(The Conversation)
1974
réalisé par: Francis Ford Coppola
avec: Gene Hackman, John Cazale, Allen Garfield
Disséquer un film, c’est le plus souvent s’intéresser à l’aspect visuel. On multiplie les arrêts sur image, on s’extasie devant la composition d’un plan ou on se régale face à un jeu d’éclairage virtuose. Mais étudier la sphère sonore est souvent plus complexe: tout se joue à quelques nuances près, au ressenti d’un bruitage ou à une poignée de décibels de plus ou de moins. Cette notion auditive, elle va être au centre de “Conversation secrète” de Francis Ford Coppola, le moteur à la fois de son intrigue mais aussi de l’appréciation formelle de la forme que prend l’œuvre.
Partir d’un simple son pour tisser une enquête, c’est assez peu commun. On peut penser à “Blow Out” de Brian de Palma mais impossible de se dire que les exemples pullulent. C’est pourtant le pari que va faire Coppola dans ce qui prend parfois des allures de thriller politique. Harry Caul (Gene Hackman) est un génie de la mise sur écoute, adulé dans le milieu. Il a espionné dans le plus grand secret des centaines de conversations privées, mais alors qu’il exécute une nouvelle tâche pour un contacteur privé, ce qu’il va entendre va le troubler et le forcer à se remettre en cause sur une échelle très intime.
On retrouve donc dans ce film le savoir-faire de Coppola pour tisser des portraits complexes et très introspectifs de personnages singuliers. Pendant tout le long-métrage, le cinéaste va raffiner peu à peu la vision que l’on se fait de Harry Caul, passant par instants par de longs moments de silence solitaires pour appuyer la réflexion. Mais ici, l’absence du bruit prend fatalement une tournure spécifique alors qu’à de très nombreux instants, on est bombardé par le brouhaha ou des distorsions sonores. On joue sur une autre sensation, plus instinctive.
Rien ne fonctionnerait dans “Conversation secrète” si le film n’était pas un véritable bijou de montage et de mixage sonore, offert par Walter Murch. Il faut voir l’œuvre comme un diamant auditif brut que les équipes du film vont polir et raffiner pendant 2h. Chaque nuance de basse ou d’aigu compte, tout ce qu’on entend et ce qu’on tait prend de l’importance. C’est l’oreille qui guide le spectateur et le perd parfois volontairement. Il y a une grande maîtrise de la part de Coppola dans cette façon de toujours revenir à la même conversation pour en tirer une idée différente et ainsi faire avancer son intrigue.
« La vie de plombier »
Cela ne veut toutefois pas dire que le plaisir de l’œil est oublié. Dans quelques scènes grandiloquentes, Coppola avance Harry comme effroyablement petit, perdu dans une prise de vue en grand angle. On pense immédiatement à cette scène où le personnage de Gene Hackman se confie à une jeune beauté dans son atelier, se montrant fragile et vulnérable. Le décor écrase notre héros, l’enferme géométriquement et appuie cette sensation. Cette idée n’est qu’un exemple de ce que Coppola réussit à proposer dans “Conversation secrète” pour torturer et aller au plus profond de ce protagoniste, sans jamais empiéter sur le fil conducteur sonore.
Deux notions voisines vont cohabiter pour mieux définir Harry. D’un côté, un sens de la paranoïa profond et solidement ancré dans ce personnage. On se retrouve face à un homme qui a passé sa vie à espionner sans morale la vie des autres et qui se rend compte d’un seul coup que lui-même peut être épié. C’est une destruction des repères que livre Coppola, la vie d’un être qui vole en éclat alors qu’elle semblait réglée au millimètre. Harry Caul passe par instants pour le dindon de la farce et s’en retrouve furieux.
L’autre idée motrice du film, et elle va être encore plus omniprésente que la paranoïa, c’est sans conteste le sentiment de culpabilité qu’éprouve le personnage de Gene Hackman. Harry Caul se gargarise d’être un perfectionniste dans son travail qui ne pense pas au contenu des écoutes mais bien plus à la qualité sonore. Du jour au lendemain, cette position dominante va être mise à mal et le fil scénaristique va forcer notre héros à se remettre en cause, à s’autocritiquer. En rendant humain cet homme froid, Coppola le force à devenir spectateur du mal qu’il engendre alors que le contrôle de la situation lui échappe totalement.
Parfait exemple de ce que peut être la perfection sonore au cinéma, “Conversation secrète” s’écoute presque plus qu’il ne se regarde. Un portrait sans concession d’un homme froid, forcé de faire face à ses erreurs.