(鉄男II BODY HAMMER)
1992
Réalisé par : Shinya Tsukamoto
Avec : Tomorowo Taguchi, Shinya Tsukamoto, Nobu Kanaoka
Film fourni par Carlotta Films et présent dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films
Après avoir évolué dans l’intimité de ses petites productions durant ses jeunes années, le cinéaste Shinya Tsukamoto devient l’incarnation de la contre-culture japonaise à la suite du succès hors norme de Tetsuo. Dans un fracas de chair et d’acier, les années 1980 se concluent sur l’expérimentation frénétique d’un briseur de codes esthétiques, héritier d’un large spectre d’influences cinématographiques et désormais géniteur d’une cohorte de successeurs. Le cyberpunk adoube son nouveau messie mécanique, jusqu’à l’ériger en porte étendard du genre. Davantage qu’un simple film, Tetsuo est un manifeste pour toute une génération de marginaux, présent dans les magasins nippons aux côtés des premiers disques de musique électronique. Pourtant, le discret réalisateur peine à épouser son nouveau rôle. S’il est conscient des forces de son œuvre, il rechigne à s’inscrire dans un mouvement qu’il ne connaît et ne comprend que partiellement. D’un naturel pudique qui tranche avec la radicalité de son cinéma, Shinya Tsukamoto refuse presque le costume d’apôtre du septième art underground. Son long métrage est le fruit de son regard intime sur une humanité qui rompt avec ses sentiments pour s’abandonner à ses pulsions primaires et à une robotisation de l’être. En 1991, le metteur en scène met néanmoins sa nouvelle notoriété à profit. Sollicité par la Shochiku, l’un des plus grands studios japonais, il quitte brièvement ses méthodes de travail habituelles en équipe particulièrement restreinte, pour s’atteler à l’élaboration d’une production de grande ampleur, Hiruko The Goblin. Jusqu’alors sur tous les fronts lors de ses tournages, Shinya Tsukamoto doit cette fois diriger un nombre conséquent de techniciens. Le soliste se fait chef-d’orchestre et entame la première métamorphose de sa carrière. Pour beaucoup, Hiruko The Goblin constitue une concession artistique au cinéma grand public, mais pour le réalisateur, ce nouveau film est un rendez-vous immanquable. Si son style s’est assagi, c’est avant tout pour mieux communier avec l’essence du manga originel de Daijiro Morohoshi, grand ponte de l’horreur graphique que révère le cinéaste. Son esprit insoumis s’efface légèrement devant l’ampleur de sa tâche, il transcrit à l’écran la vision d’un autre rêveur et sa discrétion est avant tout motivée par le respect.
Un an plus tard, Shinya Tsukamoto éprouve le besoin irrésistible de revenir à la source fougueuse de son art. Après le temps des compromis, l’auteur souhaite renouer avec la liberté et le contrôle que lui permettent les projets de plus petite ampleur, sur lesquels il peut être à la fois réalisateur, scénariste, chef opérateur, monteur, et même acteur. Cependant, le rebelle a appris de son expérience passée au sein de la Shochiku, il n’est plus tout à fait le libertaire sans compromis de ses débuts, il souhaite désormais fédérer un large public autour de son nouveau long métrage. En revisitant Tetsuo à l’occasion de Tetsuo II : Body Hammer, l’auteur offre une même variation cybernétique autour de thèmes légèrement différents, mais il livre cette fois une ligne scénaristique plus claire et une approche graphique plus universelle, en couleur. Le cinéaste confie par ailleurs dans une interview présente dans les bonus du coffret Carlotta Films qu’il est plus lucide sur ses ambitions et sur les axes de réflexions qu’il souhaite aborder. Tetsuo était une explosion follement incontrôlée, Tetsuo II : Body Hammer se révèle beaucoup plus accessible selon les critères de démence tsukamotiens. Forces et faiblesses en découlent irrémédiablement. L’audace filmique délicieusement irrévérencieuse est toujours au centre de l’épopée, mais la maturité de l’artiste exacerbe une partie de ses défauts, notamment sa direction d’acteur hésitante. Du bleu de l’acier et de l’orange du métal en fusion émane néanmoins l’expression brute de l’insoumission d’un enragé qui mord sauvagement la société nippone.
