avance une thèse follement intéressante: pourquoi admet-on un héros blanc plus fort que tout alors que des soldats noirs dans la même situation apparaissent grotesques? A dessein, Spike Lee avance ouvertement une théorie: il n’y a pas de Rambo, ni blanc, ni noir. Au détour d’une scène, il va même représenter des blancs entravés à la manière d’esclaves. Il inverse pour mettre en évidence.

Le choix de Chadwick Boseman pour interpréter le plus héroïque des Bloods, celui tombé pendant le conflit, interpelle forcément aussi. Pour construire ce héros, Spike Lee fait appel à celui qui a incarné Black Panther: une façon une fois de plus d’essayer de délimiter un héros noir puissant, profond, réfléchi. En optant pour le plus super-héroïque des acteurs noirs, le cinéaste érige un peu plus un mythe qu’il peut critiquer à loisir pour démontrer son absurdité.

Car en dehors des questions raciales, “Da 5 Bloods” apporte tout un tas de pistes de réflexions additionnelles que l’on peut appliquer à l’être humain en général. L’exemple le plus évident est sans doute cette quête des lingots et comment un tel magot va diviser ces frères d’armes. L’argent corrompt tout, même les camaraderies les plus fortes. C’est l’un des autres messages du film, l’un des plus importants, au sein duquel Spike Lee déconstruit le mythe de l’esprit de famille des GIs. Ce butin représente aussi ce que l’Amérique a laissé derrière elle en quittant le Viêt-Nam: aucune valeur autre que celle de l’argent et comme l’un des Bloods l’affirme “Il suffisait d’ouvrir quelques Mcdos pour gagner la guerre”.

En utilisant le PTSD d’un des héros, Spike Lee renverrait même aux luttes plus actuelles qui émaillent notre société. Ce syndrome post-traumatique, c’est celui de toute une génération de gens stressés, pressés, essorés par l’époque actuelle. Le cinéaste nous plonge tellement dans l’intimité de ces GIs qu’on finit par s’y sentir intégré et on assimile que nos combats à nous, difficile à mener aussi, sont soulignés. “Da 5 Bloods” ne peut être réduit simplement à la question raciale, c’est tout une société devenue folle dans son emballement que le film englobe et le PTSD n’est pas uniquement le symbole d’un manque de reconnaissance, mais plutôt une invitation à devenir nous aussi des Bloods.

Da 5 Bloods” est l’un des Spike Lee les plus complets et réfléchis depuis longtemps. Sa liberté est totale et le cinéaste réussit à aller au bout de lui-même pour livrer une histoire à la portée universelle, plus que jamais tristement d’actualité.

Nicolas Marquis

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