2022
Réalisé par : Alain Ughetto
Avec : Alain Ughetto, Ariane Ascaride, Stefano Paganini
Film fourni par Blaq Out
Début du XXème siècle, au nord de l’Italie, dans les montagnes Piémontaises. La famille Ughetto et les habitants du petit village d’Ughetterra, au pied du Mont Viso, vivent dans la pauvreté et leur existence est devenue difficile. Ils rêvent de partir ailleurs et de tout recommencer. C’est derrière les Alpes, en France, qu’elle trouve un nouveau départ.
Lorsqu’Alain Ughetto, leur descendant, part sur les traces de ses grands-parents, Luigi et Cesira Ughetto, dans leur village natal, il se rend compte qu’il ne reste plus rien d’eux, presque tout a disparu, comme s’ils n’avaient jamais existé. Le réalisateur ne veut pas que le combat de sa famille et celui des habitants du village tombe dans l’oubli et souhaite rendre honneur à ces petites gens qui ont tout fait pour donner une chance à leur famille. Lorsqu’il découvre le recueil du sociologue italien Nuto Revelli, Le monde des vaincus, il décide alors de retracer leur histoire à travers un court, mais intense, film d’animation en stop-motion, récompensé notamment au Festival d’Annecy, Interdit aux chiens et aux italiens, désormais disponible chez Blaq Out.
Alain Ughetto n’a pas connu son grand-père, Luigi, et très peu sa grand-mère, Cesira. Son œuvre se construit au fil d’un dialogue fictif avec cette dernière, entremêlant animation en stop-motion faite de marionnettes en pâte à modeler et de prises de vues réelles, exclusivement les mains du cinéaste. Le réalisateur interroge son aïeule, qui transmet son histoire comme on raconte un conte à un enfant, et prend une part active dans le déroulé du film et explore les souvenirs issus de cartons. Deux mondes se côtoient tout au long de cette fresque italienne, leurs deux univers ne cessent de se confronter et d’interagir ensemble. Les objets qui servent au décor du créateur se retrouvent parfois dans le monde animé de la famille Ughetto. Il n’a pas vécu leur histoire mais il en est l’héritier et en devient acteur, s’immisçant dans leur vie, rendant plus fort le côté poétique et nostalgique de son récit, lui accordant par moments une petite touche comique. L’animation brute et les échanges avec son œuvre nous évoquent d’ailleurs un court-métrage animé découvert cette année dans le cadre des Oscars, An Ostrich Told Me The World Is Fake And I Believe It, où l’auteur intervenait dans sa création. Le long-métrage est un vrai film d’artisan, façonné avec les mains, leg du savoir-faire familial et qui permet aujourd’hui de créer cette histoire et de la raconter. Alain Ughetto tenait à ce que son film soit “bricolé”, par passion et reconnaissance de l’héritage laissé par ses ancêtres ouvriers. Les décors utilisés dans le récit sont d’ailleurs des objets récupérés sur leur territoire natal, Ugheterra, témoignant de leur quotidien : les brocolis qui deviennent des arbres, le charbon des montagnes, les châtaignes qui sont une des rares sources de richesse… Interdit aux chiens et aux italiens est une affaire de transmission, d’expérience et de culture.
Alain Ughetto ne cherche pas seulement à comprendre et à rendre hommage à ses aïeuls, l’universalité et l’intemporalité de son récit sont frappantes. Il ne s’agit jamais que de sa famille, il est question de tous les Ughetto, de ces nombreuses familles italiennes qui ont voulu fuir la misère et le fascisme, et de toutes ces personnes qui s’échappent encore de leur pays aujourd’hui un peu partout dans le monde et rêvent d’une vie meilleure. Les Ughetto ne sont pas seulements les ancêtres du cinéaste à qui il veut rendre hommage, ils synthétisent les rêves et angoisses de tous les grands-parents italiens qui se sont battus aussi à cette époque, de tous les immigrés d’hier et d’aujourd’hui, tous les travailleurs qui ont vécu la misère, ceux qui n’avaient plus rien et qui ont un jour rêvé d’une vie meilleure dans un autre pays.
Les grands-parents d’Alain, Luigi et Cesira, étaient paysans et charbonniers, ont tout perdu, ou presque, sauf l’espoir. Les ouvriers italiens sont exploités, ils sont de la main d’œuvre docile, mais du travail leur est offert et leur donne le courage de traverser la frontière et de croire en une existence plus tranquille. Une exploitation facile pour les français, alors que presque plus rien ne retient les italiens chez eux. Ils triment pour un salaire de pacotilles, construisent des routes et des tunnels, et nombreux sont ceux qui meurent à la tâche, dans l’indifférence générale. Ils ne sont que de petites mains invisibles construisant l’avenir du pays, répondant aux besoins de la patrie pour sauver leur peau. Les choses ont-elles réellement changé plus d’un siècle plus tard ? Pas vraiment, quand on voit par exemple la manière dont le Qatar traitait ses ouvriers, immigrés, dans le but d’avoir de beaux stades flambant neufs lors de la Coupe du monde 2022. Mais lorsqu’on a pas de travail, plus de richesses, que la nourriture manque, quelle autre solution que d’accepter le peu qui s’offre à nous ?
