2023
Réalisé par : Barbet Schroeder
Avec : Ricardo Cavallo, Barbet Schroeder
Film fourni par Carlotta Films
L’odyssée du trait
À la confluence de deux parcours distincts, une amitié naît, s’épanouit durant quarante années de partage et trouve désormais une nouvelle expression dans le film Ricardo et la peinture, rencontre entre l’art pictural et le cinéma documentaire. Fruit de l’admiration mutuelle que se vouent le plasticien Ricardo Cavallo et le réalisateur Barbet Schroeder, le long métrage s’impose au spectateur telle une étude érudite des méthodes de travail du peintre, puis plus intensément, comme une plongée dans l’Histoire du troisième art où la sublimation d’une œuvre mène à la découverte féérique de dizaines d’autres toiles. Gardien d’une sagesse propre aux amoureux d’une discipline, Ricardo Cavallo accepte de parler de lui, mais il sait avant tout faire vivre les toiles de Monet, de Velasquez ou du Caravage avec une énergie débordante et une joie délicieusement communicative. De son enfance argentine aux côtes du Finistère, le vieux savant a observé le monde en traits de pinceaux, entretenu une fascination sans cesse renouvelée pour la faune, la flore et plus ponctuellement pour les paysages urbains des toits de Paris, qu’il observait depuis son minuscule atelier et qui lui ont permis d’élaborer son œuvre La Ville, en 1987, faite de plaques assemblées, une technique originale qu’épousera pleinement l’artiste par la suite. Ricardo Cavallo s’exprime alors sous l’égide du galeriste Karl Flinker, l’entremetteur visionnaire qui organise la première rencontre entre le peintre et Barbet Schroeder. Deux sensibilités s’accordent désormais, celle d’un éternel rêveur des toiles et celle d’un cinéaste qui a vécu au plus près l’émergence de La Nouvelle Vague et notamment le goût de ses auteurs pour l’art moderne. Deux grands enfants se côtoient aussi enfin, sans savoir alors qu’ils partagent un trait commun, l’exaltation juvénile pour l’art. Quelques années auparavant, les deux hommes étaient alors aux antipodes du globe, mais dans la tendresse de leurs jeunes années, l’argentin délaissant ses études à l’école vétérinaire pour devenir un peintre reclus fait presque la même expérience divine que celle du futur cinéaste, errant dans les couloirs du Louvre, pendant que sa mère qui a quitté Téhéran tente de subvenir aux besoins de son foyer.
“Elle nous laissait souvent seuls au Louvre, dans la salle des antiquités grecques. Le Louvre était un peu ma maison, même si je n’en connaissais pas toutes les pièces…”
Barbet Schroeder dans le dossier de presse du film.
Aujourd’hui, Barbet Schroeder et Ricardo Cavallo ont vieilli mais ils ont conservé leur goût de l’onirisme, leur capacité à s’émouvoir devant les grands chef-d’œuvre de la peinture. Peut-être plus qu’une preuve d’amitié, Ricardo et la peinture est avant tout une invitation à partager cet appétit insatiable pour la beauté. De sa maison bretonne à son ancienne chambre de bonne parisienne, de ses essais infructueux de représentation d’une grotte littorale à un voyage épique à travers des milliers d’années d’Histoire picturale, Ricardo Cavallo est un guide passeur de savoir qui s’enthousiasme de transmettre ses connaissances.
La méthode Cavallo
Le travail de Ricardo Cavallo est une perpétuelle quête de réinvention, de redécouverte de méthodologies plastiques de temps anciens, remises au goût du jour pour trouver une malice moderne. Le peintre découpe et déstructure ses œuvres, fait de chaque fragment de ses tableaux une entité à part entière, élaborée sur son propre support, petits riens d’un grand tout. En Dieu rieur de son royaume, Ricardo Cavallo assemble les pièces de son labeur de plusieurs mois, avant de décréter fermement que le résultat est médiocre et qu’il faut tout recommencer. Son acharnement mâtiné d’intransigeance envers soi-même est une prise de risque constante. Pris dans le tourbillon des gouaches, des huiles et des crayons, l’artiste pourrait se perdre dans sa tentative de capture d’un instant fugace. Son obstination s’apparente à une folie primale. Qu’importe le risque d’effondrement de la falaise sous laquelle Ricardo Cavallo peint, qu’importe le rythme des marées qu’il faut suivre scrupuleusement sous peine d’être prisonnier de la mer, qu’importe le temps ou la lumière qui ne sont que rarement cléments : personne ne peut voir exactement ce que contemple l’œil du peintre tant que sa mosaïque démente n’est pas assemblée.