Tomoo Taniguchi (Tomorowo Taguchi) est le patriarche d’une famille idyllique, coulant des jours heureux auprès de son épouse Kana (Nobu Kanaoka) et de leur jeune fils. Dans un Tokyo bleuté en perpétuelle ébullition, ils naviguent dans les artères de la cité, jusqu’à ce que l’horreur absolue violente leur intimité. Enlevé par un étrange gang de skinhead, le petit garçon du foyer est sauvagement assassiné. S’engage alors un affrontement sans merci entre Tomoo, dont le corps se robotise progressivement suite à sa fureur, et les malfrats qui vouent un culte décadent à Yatsu (Shinya Tsukamoto), un homme mystérieux partiellement cybernétique, qui peut transformer ses laquais en créatures mi-homme, mi-machine.
En maltraitant le cercle familial, Tetsuo II : Body Hammer sacrifie dans le sang la sacralité de la parentalité et les illusions d’un père dépossédé de son rôle de protecteur. Si la culpabilité issue d’un crime était la base de la transformation métallique dans Tetsuo, Shinya Tsukamoto fait cette fois de la violence infligée aux personnages principaux l’évènement déclencheur de la robotisation. Le héros ne devient plus machine à la suite de ses propres transgressions, il renonce à son humanité face à la prise de conscience de son impuissance. Tomoo n’est pas responsable du crime et le poids moral qui étreint son être est avant tout le résultat d’une dérive sauvage de la société, mais il s’estime partiellement artisan du malheur en ayant failli à sa tâche de gardien. Le long métrage scarifie l’image fantasmée de la famille pour en mettre la chair à vif. Le repli martial du protagoniste, montré sur une machine de salle de gym, est un adieu à l’affect. Puisque l’amour n’est pas inébranlable, seul l’abandon de l’âme au profit d’une refonte du corps, transformé à terme en arme, peut garantir la sécurité. Face à la haine, l’homme de raison fait le deuil de ses idéaux de vertu pour répondre par la force. Bourreaux et victimes se confondent alors. La fine frontière qui séparait le protagoniste des skinheads s’efface, Tomoo est incapable de renouer avec la beauté de l’affection sentimentale, ne voyant plus chez Kana que des évocations de ses tortionaires, comme lorsque la jeune femme chausse les mêmes lunettes de soleil que celles du meurtrier. Dans sa quête de rétribution, celui qui est qualifié comme un “Homme simple” rompt avec la pureté d’un amour de cœur. Le sang qui coule dans ses veines est pompé par un étrange dispositif robotique, et telle une gangrène, le métal ronge la chair. Tetsuo II : Body Hammer chasse visuellement son héros du paradis perdu. Si les premiers plans du film, dans le confort du foyer, sont parfaitement droits, Shinya Tsukamoto offre une esthétique beaucoup plus sauvage et mouvante dans la seconde partie du récit. Le microcosme idéalisé a été perverti, Tomoo évolue désormais dans un monde instable et tremblant. Le bleu aseptisé d’un Tokyo de métal laisse sa place à un univers industriel fait de rouille et de flammes. Entre la froideur glaciale et la fournaise orangée, les jouets de l’enfant apportent au film ses seules touches de couleurs fantasques, mais leurs résurgences sont de nouvelles blessures infligées aux parents endeuillés. D’abord synonyme de l’insouciance enfantine, les babioles du petit garçon forment ensuite un sentier qui mène jusqu’à son cadavre, pour enfin réapparaître sous la couette du lit conjugal, tel un deuil enfoui mais désormais mis à jour. L’horreur propre au long métrage n’est plus uniquement visuelle, comme dans le premier film, elle est également spirituelle. De plus, elle ne résulte pas uniquement de la transformation mécanique, elle est aussi le fruit d’instantanés emplis d’hémoglobine. Le mal d’acier est devenu également organique. Le corps est dévoré par ces nouveaux monstres de métal. La mort est un événement traumatique fondateur qui perturbe la linéarité temporelle du récit. Le décès du petit garçon n’est pas circonscrit dans le temps, il s’invite d’abord dans un étrange prélude de son enlèvement, et se répercute sur la suite du film, à travers des flash de ses mains en sang. Le drame s’est emparé du temps devenu brisé, de l’affection symbolisée par un cœur de métal, de l’intellect illustré par des tiges de fer qui s’échappent de la tête de Tomoo, et à terme du corps, destiné à devenir assemblage de tôles.