À l’aide de ses décors parfois fantaisistes, Alain Ughetto rappelle la précarité qui touchait sa famille et la fragilité du monde qui les entoure. Les maisons sont en cartons ou en courgettes, et lorsqu’ils espèrent qu’une vache leur donne du lait, elle se révèle n’être qu’un jouet qui se disloque. Le réalisateur joue sur les teintes pour appuyer l’espoir d’un renouveau : elles sont ternes, leur univers est sombre et triste, jusqu’à ce qu’ils s’installent dans leur “Paradis” en France, où les couleurs retrouvent leur éclat et l’optimisme s’invite, jusqu’à la terreur de nouveau. Ils rêvaient d’Amérique, là où “les dollars poussent sur les arbres”, finissent par se reconstruire sur le territoire français, mais sont sans cesse rattrapés par l’Histoire et par la mère-patrie qui fait d’eux de la chair à canon, assombrissant à nouveau leur existence, au rythme des guerres qui se multiplient. Les hommes sont envoyés au front, tandis que les femmes restées au village doivent prendre leur place et travailler de leurs mains, se retrouvant seules avec les enfants. Luigi perdra d’ailleurs ses deux frères, Antonio et Giuseppe, à cause de la guerre. Le fascisme naissant en Italie dans les années 1920 sous Mussolini n’arrange rien à la situation dans le pays et pousse énormément d’autres italiens à quitter le pays et traverser la frontière. La famille étant naturalisée en 1939, Vincent, père du cinéaste, combat lui du côté français lors de la Seconde Guerre mondiale, affrontant alors le pays de ses ancêtres. Comment avoir un sentiment d’appartenance à une nation lorsqu’on est ainsi tiraillé entre deux patries, souvent par obligation ? Ce qui importe pour les Ughetto du monde entier, c’est vivre, gagner leur pain, pouvoir s’occuper de leur famille décemment et être en paix. Mais le “Paradis” n’est souvent qu’un faux-semblant, que les épreuves de la vie peuvent anéantir à tout moment. Les Ughetto ont connu les guerres, les maladies, plus particulièrement l’épidémie de grippe espagnole en 1918, qui emporte plusieurs de leurs enfants, et même en France, la précarité et la guerre ne les quittent pas.
Malgré tout ce que la famille doit surmonter, ils ont la force de rester souder et continuer à espérer. Ils n’ont plus rien à perdre et rien n’entrave leur courage et leur détermination à devenir une bonne famille française, à commencer par les prénoms bien francophones qu’ils attribuent à leurs enfants. La France qui se remet des heures sombres de son Histoire et qui prospère est pour eux une aubaine, et les moments dans le film où l’on aperçoit le Tour De France passer près de leur habitation est vu comme une renaissance, une joie d’être ici et d’être enfin français. Les migrants italiens veulent prendre part à son futur, être ancré dans le paysage et la culture française. D’ailleurs, Cesira refuse de parler italien alors qu’elle est désormais sur le sol français, comme si cela allait la priver d’appartenir à la nation. Pourtant, elle n’oublie pas qui elle est et d’où elle vient, et tout au long du film, un souvenir marquant et récurrent apporte une nostalgie de l’Italie et de l’enfance, lorsque celle-ci cuisine sa fameuse polenta ou encore ses gnocchis. On ne devient pas citoyen que d’une nation, on devient une personne avec des origines, une histoire à transmettre, et personne ne devrait oublier ce qui a fait de lui ce qu’il est aujourd’hui. Malheureusement, et comme c’est toujours le cas de nos jours, les immigrés souffrent de préjugés et de racisme de la part des autochtones. Eux qui n’ont d’autre choix que de fuir leurs terres natales se retrouvent bien souvent confrontés à l’exclusion. Interdit aux chiens et aux italiens fait écho aux pancartes que l’on trouvait sur les cafés français à l’époque, destinées aux italiens souhaitant s’établir en France, leur immigration étant très mal vue par les nationaux. Les migrants sont comparés à des animaux, on leur fait comprendre qu’on ne veut pas d’eux. Luigi Ughetto qui est avec ses enfants devant cet écriteau, ceux-là lui demandant ce que signifie l’inscription, choisit de les protéger et de préserver leur innocence en leur affirmant que c’est uniquement dans le but de les avertir que les chiens peuvent mordre les Italiens. Cela n’est évidemment pas sans rappeler la ségrégation raciale envers les personnes de couleur aux États-Unis qui avait cours à la même époque. Les “fils de putes de macaroni” sont aujourd’hui d’autres nationalités, victimes d’autres insultes en tout genre, subissant le nationalisme ambiant qui règne encore sur le monde en 2023. De quoi vouloir s’apparenter totalement à une nation alors que ce qui fait la beauté de l’humanité, c’est le partage : d’une histoire, d’une culture, d’un patrimoine, et d’une renaissance.
Alain Ughetto rend un hommage vibrant à sa famille de travailleurs qui a tout fait pour s’extirper de cette pauvreté et du fascisme grandissant dans les terres italiennes. Eux qui ont surmonté les épreuves et n’ont pas eu une existence facile, mais qui ont tout donné pour offrir une chance à leur foyer. Il renoue avec poésie et humour avec ses ancêtres pour nous transmettre leur histoire et la rendre universelle.
Interdit aux chiens et aux italiens est disponible en DVD chez Blaq Out, avec en bonus :
- Un making of
- Un entretien avec Alain Ughetto
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