Ricardo et la peinture est en ce sens autant une œuvre sur la peinture que sur les hommes qui ont un jour décidé de tenir le pinceau. Barbet Schroeder entend nous plonger dans l’envers du décor de la création artistique, mais selon un échange équilibré avec son ami. Le film est centré sur Ricardo Cavallo et sa formidable érudition, mais puisque le plasticien consent à se mettre à nu, alors le réalisateur du documentaire doit lui aussi se défaire de l’apparat usuel. Si on distingue quelques artifices de mise en scène, Barbet Schroeder n’est globalement que peu soucieux d’enjoliver son long métrage. À l’inverse, puisqu’il perce les mystères de la peinture, lui aussi accepte de révéler ses assistants et ses caméras, de laisser percevoir des perches ou des câbles. L’équipe de tournage de Ricardo et la peinture devient même active dans l’exploration de la mémoire de Ricardo Cavallo, elle achemine avec lui les toiles de son passé. Le cinéaste étudie son sujet comme au microscope, mais il accompagne aussi le voyage, et laisse même l’artiste observer un bref instant le monde à travers un objectif. Barbet veut voir ce que regarde Ricardo, et inversement.
Le documentariste reste néanmoins conscient des limites de son exercice, et s’interdit d’émuler le mode de vie rigide de son ami. Ricardo Cavallo n’a besoin de presque rien d’autre que son matériel de peinture pour être contenté. Par désintérêt davantage que par sacrifice, il s’est plongé dans un mode de vie profondément ascétique, explorant son fort intérieur comme il le faisait plus jeune lors de ses exercices de méditation. Quelques livres et un peu de riz suffisent à l’ermite des toiles pour être heureux, sa nourriture est spirituelle, elle est nichée dans chaque arbre et chaque pierre qu’il représente. Il se repaît de l’instant évanescent de communion avec son environnement qui précède la peinture. L’altruisme et l’affabilité de Ricardo sont contrebalancés par la profonde introspection qu’il s’impose au quotidien. Dans le jardin secret des silences qui ponctuent parfois son discours, il laisse aller ses pensées secrètes, comme lorsqu’on lui demande s’il est croyant. Pourtant, l’aventurier intérieur revient toujours vers l’autre, d’un mot qui apostrophe l’interlocuteur pour l’inclure dans la conversation. Le plasticien ne disserte pas, il dialogue.
Ricardo et la peinture prend alors des allures de portrait d’une figure mystique. Messie des chevalets, le peintre est détenteur d’un savoir absolu, en parfaite symbiose avec le monde qui l’entoure et le temps qui s’écoule. Il est presque décrit comme un être omniscient, divin, gardien des vérités mais surtout d’une bonté inaliénable, ivre de dispenser ses connaissances.
“Le film de Rossellini Les onze Fioretti de François d’Assise (1950) était une de mes références majeures et, très vite, j’ai vu en Ricardo un François des temps modernes. Il y a chez lui une dimension chrétienne. Il attire les gens, qui se rassemblent autour de lui, qui sentent et savent qu’avec lui ils seront écoutés, auxquels il parle avec une simplicité, une générosité absolue. Et on en vient, presque naturellement, à voir en lui une sorte de saint moderne”
Barbet Schroeder dans le dossier de presse du film.
Ricardo Cavallo est en réalité lui-même à la recherche d’un dessein divin qui se cache derrière les motifs qui l’obsèdent. Celui qui goûte à l’art tribal inca savoure pareillement des grandes toiles de la Renaissance. Il rayonne sur le film, mais au fond de lui sommeille encore le jeune garçon extasié par la découverte de La forge de Vulcain de Velasquez, sa figure tutélaire spirituelle. Ricardo ne semble pas vouloir peindre un arbre ou une grotte selon une rigueur représentative rigide, il se passionne pour l’émotion profonde qui naît en lui, il veut communiquer cet amour soudain qui l’étreint, la sensation plutôt que le visuel. Il emprunte alors la voie de Monet et des saules pleureurs que le peintre du siècle dernier a décliné de multiples fois en tendant toujours davantage vers l’abstraction.
