2022
Réalisé par : Pascal-Alex Vincent
Film fourni par Carlotta Films
Figure légendaire du cinéma japonais, l’actrice Kinuyo Tanaka a traversé plus d’un demi-siècle de septième art, prêtant ses traits et sa prestance aux plus célèbres metteurs en scène de son pays. De Yasujirō Ozu à Keisuke Kinoshita en passant par Akira Kurosawa et bien évidemment Kenji Mizoguchi dont elle a été la muse, la comédienne a séduit les plus grands, faisant d’elle l’incarnation de la femme niponne du XXème siècle. Si sa filmographie d’actrice impose déjà une certaine admiration, Kinuyo Tanaka n’est pas qu’une artiste, elle est également une révolutionnaire téméraire qui a bouleversé l’ordre établi de son époque. En 1953, à l’occasion de son long métrage Lettre d’amour, elle devient la deuxième femme japonaise réalisatrice, se heurtant aux diktats d’un monde dirigé par les hommes. Par six fois, elle se place derrière la caméra, changeant à jamais la face du septième art asiatique. Si ce sont ses amitiés dans le milieu cinématographique et son statut de star qui lui ont permis d’accomplir cette prouesse, Kinuyo Tanaka ne se confronte pas moins violemment à la misogynie d’une grande partie de l’industrie, bravant avec courage les moqueries. Une voie est alors tracée, et des centaines de créatrices s’engouffrent dans la brèche qui s’ouvre, offrant ainsi à l’expression artistique de la pensée féminine une place nouvelle. En 2022, à l’occasion d’une rétrospective consacrée à cette grande dame au Festival Lumière, et en accompagnement du coffret événement de Carlotta Films qui compile les six réalisations de Kinuyo Tanaka, le cinéaste français Pascal-Alex Vincent consacre un documentaire à cette précurseure courageuse, et à son parcours de metteure en scène : Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle. En parallèle de ses œuvres de fiction, Pascal-Alex Vincent est un véritable spécialiste, et avant tout passionné, du cinéma japonais. Ce nouveau travail de recherche minutieux s’inscrit dans la continuité de deux de ses films précédents, déjà consacrés à de grandes figures du septième art nippon : Miwa, à la recherche du lézard noir et Satoshi Kon, l’illusioniste.
Dans Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle, Pascal-Alex Vincent évolue entre passé et présent. Tout au long d’une collection d’images d’archives précieuses, et grâce à une galerie d’intervenantes éclairées, il met à jour ce morceau capital de l’Histoire du cinéma, tentant de comprendre ce qui fait l’essence des réalisations de Kinuyo Tanaka, tout en soulignant le poids de son héritage essentiel. À travers le Japon et au fil des années, le cinéaste nous offre une balade délicieuse dans les coulisses de la métamorphose du septième art japonais.
Pour parvenir à son noble but, Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle réussit le pari de propulser le spectateur au plus proche de la réalisatrice. Dans une succession d’instantanés montrant Kinuyo Tanaka sur ses plateaux de tournage, le documentaire prend parfois des allures de making-of inestimable que l’on pensait hors de portée. La figure courageuse de la metteure en scène, presque toujours coiffée de sa casquette iconique, dictant ses ordres à son équipe, s’imprime dans la rétine du public en cassant la distance entre mythe et intimité. Une proximité avec l’icône du cinéma rendue possible par une phase introductive du documentaire qui fait étalage des dilemmes moraux qui ont habités Kinuyo Tanaka avant son passage à la mise en scène. Ainsi, la découverte de l’enfance précaire de la réalisatrice, et son éducation complexe, créent un lien affectif avec ce monument de la culture. De la même manière, les tourments qui ont accompagné la nomination de Kinuyo Tanaka en tant qu’ambassadrice d’honneur du Japon aux USA, en pleine occupation, montre un écartèlement difficile : raillée dans son pays pour sa proximité avec les États-Unis, et dans une forme d’anonymat outre-Pacifique malgré son statut de superstar nippone, Kinuyo Tanaka affronte vaillamment les polémiques. Une collection de photographies montrant l’actrice en compagnie d’icônes d’Hollywood, inconscientes de la légende japonaise avec qui elles posent, souligne intelligemment cette période clé dans la vie de Kinuyo Tanaka. Le courage n’est pas inné pour cette femme vaillante, il s’est forgé dans les épreuves.
