2019
de: Ken Loach
avec: Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone
C’est d’abord une mesure de silence. Le chef d’orchestre rejoint son pupitre, son audience se tait, il inspire. C’est le moment du pacte: “Si tu te soucies de nous, nous offrons toute notre attention” doit se dire le spectateur. Cet instant, c’est déjà du cinéma. Puis c’est une voix, et un accent britannique à ne pas s’y tromper, qui égraine ses expériences professionnelles multiples, lui qui a dû se rendre mille fois sur “le trottoir d’en face”. “Sorry We Missed You” s’annonce, il se présente, et le champion de la justice sociale salue son public. A l’écran, en blanc sur noir, d’abord les noms des studios, des distributeurs, des financiers. Ultime concession puis circulez, rien à voir pour vous. Puis le nom des artisans du film, des petites mains, de ceux qui rendent possible la magie, et toujours cette voix qui n’en finit pas d’étaler son CV rempli de missions de travail temporaire. Cette ouverture, on la connaît, ce héros de l’ordinaire qui amorce déjà la bobine, ce “générique”, c’est un salut du réalisateur: “Sorry We Missed You” se glisse parfaitement dans la tradition de la filmographie de son auteur. A la manière d’un “My Name Is Joe” ou d’un “I, Daniel Blake”, ce noir visuel, c’est une signature, et déjà l’installation d’un personnage et d’un thème, simplement par un témoignage de précarité de l’emploi.
Puis tout s’éclaire! Sans crier gare, le spectre visuel s’ouvre. Face à notre interlocuteur qui ouvrait le film, un homme d’importance: un patron, là non plus on ne peut s’y tromper. C’est déjà la première planche du billot, et la promesse d’une justice sociale à laquelle on a si souvent succombée au fil des années et des films. Alors que les noms continuent de défiler, cette fois sur l’échange entre l’homme humble et celui qui déjà montre traces de tyrannie, c’est enfin celui de l’auteur qui finit par apparaître: “Directed by Ken Loach”, presque caché, alors que notre attention est déjà désormais toute tournée vers l’image et le dialogue. Puis immédiatement, le titre. Comme pour signifier que désormais, les artistes sont au service de l’histoire, il remplit l’écran.
C’est ce genre de relation qu’a créées le maître Ken Loach au fil des ans, une complicité totale avec son audience, car toujours pertinent et à-propos. Mais si le coeur du film se juge essentiellement par la démonstration scénaristique, on ne saurait taire la volonté de cinéma de la vérité dans la réalisation. Avec énormément de retenue, dans une économie de plans et de caméras, Ken Loach applique une rhétorique proche du documentaire pour étayer sa thèse. On s’attarde sur les visages si expressifs après une tirade qui nous ébranle, on cherche ça-et-là un peu plus de raffinement dans la mise en perspective du paysage urbain, et offrir du liant à “Sorry We Missed You”. Mais surtout, Ken Loach découpe parfaitement son film pour créer des moments, instants fugaces de plaisir ou de douleurs qui sont comme des caisses de résonance du long-métrage.
« C’est toi le chat! »
Venons-en donc à la thématique: nous nous attardons aujourd’hui sur un drame familial et social. Le portrait d’une famille anglaise du bas de l’échelle sociale. Après avoir collectionné les emplois précaires, le père de famille décide d’investir dans l’achat d’une fourgonnette pour devenir chauffeur-livreur franchisé. Soumis à des cadences infernales, rythmées par un scanner-gps inhumain qui bipe à la moindre pause prolongée, cet homme comprend que l’illusion d’indépendance qu’offrait cet emploi est totalement factice. Au bord de l’explosion physique, il fait aussi face à de vives tensions familiales: la mère de famille obligée d’assurer son emploi d’aide-soignante à domicile en empruntant les transports en commun semble tout aussi usée que le patriarche, et l’aîné de leurs deux enfants affronte quand à lui à des sanctions disciplinaires au sein de son lycée.
C’est avec beaucoup de simplicité que Ken Loach va construire son drame, comme on érige un château de cartes pour le voir s’écrouler à la moindre bourrasque, non sans imposer des conclusions froides qui tordent le cou aux idées reçues souvent amplifiées par les appareils politiques. Comment, par exemple, reprocher l’absence des parents auprès de leurs enfants en difficulté alors qu’ils font exactement leur maximum pour leur offrir une vie un peu plus décente? Cette idée que le travail n’est plus le socle de la cellule familiale, mais au contraire un élément destructeur, esclavagiste, pour toute une partie de la population démunie. Pertinence, nous le disions plus tôt.
Par ailleurs, quelle compassion envers ce nouveau héros du panthéon des surhommes de l’ordinaire qui peuplent le cinéma de Ken Loach. Cet homme qui porte une telle part de la responsabilité financière de sa famille, à l’instar de son épouse, qui accepte les conditions de travail les plus humiliantes et inhumaines. Bip ! Le scanner vous indique que votre pause est finie. Bip ! Vous devez absolument vous rendre à l’autre bout de la ville en 10 minutes. Bip ! Vous êtes en retard sur votre parcours. Un véritable fouet électronique, que personne ne semble contrôler. Absurdité même de cette modernisation au service du rendement et non de l’humain, ce patron qui désigne sa tâche froidement à notre héros: garder ces appareils heureux. Un autre ultime témoignage de ce monde du travail qui ne comprend plus les critères de bonheur les plus simples: cette interdiction à la plus jeune des enfants de notre héros d’accompagner son père au cours de ses tournées, au nom d’une soi-disant image de marque, alors qu’ils semblaient justement se rapprocher l’un de l’autre.
Ce père ne se définit pas uniquement par lui-même: c’est toute cette famille dans son ensemble qui ne forme qu’un, ballottée dans les tumultes d’une société démontée, qui ne cesse de poursuivre une course effrénée vers le néant, quitte à y laisser des victimes collatérales. Si elle s’arrête, elle ne pourra plus jamais se relever.
Le drame du film n’est pas seulement à un niveau social comme s’est parfois contenté de le faire Ken Loach. C’est à un niveau plus universel que le cinéaste place l’enjeu. Comment permettre à ces gens qui ont tant d’amour les uns pour les autres de pouvoir avoir la possibilité de vivre ensemble, et d’apprendre des siens. De simplement avoir le temps.
À bientôt 84 ans, Ken Loach continue d’affirmer un regard plein de pertinence, sans montrer la moindre condescendance. “Sorry We Missed You” est l’un de ses essais les plus marquants de pugnacité et ravive encore un peu plus la flamme du combat social au cinéma, elle qui a tant brûlée cette année.