Éducation artistique
Même s’il se pâme devant la perfection d’une toile à la technique irréprochable, Ricardo Cavallo fait de cette éducation au ressenti son principal enseignement. Le sentiment prime sur l’étude technique, pour l’œuvre de l’argentin comme pour celle des grands maîtres, car si la méthode peut être transmise, l’affect est inné. Ricardo et la peinture fait de ses spectateurs de véritables élèves de l’artiste, instituteur du cœur plutôt que du trait. Le vieux sage est un argonaute de l’Histoire de l’art qui embarque son équipage de la Grèce antique à l’art contemporain, avec la passion pour seule boussole. Pris dans le flot des tableaux, le public est guidé par l’érudition sans borne et l’altruisme sincère du plus merveilleux des conteurs. Rarement le troisième art a été disserté avec autant d’enthousiasme. Ricardo semble né pour nous narrer la merveilleuse histoire de la peinture.
“Dans une vie, on rencontre peu de gens comme lui. Ricardo est un homme d’une sensibilité unique, d’une ouverture aux autres exceptionnelle, d’une générosité de tous les instants”
Barbet Schroeder dans le dossier de presse du film.
Lui-même voyageur durant une importante partie de son existence, entre son Argentine natale, l’Italie, l’Espagne, Paris ou encore la Bretagne, Ricardo Cavallo invite ses interlocuteurs à faire un pèlerinage pictural et à prendre conscience que la plénitude est située dans l’ouverture vers le monde extérieur. Il est en symbiose avec son environnement, soucieux de ne pas se chauffer pour rester proche de la température à laquelle sont soumis ses modèles, mais dans la caverne de sa chambre, il cache un trésor littéraire qui lui fait parcourir la Terre entière dans le confort spartiate de son lit. Dans son atelier, deux représentations datées du XVIème siècle sont juxtaposées : la première est une toile religieuse italienne, la seconde une photographie d’une statue aztèque de la divinité Coatlicue dans un rite sacrificiel. À la recherche d’une représentation du sacré pourtant invisible, les hommes ont emprunté des chemins radicalement différents, mais ces deux voies coexistent et dialoguent dans le petit appartement de Ricardo.
L’important n’est alors plus le sujet des tableaux, qui par ailleurs sont soumis à différents diktats selon les époques, mais bien l’aboutissement de la transmission du savoir, doter les générations à venir d’outils et de savoirs propres à exprimer les rêveries de leur imagination, les objets de leur obsession. Ricardo confie ainsi qu’avant même de se considérer peintre, il nourrissait le souhait inébranlable d’enseigner. L’école de dessin qui juxtapose son appartement, entièrement gratuite, est son leg. Un espace clos et infini à la fois, où les jeunes enfants ne sont plus limités par les contraintes matérielles, ne sont plus moqués si le talent leur fait défaut, ils sont libres face aux possibilités innombrables de la feuille blanche.
“Les enfants permettent de souligner une des caractéristiques essentielles de la personnalité de Ricardo, sa générosité folle, l’attention qu’il témoigne à tous, son obsession de la transmission, sa passion du partage”
Barbet Schroeder dans le dossier de presse du film.
Ricardo encourage pourtant ce qu’il pratique lui-même et qu’il appelle “l’imagination active”. L’acte pur et originel de peindre, comme si personne n’avait peint avant nous. Dans la forêt des songes, il part à la conquête de la forme originelle, de l’intention bestiale, de la fureur et de la beauté. Normalement réservés à ses yeux seulement, ces cahiers de croquis d’un fol imaginaire s’affichent à l’écran. À son ami Barbet Schroeder, Ricardo Cavallo confesse tout.
EN BREF :
Difficile de résister à l’enthousiasme fou dont fait preuve Ricardo et la peinture. Néophyte des arts graphiques ou érudit se laisse gagner par la passion démesurée d’un homme fascinant.
Ricardo et la peinture est disponible en Blu-ray et DVD chez Carlotta Films, avec en bonus :
- Une présentation du film par Barbet Schroeder, enregistré à la Cinémathèque Suisse lors de l’avant-première
- Les leçons du peintre Ricardo Cavallo
- Une bande annonce
- le dossier de presse du film