La bravoure de Kinuyo Tanaka se dessine également à l’écran comme un legs inestimable, transmis aux générations suivantes. En choisissant de ne faire intervenir que des femmes dans ses entretiens, Pascal-Alex Vincent souffle implicitement l’idée qu’il existe un héritage de la cinéaste japonaise, transmis à travers les âges. Qu’elles soient actrices, historienne du cinéma, ou bien encore responsable du musée Kinuyo Tanaka, toutes ces intervenantes en sont là grâce à la témérité de leur ancêtre. On imagine bien sûr que cette évolution des moeurs aurait fini par advenir quoi qu’il arrive, mais il fallait une femme pour incarner cette fronde, et ce fut Kinuyo Tanaka. En brisant les codes, à une époque où même en Occident la place des réalisatrices est compliquée, ce que ne manque pas de souligner le documentaire, la légende japonaise a tracé une route pour que d’autres femmes puissent parler librement de cinéma, et s’y sentir représentées. Au-delà de l’accomplissement artistique, Kinuyo Tanaka a changé la face de la société et semé les graines de l’émancipation dans une période où l’on ne parle encore qu’à peine de féminisme.
La témérité de Kinuyo Tanaka ne s’est pourtant pas illustrée en un claquement de doigts, et Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle restitue un parcours tortueux jusqu’à l’indépendance. Sans cesse, la cinéaste se heurte au monde des hommes et à la masculinité de son milieu. Ainsi, si son statut de star lui ouvre les portes de la mise en scène, la confiance de Yasujirō Ozu et Keisuke Kinoshita est également un élément fondateur du périple cinématographique exposé. Impossible d’exister sans l’approbation des maîtres de l’époque, amis fidèles et protecteurs, mais aussi source d’influence notable. Les intervenantes que filme Pascal-Alex Vincent soulignent tous l’emprise de ces deux réalisateurs emblématiques du XXème siècle sur les premiers films de Kinuyo Tanaka. Lettre d’amour et La lune s’est levée sont des réussites, mais elles restent marquées par une vision très masculine, poussant la réalisatrice à s’acquitter de certains dialogues assurément écrits de la main d’un homme. Mais rien ne peut entraver la marche en avant de Kinuyo Tanaka, qui s’affranchit de ses maîtres dans ses longs métrages suivants.
Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle évoque aussi brillament la rupture qui oppose Kenji Mizoguchi et la nouvelle metteure en scène au moment de ses premières réalisations. Le documentaire fait état du déchirement total et de la rupture irréconciliable entre l’auteur et son ancienne égérie. Relatant certains propos outranciers de Kenji Mizoguchi à propos des ambitions de sa muse, Pascal-Alex Vincent offre une photographie des mentalités fermées de l’époque. Néanmoins son documentaire tente de comprendre les élans légèrement misogynes de celui qui reste un des plus grands artistes japonais dans son ère. Sans jamais chercher à l’excuser, les intervenantes du film remettent intelligemment en perspective ses cinglantes diatribes, mais aussi ses actions concrètes qui ont contrarié l’affirmation artistique de Kinuyo Tanaka. Alors président du syndicat des réalisateurs, Kenji Mizoguchi s’oppose un temps à délivrer la carte de réalisatrice à son ancienne actrice, pièce indispensable à la mise en chantier d’un film. En visite dans le musée Kinuyo Tanaka, Pascal-Alex Vincent filme ce précieux sésame, qui affiche un “Monsieur Kinuyo Tanaka”, symbole de la révolution inattendue que porte la cinéaste. Ironiquement, la carte est finalement signée par Kenji Mizoguchi, mais son logo est dessiné par Yasujirō Ozu, lui, fidèle soutien de la cinéaste.
Déjà briseuse de codes moraux qui entravent l’épanouissement féminin du simple fait de devenir cinéaste, Kinuyo Tanaka ne se contente pas de cette victoire, et fait évoluer tout un pan de l’industrie cinématographique. Après deux films scénarisés par des hommes, la réalisatrice fait de ses quatre long métrages suivant une incarnation complète de la psyché féminine, en confiant les scripts à des femmes. Le combat de Kinuyo Tanaka n’est pas personnel, il est global et sa victoire est totale. Ses nobles mélodrames insufflent une vision nouvelle dans le paysage artistique et offrent une voix à celles qu’on muselait jusqu’alors. Comme symbole de ce triomphe, Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle montre des bandes annonces de l’époque qui vantent les mérites de ses films en énonçant textuellement : “Des destins de femmes, écrits et réalisés par des femmes”. Ce qui entravait Kinuyo Tanaka devient un argument de vente, la femme japonaise est enfin représentée au cinéma, et le changement salutaire bouleverse la société.
Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle offre un savoureux travail de mise en image de l’Histoire du cinéma japonais, et rend un hommage mérité à une très grande dame du septième art.
Kinuyo Tanaka – Une femme dont on parle est disponible dans le coffret événement de Carlotta Films qui compile les six films réalisés par Kinuyo Tanaka. En bonus vous pourrez retrouver:
- Un livret de 80 pages de Pascal-Alex Vincent
- Une préface pour chaque film de Lili Hinstin, programmatrice à la Villa Médicis
- Une Analyse pour chaque film de Yola Le Caïnec, chercheuse en Histoire du cinéma
- Un entretien avec Ayako Saito, chercheuse et professeure à l’université de Tokyo, autour du film Maternité éternelle
- Des bandes annonces