L’avènement d’un nouveau mal trouve ses racines dans les entrailles de la mégalopole tokyoïte. Le gang mené par Yatsu est le produit d’une époque et d’une génération en perte de repère, celle que le cinéaste qualifie en interview de “sans idéologie”. Les skinheads sont les enfants maudits de l’angularité des immeubles, montrés dans de brèves fulgurances lorsqu’ils s’injectent le produit qui les transforment en machine, les fils perdus d’une jungle urbaine qui a englouti le moindre espace de nature pour faire place à un empire de béton et de chantiers. Les rejetons du bitume ont envahit la cité, ils ont contaminé de leur violence le Japon des plus démunis, illustré à travers le meurtre d’un sans abris qui ouvre le film et qui souffle les prémices de Bullet Ballet, avant de s’emparer de la classe moyenne niponne que synthétise Tomoo. La délinquance moderne est animée par un désir de perfection physique, une quête de la force démesurée qui pousse à transiger avec les lois organiques pour succomber aux sirènes de la mécanisation. D’abord les muscles saillants dans la fournaise d’une fonderie, soulevant des haltères au bout de l’effort, il font bientôt des fibres de leurs muscles des alliages de métaux à la recherche de la nouvelle sublimation du corps, mais leur peau s’écaille sous l’effet de la rouille. L’odyssée de la chair synthétique est pervertie, condamnée par le vice moral et l’absence de philosophie. D’apparence semblables, ils sont uniformisés par l’apparence et par la pensée, ne devenant plus que le bras armé du faux prophète Yatsu, répudiant la science qui les a métamorphosé en mettant à mort un chercheur. Ils bougent d’un seul mouvement, mus par la pulsion de meurtre qu’ils érigent en raison d’être. Vie et mort s’affrontent. Comme deux images symétriques, Kana et Yatsu sont tous deux montrés se baignant, l’une dans l’eau cristalline d’une piscine, l’autre dans un liquide de métal fondu. Ultime reliquat de la pureté et premier apôtre de la perversion se confrontent dans ces deux scènes miroirs, et Tomoo est tiraillé entre ces deux extrêmes, trop robotique pour être humain, trop sensible pour être machine.
Renouant avec ses obsessions profondes, Shinya Tsukamoto adresse un ultime adieu à la chair, voué à succomber progressivement sous l’émergence du fer qui devient une nouvelle peau. La robotisation de l’homme est une fatalité inextricable déjà en cours d’accomplissement, à laquelle Tomoo ne peut pas se soustraire. La violence d’un monde a forcé sa transformation, qui est autant son salut que sa malédiction. Sa robotisation trouve ses racines dans un passé tabou, oublié depuis longtemps, mais sa résurgence est une réponse à la brutalité d’hommes dénués d’idéaux. L’injustice suprême réveille la bête d’acier endormie, celle qui sommeille dans chaque cellule du protagoniste, exposée à l’écran dans un montage psychédélique. Artificiel et organique cohabitent jusque dans l’ADN, la séduction du renoncement à la substance de l’être humain est inscrite au plus profond de chacun. Dans l’esprit se livre une bataille entre acceptation du chagrin et désir de rétribution. Tomoo cède à la colère, se métamorphose en arme, le Body Hammer prophétisé par le titre du film. Il plie face à une envie irrépressible de se faire justice lui-même, quitte à mettre à mort ses sentiments, remplacé par une nouvelle âme de métal qui explose à l’écran lorsque le film montre le cerveau du héros qui se transforme en sphère d’acier. Tout comme son prédécesseur Tetsuo, le nouveau héros devient le prolongement létal de la soif de sang. L’être nouveau achève sa transition mécanique en devenant un improbable tank qui agglomère l’ensemble des skinhead, son ire est ironiquement jumelle de celle des autres hommes de sa génération, un produit des déviances des pères qui ont confondu la peau des corps transis de désir et le fer froid des armes à feu. La robotisation de Tomoo est aussi conjuguée à une perte des sensations. Harnaché à un fauteuil de torture, il est privé de sa vue, de son ouïe et de son touché, condamné à revivre ses souvenirs traumatiques pour que de son corps malmené surgisse les canons phalliques de sa bestialité contrainte. L’être mécanique est un nouvel animal viril, qui s’oppose aux personnages féminins du récit, toutes détentrices d’une vérité du cœur. Pulsions et émotions sont ainsi parfaitement dissociées, avant de se rejoindre dans une ultime scène qui esquisse les contours d’une cohésion inattendue. Le futur n’est pas abstrait, il a déjà posé les premières pierres d’un nouvel âge cybernétique.
Yatsu et Tomoo ne semblent dès lors plus vraiment antagonistes, mais davantage les deux faces d’une même pièce, les deux tranchants d’une même lame d’acier. En les unissant autour d’un passé commun Tetsuo II : Body Hammer entremêle leur destin est fait de leur confrontation une rencontre entre un homme épris de mécanisation mais qui se découvre une âme, et un être qui tente de résister à la contamination métallique mais qui succombe face à l’émergence d’une nouvelle enveloppe corporelle. Réunis par un cordon qui relie leurs deux cerveaux, ils partagent une expérience commune et ravivent le souvenir d’une jeunesse oubliée, lors d’une époque dépeinte en sépia au cours de laquelle ils étaient frères. La teinte empreinte de douce nostalgie qu’épouse le film tranche avec l’âpreté de la mémoire refoulée. Les pères ont trahi leurs enfants, les ont transformés en armes, ont saccagé leurs innocence pour les mener vers un chemin macabre. Dans un jeu pervers de manipulation de l’affection, le patriarche ordonne la mort pour assouvir ses ambitions déviantes. Lubricité et crime se marient à l’écran dans un délicieux malaise, et le comble de l’immondice est ponctué par une scène débordante de violence. Tetsuo II : Body Hammer entâche les souvenirs du sang des coupables, avant de plonger dans l’oubli. Pourtant la psyché garde les stigmates de cette enfance ignoble, ses évocations ressurgissent dans le sommeil, lorsque l’esprit est à la lisière de la raison et du rêve. Tomoo est l’enfant mort d’un âge déraisonné, sa candeur a été remplacée par la tôle. Il ne peut que devenir roi insensible de la nouvelle ère de corruption qui s’empare d’un Tokyo que Shinya Tsukamoto continuera de mettre en scène dans ses deux films suivants.
Plus sage que son prédécesseur, Tetsuo II : Body Hammer est aussi plus accessible et plus cohérent. Au-delà de ses ratés, notamment dans le jeu d’acteur, la peinture macabre de fer et de sang ressuscite le cauchemar du premier film.
Tetsuo II : Body Hammer est disponible en Blu-ray chez Carlotta Films, dans le coffret Shinya Tsukamoto en 10 films, contenant :
- Les Aventures de Denchu Kozo
- Tetsuo
- Tetsuo II : Body Hammer
- Tokyo Fist
- Bullet Ballet
- A Snake Of June
- Vital
- Haze
- Kotoko
- Killing
Et avec en bonus :
- un livret de 80 pages signé Julien Sévéon, journaliste spécialiste du cinéma d’Extrême-Orient
- 4 présentations de films par Jean-Pierre Dionnet : Tetsuo – Tetsuo II : Body Hammer – Tokyo Fist – Bullet Ballet
- « Une agression des sens » : Une analyse du style Tsukamoto par Jasper Sharp, spécialiste du cinéma japonais (16 mn – HD)
- 10 entretiens d’archives avec Shinya Tsukamoto, dont un dirigé par Jean-Pierre Dionnet
- 5 documentaires / Making-of sur le tournag des films : Tetsuo II : Body Hammer – A Snake of June – Vital – Haze
- “Le grand provocateur du cinéma japonais : Shinya Tsukamoto” (48 mn – HD)
- 10 Bandes-annonces originales